Titre : sommaire

Chapitre 1 : « le fleuve »

Etat des lieux du réel

Prologue

« entre les lignes »

 



Que faut-il ?
Se préparer à la vie future comme au sommeil.
Il est encore temps.
Demain, il sera peut-être trop tard.

Gérard de Nerval

 

On se réveille dans le noir et ça ne change rien. Le noir des yeux fermés vient se fondre dans le noir de la chambre étalé devant les yeux ouverts. Face à soi, on ne trouve qu’un mur noir coulissant du soir sur le jour, l’opacité invisible de la nuit encore. De l’autre côté de la fenêtre, le bruissement continu du dehors, du matin qui va commencer sur le soir presque achevé. Le commencement se heurte pourtant à son imminence. Le matin n’a pas encore eu lieu — on se retrouve quelque part établi dans le jour ; assignation du matin qui tarde ; non-lieu à statuer.

En soi une voix pourtant. En soi la phrase qui commence, qui dit état des lieux du réel, faire l’état des lieux du réel, maintenant. La voix qui revient du rêve : non, plutôt la voix du rêve qui continue, mord sur le jour pour dire : et trancher — état des lieux du réel ; on n’y échappera pas, la voix continue et répète la phrase.

On vient de se réveiller et la voix lance en soi, comme une douleur ; au juste, impression d’emblée que c’est la voix qui nous a jeté là, et qu’on se trouve réveillé par cette phrase, mauvaise alarme qui ne cesse pas.

La voix qui vient de la nuit pourrait aussi venir d’ici, du réel où projeté contre ses murs on est démuni. On ferme les yeux pour retrouver le sommeil déjà parti si loin. On ferme les yeux sur le noir et quand on les ouvre, c’est sur un noir plus dense encore, plus mat, avec du relief, une profondeur. Comme des poings, les yeux fermés tenus longtemps fermés ne trouvent pas le sommeil, seulement cette phrase qui clignote, répète, pénètre : état des lieux du réel ; cette phrase qui n’a pas de sens, qui brûle, et la douleur à la tête, là, immédiate, diffuse.

On reste un instant sans mouvement, attendre que cela passe, la douleur et la phrase qui l’emportera. On se trompe ; la phrase appuie de tout son poids pour accentuer la douleur encore, on laisse faire. On sait bien qu’on ne se rendormira plus. Dans le noir qu’on n’apprivoise pas encore, la nuit est terminée.

On n’offre plus de résistance, les mots viennent seuls — l’injonction : état des lieux du réel — et sous le grincement de cette voix dans la tête avec le silence de la chambre, le mal de crâne qui s’impose.

La phase revêt la forme brute d’un ordre : dans la ville, aller vérifier que chaque chose est à sa place. On ne comprend pas : ni la phrase, ni ce qu’elle impose. On se dresse au milieu des images que le rêve traîne après sa fin, on est seul avec elles un moment. Il fait noir dans la chambre et on attend.

On ne sait pas ce qu’on attend — on est là, dans l’abrutissement vague et sans contour d’un réveil aussi banal qu’un autre : c’est le jour suivant, on est le lendemain d’hier, c’est aussi simple que cela ; c’est un autre jour. On est là. On n’est pas même quelqu’un qui attend — plutôt un corps vague et sans contour qui est là. Dans la noirceur du réveil, les mots viennent seuls, frappent à la porte et reviennent, s’imposent : ils disent état des lieux du réel, et ça ressemble à un ordre.

Hier n’a rien laissé — c’est le jour grand ouvert qui commence et on est sans souvenir ; dépourvu de nom et de langue, on ouvre les yeux et on assiste à ce réveil comme à un premier jour ; et pourtant : le corps est si lourd. Dans la tête, les mots continuent à perforer les tempes ; on ne pourrait pas être plus fatigué. Ce n’est pourtant que le matin qui s’ouvre en deux dans lequel on entre à peine.

Le rêve a ses ruses : cela ne lui suffisait pas de m’enfoncer dans la tête cette formule dense et abstraite — il lui fallait une image qu’il laisse traîner négligemment au fond de moi au milieu de centaines d’autres. Et c’est celle-là bien sûr qui attire le regard : qui dit état des lieux du réel, qui dit tout le reste aussi. En la laissant dans un coin de la conscience au petit matin où on est sans protection, le rêve sait bien où il va, ce qu’il fait quand il meurt.

C’est une image que je connais — impression de déjà-vu qui transperce. Un rêve que je fais souvent, qui revient sous une forme ou sous une autre, par fragments détachés ou sous le long déroulé du récit : mais jamais aussi précis que cette nuit, ce matin où elle continue. Un type en uniforme court à travers le front et cherche à regagner sa section.

