arnaud maïsetti | carnets

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la maison

mercredi 21 octobre 2009

Dans toutes mes marches autour de la ville, quand je sors au milieu de l’après-midi qui est mon heure pendant que les autres sont occupés dedans — la ville dehors n’est qu’à moi qui marche sans direction et sans volonté, hors celle qui dans mes marches me conduit à chercher dans la ville exposée comme un corps contre lequel s’appuyer pour faire tomber plus lourd que soi, la porte par exemple qui masque : volonté qui dans mes marches me fait marcher là où je suis, je vais, affronte les rapports improbables qui ne me feraient pas marcher à mon âge, et cette heure pleine du jour, téléphone éteint sur le monde : volonté donc, de chercher un endroit de la ville qui pourrait être la ville en elle-même, toute retrouvée sur un lieu, se mettre devant et prendre sa photo et l’emporter.

J’ai trouvé cet endroit (j’étais passé devant plusieurs fois, mais sans la voir vraiment, ou en la regardant trop, et trop de biais, cherchant l’angle, quand c’est de face, et par dessous, que l’évidence s’est imposée à moi) au pied de la ville, ou au bord (et bien sûr ce bord est au centre exact de ma trajectoire vers elle, quand je pars de chez moi et que je la retrouve maintenant tous les jours au bout de ma marche et à son commencement) qui me toisait depuis longtemps et qui me cherchait presque autant que moi (autant que mes marches incertaines et désœuvrées pouvaient le désirer), c’est là.

Une grande maison abandonnée comme il y en a beaucoup dans ces quartiers qui l’entourent, mais cette maison n’a pas de panneau affiché au fronton à vendre, ou vendu, comme les autres, simplement des fenêtres fermées, ou ouvertes sur de grandes pièces vides, plafonds écrasés, sols enfoncés partout, poussières qu’on respire depuis la rue. Une immense maison qui est en fait plusieurs maisons, des pièces allongées sur des mètres d’habitation délaissée ; deux rues plus loin, je parlerai un peu avec une jeune fille assise sur le trottoir avec son chien, elle m’a vu regarder longuement à travers les barreaux d’une fenêtre sans verre, et elle me racontera la maison.

C’est un marécage, elle me dit, je la laisse parler, je n’ai jamais vu de marécage, et elle non plus sans doute, mais on voit très bien ce que cela veut dire, et d’autant plus s’agissant de cette maison, un marécage de plafond, de lattes de bois, de parquet de plusieurs millions partout arraché par l’humidité, les bêtes, le temps passé à ne pas être piétiné tranquillement par des bottines d’homme, un marécage sans ordre, ni haut ni bas (et en passant devant, la route qui l’entoure fait en effet une boucle du bas jusqu’à remonter au niveau du premier étage, presque du deuxième), sans escalier praticable, et du verre partout.

Il y a encore des miroirs accrochés à certaines pièces, dont presque tous n’ont plus de vitre.

Elle continue, elle dit les jours où ils se retrouvaient, plus maintenant, c’est devenu trop dangereux, et il y a des types qu’il ne faut pas rencontrer là-bas, il y a aussi des rondes, elle dit ce qu’ils faisaient, juste parler, se raconter la journée, partager à manger, des cigarettes, à boire ; souvent, ils se font prendre ; la première fois, ils ont demandé aux flics s’il y avait des propriétaires, et ils n’ont pas su répondre, ils ont dit sans doute, mais au fond, personne ne sait vraiment. Ils se demandent alors quel délit ils ont commis, et pourquoi on les arrête ; ils recommencent et quand ils se font de nouveau prendre, ils posent les mêmes questions et reçoivent les mêmes réponses : on ne sait pas.

C’est un endroit fermé qui n’appartient à personne, et le soir certains l’occupent alors qu’il fait plus froid que dehors et que c’est plus dangereux, et plus noir que dehors, mais on l’occupe parce qu’il y a un toit (mais on ne le voit pas), et des fenêtres (mais elles sont toutes brisées), et un sol avec des étages. Je dis c’est un labyrinthe, elle me répond bien sûr.
Tu t’es déjà perdue, elle cherche et répond que oui, sans doute, elle ne sait plus, de toute manière, où qu’on se retrouve dans la maison, on a l’impression d’être perdu, la porte d’entrée change tout le temps, on rentre une fois par là, une fois par ici, et dans le noir, on ne sait pas très bien où on est. On s’assoit où on le peut, c’est toujours le meilleur endroit, on attend que les rondes viennent nous prendre, et s’ils nous oublient on part avant le lever du jour.

Dans la maison, j’ai remarqué des graffes au murs, elle me coupe ils ont toujours été là les inscriptions, on ne sait pas qui les a faits, certains les recouvrent, mais la plupart, ce sont d’autres qui les ont faits. Je n’ai pas le temps de demander — de quels autres, par rapport à qui.

Elle est partie avec son chien, et je retourne sur mes pas, prendre la photo ; la chaise renversée, et autour, la lumière qui marque la poussière au sol, le silence de toute cette ville qui dort en plein milieu de l’après-midi.