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F. Bon dans Libération | « Google exacerbe Borges »

jeudi 22 décembre 2011


Entretien de François Bon, par Frédérique Roussel, pour Libération (22 décembre 2011)


Plaidoyer pour les perspectives que le numérique ouvre à l’écriture et la lecture, Après le livre dépasse l’objet afin de le replacer dans une histoire des mutations et des pratiques littéraires. Entretien avec l’écrivain François Bon.

« Après le livre »… Est-ce se détacher de l’objet ? Y renoncer ?

C’est déjà le cas pour la musique. La plupart d’entre nous écoutons en streaming. On a appris à différencier le contenu de son support. Ce n’est pas une question d’avis ni d’opinion : les mutations de l’écrit ont été rares, mais chaque fois totales et irréversibles. La question, c’est comment lorsque surgit une nouvelle secousse, y sauver ce que nous demandions au livre, en termes d’exigence de contenu, comme en terme d’ergonomie et confort de lecture.

Auriez-vous pu l’intituler « Après le papier » ?

L’histoire du papier est mobile, fascinante, complexe. Mais l’histoire du livre a commencé bien avant le papier. La question n’est même plus celle de transférer sur support électronique ce que nous aimions dans le livre, elle est d’explorer en quoi ces nouveaux modes de lecture autorisent d’autres formes de récit, d’interaction - c’est en ce sens-là que le numérique (le Web notamment) n’est pas un succédané du papier pour le même objet, mais une aventure de langue qui excède le territoire du livre. Pour le papier, essayez toujours de dessiner sur votre livre une petite case avec marqué « recherche », vous aurez du mal.

Votre livre est une apologie des possibilités des nouvelles technologies…

Il n’y a pas à faire l’apologie de techniques. Il y a deux idées importantes : la première, que l’écriture a toujours été technique, y compris lorsque Flaubert s’emporte parce que certains remplacent la plume d’oie par une plume de métal. La seconde : dans ces mutations, le nouveau est rarement aussi parfait que ce qu’avait atteint l’ancien, ça vaut pour l’imprimerie aussi. C’est seulement ce trimestre que les « liseuses », par exemple, deviennent confortables et amusantes. Nous devons confier aux modes de lecture numérique des contenus infiniment précieux, alors même que les supports évoluent, et que derrière il y a des monstres froids qui se moquent bien de tout ce qui n’est pas le commerce.

Le Web représente-t-il une œuvre ouverte, sans la finitude du livre ?

Ce que j’ai essayé de montrer, dans Après le livre, c’est comment ce concept de finitude, lié à l’objet matériel qu’est le livre papier, ne coïncide que rarement avec la réalité de l’œuvre, qu’il s’agisse de Rabelais, des Fleurs du Mal, de Maupassant, de Kafka, d’Artaud… Le livre numérique, par rapport au site web, est bien l’établissement d’une clôture. On définit les frontières d’un objet, qui va de la même façon circuler de façon autonome, le lecteur décidant seul de quand, comment, sur quoi il lit. Mais cette clôture peut inclure des éléments ouverts (à commencer par des liens hypertextes), et être modifiable beaucoup plus facilement que par la réimpression traditionnelle. Le « livre » peut suivre directement le chantier d’un auteur…

La définition de la littérature ne se modifie-t-elle pas ?

La définition la plus radicale, c’est celle de Maurice Blanchot : « La littérature, c’est le langage mis en réflexion. » Alors oui, à nous de maintenir cette mise en réflexion, y compris lorsque les usages de la langue incluent le recours à Internet ou les SMS… On ne cherche pas à s’opposer ni à détruire le livre traditionnel, et tant mieux si lui-même fait naître, dans ce contexte, de nouveaux usages. Ce qui est fascinant, avec la vieille littérature, c’est qu’elle reste toujours « en avant ». La bibliothèque généralisée qu’est Google n’a pas annulé Borges, elle l’exacerbe. Mais à nous toujours la tâche de mener à ces écritures, de les rendre accessibles, d’en susciter le désir - même dans un océan de daube.

En quoi l’écriture quotidienne de Kafka est-elle comparable au blog ?