C’est une image qui raconte toute une histoire : elle s’interrompt souvent pour reprendre son souffle en même temps que le type. Dans le réveil, on suffoque avec lui ; on s’arrête — et l’image reprend, elle insiste, veut nous dire quelque chose.

Elle fait seulement dérouler la course du soldat qui progresse avec lenteur à cause du poids de son uniforme lesté de boue, à cause de sa fatigue et de la blessure au crâne qui barre son visage. Il court sans arme, il n’a pas mangé depuis plusieurs jours. Quand il entend un bruit il saute dans un trou et s’y allonge un temps avant de se relever et de repartir.

On attend un peu dans le noir parce qu’on ne sait pas quoi faire avec cette image — on attend aussi parce qu’on ne sait pas quoi faire d’autre — on est sans protection : cette image occupe tout l’espace et elle seule justifie le temps. On ignore où on est, les murs autour sont aussi étrangers que son propre esprit.

Il y a un corps posé sur soi, c’est le sien, et on s’en étonne.

Les yeux s’habituent mal à cette lumière morte qui pèse sur chaque chose, cet halo noir sur objet noir qui n’entoure que des présences en attente : le regard ne s’attarde sur rien parce que rien ne peut le retenir ; ce qu’on est, et où on est : ce ne sont même pas des questions ; rien d’autre n’a de place que l’absence totale à tout, ce vide devant lequel on se tient ce matin et qui suffit cependant pour le moment à faire exister la réalité.

Il y a simplement l’évidence de ce qui nous entoure et qui ne nous appartient pas. Il y a seulement — pour nos yeux encore mal ouverts — quatre murs autour qui enferment le seul monde possible. On vient de se réveiller.

On est sans conscience ; on est sans souvenir : on ne parle aucune langue (que cette phrase qui parle en soi et dit toutes les langues : état des lieux du réel). On se tient dans l’ombre, on est une part de cette ombre dont on ne se distingue en rien dans le silence étouffé du petit matin. On n’essaie même pas de se souvenir du jour précédent : pour le moment, il n’y en a pas ; pour le moment, la possibilité qu’il y ait eu un jour précédent n’existe pas. Ce qu’on est, dans le froissement des draps, c’est l’espace vide entre le jour précédent et le jour suivant, c’est la langue morte entre le rêve et la veille : la forme inerte que revêt le corps avant le lever.

Les yeux ouverts sur le noir de la chambre, on ne voit que du noir posé contre la vitre des yeux : et la chambre se dérobe sous l’image du type en uniforme qui court et trébuche à chaque pas sur sa propre fatigue. L’image sépare le rêve de sa fin, elle est sa fin, elle est ce qui commence le jour aussi ; l’espace entre qui procède du rêve, conduit au matin et lui donne forme. Les yeux s’habituent à cette image et commence à percevoir le jour.

Mat, l’entre des choses est si mat qu’il est la couleur et la substance de chaque objet, la forme brute de tout ce qui va exister : entre le corps et la volonté de se lever ; entre cette volonté et la résistance du corps ; entre le rêve, sa phrase, son image : tout un jeu mécanique de correspondances sans signification, de relation horizontale et d’énergie : des lois qu’on devine précises mais demeurent incompréhensibles.

On ne sait d’abord pas où on est, ce qu’on fait ici. Tout autour, le monde se présente comme s’il avait toujours été là et on ne le reconnaît pas : on ne reconnaît rien ; on pose les yeux sur les choses sans que rien ne trouve un écho, le regard glisse et suit la course du type qui continue au fond du crâne à progresser à l’aveugle ; on est là comme ailleurs, on pourrait être ailleurs. Rien n’a de sens. Mais ça ne dure pas.

Il y a un objet posé sur la table à côté du lit, ou une affiche accrochée au mur, il y a d’autres photos qui répondent aux souvenirs et coïncident sans résistance, il y a une lumière plus nette sur tel recoin du mur qui laisse voir la forme de la pièce et avec elle celle de l’appartement : l’architecture de la vie qui l’habite ; et tout soudain revient, une seule bouffée d’air qu’on avale et qui remet chaque chose en l’état : sans ordre et sans logique les éléments se disposent à nouveau ; lames de fond roulées dont on devient l’écume : on est retrouvé.

On est un nom, avec un visage qu’on croise dans le miroir et qui dit le nom qu’on porte, immédiatement ; on est le poids de ce nom et le contour de ce visage qui l’endosse ; on est la semaine précédente jusqu’ici — et au-delà, on est toutes les années passées et traversées en une seule seconde pour s’en rappeler maintenant, ce matin où l’image a fait écran quelques minutes avant que le voile ne se déchire.

