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Louis Aragon | « Voilà ma vie »

Il ne pleut pas Le vent s’est tu La nuit profonde

mercredi 2 novembre 2011


Il y a des alexandrins, plus que d’autres, qui désignent cet endroit du monde que l’on habite, espace intérieur qui nous peuple : le territoire contemporain de l’instant. Des alexandrins, à tel moment de soi, dans le cheminement invisible et essentiel, magnifique, qui disent : voici le chemin, voici l’allure, magnifique, à adopter pour l’emprunter, avant d’en confier le secret à qui passe, et sait, oui, l’entendre.


LE FOU D’ELSA
EPILOGUE (1492 - 1495)

Chants du vingtième siècle...

Il ne pleut pas Le vent s’est tu La nuit profonde
Est pleine comme un coeur de grand cris étouffés
Tout ce qu’on ne dit pas retombe sir le monde
Cendres de nos longs jours ô paroles biffées
C’est l’heure où mes regards ne trompent plus mon âme
Rien ne m’égare plus la lumière ou le bruit
Une science atroce en moi brûle sans flammes
Je guette l’univers en moi qui se détruit
Le temps passe à regrets sa main sur mon visage
Et plus que lui dejà cent fois je suis pressé
Qu’il passe et qu’il efface et la mémoire et l’âge
Et l’amour maladroit qui semble un chien blessé
Un instant sur les toîts roule un train de charrette
Il faut croire au dehors que le ciel continue
Celà s’approche et croît continue et s’arrête
Et l’avion s’en va comme il était venu
Voila ma vie Il faut que j’en prenne mesure
Que je calme en mon sein cet oiseau qui bondit
Mais toi qui dors toi mon rêve et mon azur
Toi ma chanson ma peur toi mes quatre jeudis
À ma fièvre toujours qui me fut une eau pure
Ma chère déraison ma sagesse et mon vin
Toi mon sang comme lui qui fuis à la coupure
Et je le rebuvais toujours qu’il me revînt
J’écoute respirer près de moi ton absence
Dis quel rivage habite-tu sans que j’y sois
Quelles fleurs cueilles-tu dont je n’ai connaissance
Où t’assieds tu le soir sans que je m’y assoie
Déjà déjà sans moi près de moi tu reposes
À cette école ici qu’est ce qui se dénoue
Ah qu’il est malaisé de se faire à ces choses
Elles ressemblent trop à ce qui vient sur nous.

*

Dieu nous gard’ de vivre cent ans
Dans le bruit des vers de la prose
Si la mort m’en donne le temps
Ce sera toujours la même chose
Cent fois la turquoise et la rose
Cent fois Je t’aime et Je t’attends
Cent fois Je veille et Tu reposes

Cent fois les rimes tant connues
Cent fois la nuit cent fois le jour
Cent fois les baisers revenus
Cent mille et une fois l’amour
Le printemps vert et le plomb lourd
Soufflent les vents passent les nues
Crient les cigognes sur les tours

Vivre ou mourir quel est plus lent
Vivre ou mourir quel est plus vite
Les mots sont si peu ressemblants
Les cieux sont devenus redites
Et ce bouquet de marguerites
Son coeur jaune et son collier blanc
Y faut-il jouer double ou quitte

Avons nous perdu perdu la raison
Tout chemin dévie à l’amorce
Toute phrase est hors de saison
Et toute parole est sans force
Ainsi que font l’arbre et l’écorce
La fumée avec la maison
Le sens et la lèvre divorcent

Ne riez pas des lieux communs
Qui dans mes vieilles mains se fanent
Ils sont nécessaires comme un
Refuge au coeur que tout profane
Léger celui qui les condamne
Leur préférant autre parfum
Comme le twist à la pavane

J’ai cherché pour toi J’ai trouvé
A la fois pour vous et moi-même
Le secret de vivre et rêver
A vous comme à moi le problème
Ne se résout que par poème
Méprisez-moi si vous savez
D’autre façon dire Je t’aime

Quand vous auriez bras de nylon
Yeux de radar et sang d’atome
Amours vous seront bruns ou blonds
Baisers seront morsure ou baume
A tout coeur sera métronome
A tout sera coeur étalon
Vous écouterez nos fantômes