Un peu ras-le-bol de voir répéter sans arrêt que le blog, c’est n’importe quoi. L’état relativement stable du livre imprimé avait comme compensation une fixation et une hiérarchisation de l’œuvre, qu’il nous appartient de rouvrir. Le temps de Kafka inclut un temps social, chaque fin d’après-midi retrouver ses copains auteurs ou théâtreux, inclut ses lectures à haute voix, comme il inclut son travail dans sa compagnie d’assurance. Et le temps de Kafka écrivain est basé sur la récurrence quotidienne de la prise d’écriture, qu’il s’agisse de lettres, textes brefs qui avancent par séries ou ses trois romans. Dans tous les cas, c’est le marquage quotidien de la prise d’écriture, que seuls les trois romans abolissent partiellement. Et cela vaut aussi en partie pour Flaubert, Stendhal, Balzac ou Proust. Le blog, dans cette approche, c’est seulement le déplacement d’un curseur entre face publique et face privée de l’atelier.

Pourquoi revenir sur l’histoire du livre, des tablettes d’argile, de la page, etc. ?

Par rapport aux mutations esthétiques, sociales, politiques, l’écrit a connu peu de mutations, mais chacune est accompagnée d’une phase de transition qui permet de l’examiner en tant que telle. L’ePub [format pour les livres électroniques, ndlr] met la page à la disposition du lecteur, et l’enlève à l’éditeur : revenons à comment s’est inventée la page. Le livre est tridimensionnel : revenons à comment la tablette d’argile, d’abord une grosse boule malaxée, avec l’écriture qui s’enroule autour, a commencé à se lier à sa surface. Il y a un texte fabuleux d’Italo Calvino sur le rapport de la vitesse d’écriture à l’évolution des supports : c’est en redéployant tout cela qu’on peut commencer à ne pas avoir peur de la mutation en cours.

La lecture avait un cadre, va-t-on vers une mutation de la pensée ?

Le cadre est toujours là : on commence à voir apparaître des expériences de lecture sans écran (SixthSense), et l’écran a fait énormément de progrès, sans parler des progrès parallèle de l’encre électronique. C’est ce qui se passe à l’intérieur du cadre qui bouge. Un chirurgien qui opère un cerveau à distance, avec huit ou dix fenêtres ouvertes sur son MacBook, personne ne dira qu’il manque d’attention ou de concentration. Nos étudiants ne sauraient plus travailler sans quatre ou cinq fenêtres ouvertes. Est-ce qu’on se contente de gémir à la régression, ou bien on se bat pour que cette concentration devenue polyphonique soit rassemblée dans le saut principal, qu’est la lecture dense ou l’écriture ?

Vous dites que le mot écrivain « ne nous sert plus tellement ». Pourquoi ?

Le terme « écrivain » est d’apparition récente, au XVIIe siècle (voir Alain Viala), et sa starification encore plus récente, au XIXe (voir Roger Chartier). Ce qu’on définit comme littérature s’est toujours constitué rétrospectivement, aussi bien pour Bossuet et Saint-Simon que pour Marcel Proust (en partie) ou Artaud et d’autres. Avec le Web, disparaissent les hiérarchies de publication, mais se composent des galaxies de communautés, incluant des expériences très denses d’écriture solitaire aussi bien que d’étonnantes aventures d’écriture collective. D’autre part, la notion de droit d’auteur devient obsolète : une large part de nos chantiers est en accès gratuit sur nos sites, et nos autres sources de revenu se démultiplient (lectures et performances, live-blogging). Le livre numérique peut devenir une ressource économique majeure pour les auteurs (la répartition des coûts est totalement autre, à Publie.net nous pratiquons un partage égal des recettes nettes, 50-50 entre l’auteur et la structure), mais les modes d’accès se multiplient, via abonnements, streamings, etc. Comment tout cela ne rejaillirait pas sur une idée de l’auteur construite autrement que dans la figure héritée du XIXe siècle ?

FRANÇOIS BON, APRÈS LE LIVRE Seuil, 274 pp., 18 €. Tierslivre, site de l’auteur.