Pourtant, ce qui s’est passé une seconde auparavant on ne l’oublie pas. Cet oubli absolu de soi. Et ce qui se tient derrière les voiles continue un peu de danser en ombres chinoises : on ne l’oubliera pas. Et surtout, on garde encore le goût de cette absence à soi et au monde qui a succédé au réveil, quand on ne savait plus rien de ce qu’on était dans le décrochage qui nous a initié au réel ; on en conserve l’impression, la sensation diffuse et sans nom, un goût dans la bouche qu’on serait incapable de rattacher à un aliment.

Le rêve perd peu à peu de sa consistance : demeure pourtant cet état second de la conscience. Et en toile de fond, restes de la nuit qui s’accrochent et se durcissent au contact de l’air, le type qui court, encore et encore, qui a peur du bruit qu’il fait, mais qui avance. Et tirant à elle cette image plus loin encore, depuis le rêve jusqu’au matin qui le prolonge, écrivant sa légende : la phrase, en dessous, ou la phrase imprimée sur elle ; les mots sans verbe et sans direction insistent.

État des lieux — établir l’état de lieux : la phrase du rêve, particule en suspension au-dessus du réveil, flotte encore, mal accrochée à tout ce qui l’a produit : cette phrase seule demeure avec l’image du type en uniforme bleu maculé de boue (qui continue pendant ce temps-là d’avancer au milieu des cratères formés par les bombes).

On peut enfin faire le point — on se situe désormais dans l’ordre des choses, avec son nom, son visage et ses objets tout autour de soi qui signent l’appartenance du lieu à ce corps qu’on sait être le sien, maintenant. C’est bien. On peut maintenant commencer à interroger le rêve et lui prêter un sens : rêver, à partir de lui, le sens qu’il pourrait donner au jour.

On se doute que les deux, la phrase et l’image, sont liées : l’une doit nécessairement être la clé de l’autre ; l’une aiderait peut-être à résoudre le secret de l’autre. Mais on n’a pas d’indices. Les autres mots du rêve s’éloignent — on s’empare de quelques-uns, on les mâche un peu pour se les approprier : avoir l’impression qu’ils sont issus de nous. On crache seulement cette phrase et on sent que c’est plus que cela, qu’il s’agit d’un ordre : état des lieux du réel.

On se lève.

Avec le corps en mouvement, l’histoire du type qui court sous le feu des bombes prend forme, on revient en arrière — et pendant qu’il continue dans un coin de la tête à progresser sur fond de décor lunaire, on se saisit d’un seul coup de ce qui l’a produit.

Juste avant de se mettre à courir, il était allongé le visage contre le sol. Depuis plusieurs heures, des jours peut-être, inconscient, assommé par une balle qui n’a fait que ricocher contre son casque, il est là, étendu, immobile. Amis comme ennemis n’ont pas cessé de l’enjamber : laissé pour mort, tombé comme mille autres autour de lui.

Un soldat lui arrache au passage son fusil qu’il porte quelques mètres plus loin où il s’effondre avant qu’un autre encore ne s’empare de ce fusil et sans tirer un coup de feu, le porte quelque mètres de plus et se fait faucher ; ainsi de suite — seul le fusil avance.

Mais je reviens auprès du premier soldat, du soldat seulement blessé à la tête, inconscient : celui qui tout à l’heure se relèvera et se mettra à courir, celui qui ne cesse pas de courir dans ma tête et qui progresse encore tandis que je me suis levé et me tiens debout au milieu de ma chambre, les yeux ouverts difficilement dans le noir, ne voyant bien que le corps du type face contre terre, les doigts enfoncés dans le sable noir.

Il est allongé les bras en avant dans le prolongement du corps. Il est immobile au milieu de la mêlée, et le bruit qui l’entoure ne l’atteint pas : il reste là pendant des heures, des jours peut-être.

On l’a déjà oublié ; une croix est peut-être plantée qui porte son nom gravé rapidement au couteau. Lui reste là où la balle l’a laissé. Dans le rêve, il est parfaitement immobile, les bombes jouent à tomber au plus près de lui et ne le touchent jamais. Il ne souffre même pas, il dort sans rêve, le casque arraché par le coup de feu est retombé à côté du visage.

Quand il s’est réveillé au milieu de nulle part, enfoncé à moitié dans le noir de la terre retournée par les bombes et labourées par les assauts qu’on se livrait depuis des mois, il a d’abord eu envie de s’enfoncer encore plus, retourner dans le sommeil sans bruit et sans odeur. Là, pris à la gorge par la fumée, encerclé par les hurlements des mourants, par les ordres que les lâches et les héros lançaient aux hasards sur leurs hommes, il n’était pas question de se lever.

Je suis au milieu de la chambre et je vois avec netteté le visage de ce type qui se relève quand même parce qu’il sait que s’il reste là une minute de plus, il sera mort. Il est debout : il regarde autour de lui.

C’est un rêve que j’ai déjà fait.

Alors, pendant mon sommeil, comme je sais la suite par cœur, j’ai fait traîner le regard circulaire de cet homme ; je ralentis, autour de lui, la brume qui transpire des corps des soldats morts depuis des jours ou des semaines. J’ai fait monter lentement sa douleur à la tête, la balle qui a frôlé ses tempes et l’a renversé avant même qu’il ne sente la blessure, au début de la charge, à peine sorti des tranchées. Combien de temps est-il resté là — je ne sais pas.

Comme c’est un rêve dont je connais les moindres recoins, je me suis attardé cette fois sur ses mains — pleines de terre et de sang, les ongles arrachés, la peau morte tout autour, elles se portent au visage et veulent l’essuyer, ne font que le remplir de plus de terre et de sang encore. Quand je suis réveillé, avec l’image de la course qui dure, ce sont ces mains qui me reviennent avec le plus de clarté, des mains immenses dont chacune pourrait faire le tour de mon visage.

D’habitude, petit à petit, la mécanique précise et évidente du rêve cherche une cohérence qu’elle trouve rapidement : dans la logique du rêve qu’on se redit pour soi à peine levé, on perd tout, sa durée, ses enchaînements, sa gratuité. Il ne reste que de vagues images qu’on interprète contre le rêve, on agence différemment la partition, redonne un ordre acceptable. Le sens qu’on ajoute se fait alors en dépit du rêve qui disparaît peu à peu dans le songe faux qu’on fait à partir de lui et qui lui est totalement étranger.

C’est le prix à payer : on reprend pied peu à peu.

Mais ce matin-là, non.

Ce matin-là, c’est différent. Le rêve n’a pas la même dilution dans la conscience et dans le jour. Le type continue au loin de courir, et cette image prend de la place à mesure — vaut pour autre chose qu’elle-même. On reconnaît sa puissance, on assiste à son expansion. La phrase, elle, se matérialise ; elle dure et entraîne avec elle plus loin que son sens ne le charrie : autour, il y a l’évidence qu’elle emporte.

Dans cette phrase, il y aurait ce qu’on est et ce qu’on cherche à être ; il y a aussi ce que le jour attend de nous. Il y a dès lors ce qui ne cessera pas tant qu’on n’aura pas répondu à cet appel lancé par le rêve.

État des lieux, la phrase dit état des lieux, elle ajoute : du réel. État des lieux du réel, la phrase répète cela dans la tête jusqu’à ce que ça n’ait aucun sens. Les mots prennent leur indépendance, s’élèvent en dehors de la phrase ; chaque syllabe se formule à part dans une même succession nette et cadencée : la phrase fugue, et la fugue peint à grands traits les apparences du monde ce matin où je me réveille avec cette seule phrase comme langue, cette seule image comme regard.

La phrase répète cela, état des lieux du réel, jusqu’à ce que le son remplace toute signification possible — quand c’est le cas, le sens n’a plus besoin de son pour s’étendre, entièrement, sans autre explication, sur la conscience. La phrase s’abat, bloc de sens brut ; elle est la réalité contre laquelle je me heurte ce matin : l’image la reproduit et l’amplifie. Et secrètement, le rêve parle en elle un autre langage qui la décode.

L’image continue, résiste et continue ; mieux : donne à chaque objet une forme neuve et désirable. Une forme acceptable, finalement. J’épouse peu à peu les courbes que dessine la course du type, je suis ses propres pas, je suis le pas suivant, et le pas précédent, et le matin possède ce rythme, cette foulée qui scande l’avancée du temps ici, en moi où il se recueille. La course du soldat traîne derrière elle la progression des secondes et cela a quelque chose de terrifiant, de nécessaire.

Le rêve rend le jour possible. Il a rendu la nuit utile. Pour une fois, ce n’est pas seulement d’épuisement qu’on est saisi au petit matin. Alors, je laisse le temps durer un peu et je n’allume pas la lumière. Dans la rue, on devine que le jour ne s’est pas levé — que le soir est là encore, qui résiste. Le rideau laisse passer le blanc sans lumière du matin, et je peux mesurer le froid qu’il fait à la trace qu’il laisse sur le sol de ma chambre.

Quand je fais le premier pas dans la pièce, c’est pour ne pas tomber — le deuxième, pour accompagner la chute. Allumer la lumière ne servirait à rien, seulement à salir davantage les murs. J’ouvre les rideaux : il y a quelque chose qui n’a pas commencé. Quelque chose de lourd et de pressé qui n’a pas encore commencé.

L’image du rêve insiste, elle prend d’autres formes dans la tête : le type qui court, qui s’affole maintenant — qui a compris ce que moi, je n’ai pas compris. Je m’arrête sur cet affolement, ces secousses qui le prennent : il s’est assis au bord d’un trou, à l’ombre d’un arbre seul debout au milieu de ce qui a dû être une forêt et qui n’est plus qu’un terrain vague. Il s’est assis et a retiré son casque ; je vois bien qu’il pleure, qu’il ne cesse pas. Quand il se relève, il reprend sa course là où il l’a laissée, dans le même état de hasard qui l’entraîne, dans l’affolement qui ne le quittera plus.

Ce qu’il a compris, peu à peu, dans sa course après le réveil et qui commence le jour, c’est le détour que le rêve prend ici, détour d’un détour plus grand encore pour m’ordonner — état des lieux du réel. Dans l’ignorance où je me tiens, je suis encore sauf, je suis pour un temps en sécurité : dans l’innocence de ce que j’ignore, je peux prolonger le jour, peut-être pour quelques heures encore, protégé. Mais bientôt, je serai rattrapé, je le sais bien.

Alors, je m’efforce d’écourter cela : j’essaie de comprendre. Je m’assois aussi — au bord du lit ; et à l’instant où je mime le geste du type qui dans le rêve s’asseyait ainsi et comprenait : je comprends.

Je ne me lève pas tout de suite, parce que je veux être sûr : je ne perçois pas encore le signe et ce vers quoi le signe m’entraîne ; je ne saisis rien de la direction ou du sens. Mais je comprends. Ce rêve que j’ai fait si longtemps, ne voyant d’habitude qu’un soldat apeuré courant sur un champ de bataille désert, je sais que je ne le ferai plus. Je sais que ce matin, il a donné toute sa mesure et s’est éteint en s’accomplissant. Le soldat pourra continuer de courir dans ma tête, ce ne sera jamais plus un rêve que la nuit fera pour moi, mais seulement un souvenir que je revivrai, le souvenir de ce matin-là qui l’a délivré.

Quand le soldat s’est réveillé le visage dans la terre et qu’il s’est relevé, il s’est tourné vers là où il venait, a commencé à marcher dans cette direction : c’était là où se trouvait avant l’assaut ses hommes. Mais au cours de sa marche, il n’a rencontré que l’ennemi qui occupait désormais les tranchées de sa section. Il comprend, et je comprends alors, que pendant les heures et les jours où il était allongé, le front s’est renversé et déplacé de plusieurs kilomètres ; il comprend que, pour rejoindre ses hommes, il lui faudra passer entre les lignes.

Devant lui, les troupes ennemies lui tournent le dos ; au-delà, ses camarades ne l’attendent plus. On ne peut pas être davantage perdu, en dehors des lignes, en dehors du monde et de son combat. Et de ce combat dépend pourtant tout le reste — on va au-devant de lui, et on traverse ce qui nous menace.

Le rêve s’arrête là : ou plutôt, le rêve se fixe sur cette image pour continuer à la répéter : le soldat avance, cherche à traverser. Le rêve a trouvé là matière à demeurer, infiniment, sans jamais apporter plus d’éléments. Il trouvera des centaines de variations, entraves dans la progression, même paysage déroulé autour du même type posant le même pas sur un sol toujours différent qui l’entraîne : finalité sans fin d’une course au-devant de la mort pour la fuir ; ou provocation de la mort pour en finir, et l’achever. Autant d’explications possibles qui font barrage ce matin devant moi qui cherche alors le code.

Projeté dans le rêve, sans doute — et je me demande, ce que je suis, moi : de cette image à triple fond dans lequel à mon tour je me perds ; qui je suis, de l’homme, de la bataille, de la terre ? Qui je suis, de la balle ou du ciel, de la marche elle-même, ou du champ de bataille : qui je suis dans ce jeu de signes que le rêve m’impose de déchiffrer ?

Quand je me relève, je suis surtout de la fatigue ramassée sur un corps ; dehors, le jour percé sous les nuages va s’établir, blanc cassé du ciel sur le blanc cassé des murs autour de moi. Blanc sur blanc, les mains encore froides, et qui sort de la bouche la buée qui entoure chaque chose, je me dresse en silence, terrifié (terreur sans objet du matin qui épouse celle du soldat, mécaniquement) ; le voile tendu du dedans fait obstacle au voile du dehors qui monte, avec la brume.

Ce qui n’est pas de mon ressort (le rêve, la marche sous ses pas, le froid encore) me fait violence plus que ce qui m’appartient : j’ai toujours aussi froid, le jour ne s’est pas levé ; rien ne pourrait désormais chasser la peur.

C’est le froid qui me vient de la nuit, ou de la veille, qui continue. Qui me tire à lui, et c’est un pied encore dans la veille que je franchis le matin ; dehors, derrière le rideau blanc, le blanc du jour n’est pas le même ; non-coïncidence du blanc avec lui-même qui fait la couleur du jour : faire avec cela. Et dans la tête, un autre blanc se creuse, la persistance du rêve qui perfore et lance. Le type qui court entre les lignes, le rôle qu’il joue : et moi, dans une pièce semblable, qui le répète — lui qui a répété pour moi le mouvement dans lequel je suis pris.

Blanc sur blanc, les mains encore froides, et du silence plein les lèvres, la brume qui monte atteindra bientôt le soir que je n’en aurais pas fini d’oublier les images du rêve ; on n’est pas innocent des crimes que la nuit faits pour nous.

Je regarde encore : le blanc cassé du ciel sur le blanc cassé des murs autour. Pourtant, la correspondance tarde ; image d’Épinal dont la couleur ne s’ajuste pas tout à fait aux contours — rien ne correspond : la fatigue qui appuie de tout son poids, le jour qui monte, le rêve qui se poursuit dans la course du soldat, ce matin, un siècle ou presque après ce qu’il est censé figuré. Strates de sens superposés, désarticulés les uns aux autres, persistance de sens qui m’accable parce que la jonction ne se fait pas, pas encore.

Tout converge cependant, s’agglutine à la phrase qui recouvre tout : état des lieux du réel, définitivement. État des lieux du réel : dans la course du type, dans le jour levé, dans la chambre étroite qui emmure et dans le corps, la fatigue qui brise. État des lieux du réel — le chiffre de ce rêve et plus sûrement la formule qu’a trouvée la nuit pour me dire la tâche qui m’incombe désormais.

Entre les lignes, courir entre les lignes ; n’appartenir plus au-dedans des forces qui s’affrontent ; être dans le dehors, l’oubli qui s’oublie lui-même à mesure qu’ailleurs l’affrontement s’engage et s’éloigne. Et traverser les lignes, faire le geste de rejoindre, mais non pas rentrer dans le rang (je ne vois jamais l’image du type qui retrouve sa tranchée, mais toujours celle d’une marche forcenée vers — qui n’aboutit pas).

Traquer dans le réel les forces d’affrontement et les éviter ; s’enfuir toujours en-avant du monde qui nous traque sans qu’il le sache, qui nous avalerait s’il nous voyait ; et surtout : à l’endroit manquant de l’inventaire des forces, trouver sa place ; tenir la position.

Je prends une feuille pour noter, écrire le rêve, précisément ; peur qu’il m’échappe. Passées quelques minutes, je sais que, habituellement, le rêve disparaît — la nuit est précisément faite d’oubli, d’images qu’on accumule pour s’en débarrasser — il faut beaucoup de mémoire pour repousser l’oubli, je le sais. Alors, je note, un mot après l’autre, description des images, notations sommaires de ce que je vois : et puis, très vite, je comprends que c’est inutile.

Les mots qui déplient le sens, les mots qui racontent la tautologie du rêve, qui décrivent la courbe et jamais la trajectoire : ces mots-là sont inutiles. Je le vois très vite. Quand je me retrouve devant quelques phrases qui tombent de ma main par désespoir de cause, avec les mots qui servent d’habitude à dire tout autre chose, je le sais, presque immédiatement.

Ce que la nuit a raconté pour moi : les histoires et les images qu’elles a empruntées pour le dire avec mille détours, immense et insensée complexité du rêve dont l’évidence me transperce et me désarçonne ce matin, je n’aurai pas assez de mots pour le dire, je n’aurai pas assez du sens de chaque mot posé l’un contre l’autre, dans la ligne faible et pesante (dans la ligne lente surtout) d’un récit, sur du papier couché, l’encre épais qui boit autour de lui le sens, noie tout ce qu’il pourrait évoquer.

C’est qu’il me faudrait un instant, et un instant seulement pour le dire, dans la décharge de ce que le rêve a figuré tout à l’heure, dans l’énergie verticale qui s’est imposée — mais c’est sous une autre forme que le jour le recueille : ces mots, état des lieux du réel, sa linéarité déjà, et ce qu’ils appellent, ce que je raconte, ce que je vais raconter : ce récit que je trouve et qui pourra endosser cette injonction — aller vérifier la ville, le monde en sa place précise et réglée.

La décharge immédiate que le rêve produit sur moi possède ses avantages : il prend corps dans le réel sans explication, il le remplace. Oui, tout cela est justifié, enfin. Mais impossible à dire sans le détruire.

Il faudra prendra des détours, différents de ceux du rêve parce qu’on n’a pas les mêmes armes, mais enfin — on saura se perdre, et aussi loin.

Au juste, ce qui importe dans ce rêve, ce ne sont pas les images, mais ce vers quoi elles font signe, et ce contre lesquelles elles sont nées. C’est leur conjuration qui les rend essentielles, et ce pourquoi elles m’ébranlent, ce matin, c’est leur formulation impossible.

C’est la traversée de la nuit au petit matin, par l’oubli habituel éprouvé du rêve qui le rend impérieux, incontournable. Parce que le rêve résiste, ne disparaît pas avec le jour, je sais qu’il m’impose autre chose que de le noter simplement. Car enfin, ce n’est pas qu’un simple rêve, non.

Et si je me tiens, ce matin, au pied de ce rêve comme devant ma propre vie qui attend, c’est précisément parce que, littéralement, il n’a pas encore eu lieu. L’ordre intimé par la phrase qui décèle tout le soubassement du réel à mes yeux délivre, délivre tout. Que je me mette à écrire le rêve et je ne ferai que la tâche inverse à laquelle je suis soumis. Cela, je le sais très vite.

De quoi est faite cette image sinon du sens dont je la charge ? C’est la ruse du rêve pour dire le mieux et le plus sèchement possible ce manque qui se creuse en moi, la nausée du monde chaque jour. Manque de l’histoire qui passe seule au-dessus des hommes comme des routes sur nos villes, manque d’un creux logé dans ces villes pour que je m’y place — il manque quelque chose qui ferait du tableau une image : et ce n’est pas l’absence de couleurs, ou de traits, mais dans le cadre, je ne vois que des couleurs et des traits, et pas d’image, alors le tableau disparaît, pour figurer un mur encore plus opaque que celui qui le porte.

Le monde comme part manquante, c’était cela ma vie, et le manque toujours sur chaque porte, dressé sur chaque mur de la ville tout autour ; le monde disposé autour de moi comme manque : et pourtant, impossible de savoir ce qui manque quand on ne sait pas ce qu’on désire — partout le monde est rempli, aucune terre à découvrir, aucun mot, aucune guerre, aucune souffrance d’aucune sorte, toutes éprouvées, vidées. Et le manque qui persiste, dénué d’objet.

Au milieu de ce désespoir sans tristesse, on va d’une rue à l’autre, et d’un jour sur l’autre, dans le manque total de ce monde-là qui se déroule sans à-coup, dans ce monde-là dont je suis tout à la fois le manque et celui à qui il manque ; dont je suis la part retranchée du sens et la part désirable d’un sens manquant.

De quoi est faite cette image, sinon de ce manque comblé, qui se formule comme manque réalisé demeuré désir ? Place nette du jour sur la nuit, je me retrouve ainsi dépouillé du manque : la fatigue comme poids de cette nuit ne me quittera pas.

Car ce matin, et c’est cela qui me fait tenir debout, dans la chambre, immobile à voir passer dans la rue, à travers ma fenêtre sale du septième étage, le premier air de ce premier jour, tandis que je laisse les phrases mortes-nées que j’ai essayées d’écrire étalées sur le bureau, notes formées de plus de ratures que de mots,

oui, ce matin, ce n’est pas de phrases dont j’ai besoin (la phrase, je l’ai, c’est état des lieux du réel, et ce n’est pas même une phrase, mais un ordre, la mise en demeure de la nuit à travers le rêve).

Ce n’est pas non plus de mots pour dire l’insuffisance du monde par l’insuffisance des mots dont j’ai besoin, ni d’un manque supplémentaire.

Mais c’est d’aller, dehors, aller rejoindre la phrase, et le geste du rêve, le mouvement du type dans le rêve qui répète, comme au théâtre, qui ne cesse pas de répéter mes propres pas avant que moi j’aille les poser quelque part où la phrase enclenchée saura se ficher dans la ville.

Au juste, qu’ai-je besoin de me souvenir de ce qui se confond avec l’idée même du souvenir ? Le rêve est là qui à chaque coup de sang battu aux tempes, à chaque seconde qui mange le poignet, se précise, fait le point avec la phrase. On ne noterait que cela, les coups de sang à la tête, les secondes, et on tiendrait le journal du temps, mais on manquera d’aller vérifier que le temps a lieu dehors aussi, dans le visage des hommes, dans son propre corps avancé avec la rotation du monde et le sens de l’histoire.

Non, ce qu’il faut, c’est d’aller le vérifier, faire l’état des lieux des forces en présence : courir entre les lignes, les combats sont déjà perdus, ou déjà gagnés, quelle différence, on traverse des lignes auxquelles on ne manque pas : on ira seulement d’une ligne à l’autre, et les franchir, et les laisser derrière soi.

C’est ce que disait le rêve, et c’est ce que demande la phrase ; c’est tout ce qu’exige ce moment où la phrase dit au rêve le sens de ce matin-là. Une simple phrase, un rêve un peu absurde qui ne correspond à rien, dans ma vie ou dans ma mémoire, dans l’histoire que je porte et dans celle du monde que j’accompagne, un rêve et une phrase qui peut-être ne me sont pas destinés mais que je reçois avec la nécessité impérieuse d’y répondre, sous peine de mort. Sous peine, si j’y renonce, que tout perde sens.

Ce que disait le rêve, c’était donc : non, ça ne suffit plus d’occuper le monde comme on passe dans la rue, il dit, non, ça ne suffit plus : il ajoute, il faut encore, il faut surtout, désormais, comme on est entre deux lignes, perdu entre deux lignes qui se tirent dessus et la pièce jetée pour savoir qui l’emportera, il faut surtout passer entre les lignes pour rejoindre, aller au-delà de la première ligne et au-delà de la seconde, rejoindre non pas là où l’on vient, mais là où on désire aller, faire l’état des lieux du réel, recenser, faire œuvre de recension, car chaque chose a sa place, chaque chose possède un endroit qu’elle habite et qui donne sens à tout ce qui l’entoure : et ainsi de la nécessité du réel : chaque élément qui le compose a lieu qui justifie de proche en proche l’ensemble du monde, mais, il ajoute mais, le rêve, dans sa diction folle qui se précipite dans la tête, je laisse faire ou du moins j’ai l’impression de laisser faire, je sais pourtant que je n’ai aucune prise sur cette voix qui continue qui ajoute mais, qu’on se mette, soi-même, à faire cet état des lieux, et on finira par trouver une place vide au milieu, une crevasse qui plonge droit comme la conscience au fond de soi, ou comme un désir qui dévore, un endroit vide du réel, un endroit qui serait le manque et le défaut de soi, la part arrachée de soi au monde, et dont l’arrachement me constitue, ce matin froid et blanc où je me tiens, sous la diction froide et blanche qui continue dans ma tête et qui dit le manque par lequel je conçois le monde : grande étendue de sable et de verre, hérissée de gens qui passent et meurent indifféremment, se succèdent, et toujours qui brûle sur les lèvres et dans le corps, ce manque, sans nom, sans trêve — ce manque qui trouve un nom, ce matin, qui trouve une fin, non pas un achèvement : mais sous l’ordre que je perçois (état des lieux du réel), un manque qui appelle à être occupé, enfin.

Entre les lignes dessinées par l’agencement précis du monde, entre les lignes tracées par l’histoire, l’organisation du chaos, entre tout cela, m’appelle cet endroit abandonné de tout qui signe une appartenance au reste : où serait là, ma propre place ; place assignée non par décision et selon les endroits déjà occupés, mais territoire qu’il faut rejoindre.

Et quand on l’aurait rejoint, cela ne suffira pas : place qu’il faudra occuper, qu’il faudra, mieux que cela, habiter, en soi, puis rendre légitime. Place habitée de sorte qu’elle puisse rendre nécessaire les endroits qui l’environnent, et donner sens, de proche en proche, à tout le reste aussi.

Ainsi, cet ordre continue, se répète, utilise toutes les variations possibles : en soi les voix du rêve qui disent — sous tous les tons — établir l’état des lieux du réel, la cartographie au 1/1 du monde, chaque chose en son lieu propre, en vérifier l’exacte position. Et au milieu, on trouverait sa place, dans l’espace manquant que l’inventaire aura révélé.

C’était ce qui se répétait inlassablement en moi ce matin et qui avait pris possession de cette phrase pour l’articuler plus ouvertement au jour qui commençait — on m’assignait une tâche, et le jour ne finirait pas sans que je l’achève par tous les moyens.

Faire œuvre de recension, établir l’état des lieux du réel, compter, recommencer l’antique loi de dénombrer les chiffres, aller dehors où les choses passent, respirer chaque particule de l’air et chercher le lieu qui ferait défaut à l’inventaire : s’y établir, l’écrire ensuite, seulement ensuite, pour l’habiter, et y mourir peut-être.

 

Chapitre I : « le fleuve »