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fonds obscurs des contes ancestraux

samedi 7 janvier 2012


« puis il retourna à son ouvrage comme si de rien n’était » : c’est là une phrase que nous citons souvent, venue, semble-t-il, d’un fonds obscur de contes ancestraux et qui peut-être ne se trouve dans aucun.

Kafka, aphorisme 108.

Jamais plus que ces derniers jours je n’avais ressenti le besoin de la lumière – évidemment, c’est parce que j’en suis privé. Je compte sur les doigts d’aucune main les fois où j’ai vu le soleil, en deux semaines. Question de circonstances, de manque de chance ? Peut-être. On me raconte que tel jour, on l’a vu, sans erreur, qu’il a été là, à tel moment de l’après-midi : l’heure juste où j’étais dans le métro, ou dans une salle sans fenêtre (il y en a tant de ces salles dans la ville que j’habite ces dernières semaines). Je crois les gens sur parole. Mais je garde le doute pour moi : le soleil est peut-être une chose du passé, comme les chevaux, comme les épées, comme les dieux. Il s’en trouve encore, mais on les regarde justement comme des choses du passé, avec la curiosité de ceux qui savent bien le fin mot de l’histoire, à qui on ne le fait plus ?

Tout à l’heure, sur l’avenue, cette preuve pourtant : un moment d’inattention, et j’étais là pour le voir : le soleil, indéniable, rapide, évident. Bien sûr, le temps que je sorte l’appareil photo, quelques nuages, et c’en était fini, jusqu’à la nuit. Mais tout de même : cela m’a fait la journée.

La lumière est tout ce qu’il reste de la consolation du temps passé à ne pas la voir. Sa promesse est plus grande que ma vie. Son interruption, un don. Quand je reviens au travail, sur la table, l’ordinateur est posé, affiche la page. J’allume la lumière ; les lumières qui viennent de l’intérieur de l’écran répondent à la pression de mes doigts, nomment ma vie. Je me suis éloigné de ces carnets, sans préméditation, parce que l’écriture directement branchée au jour me semble inaccessible ces derniers jours sans lumière : je comprends aujourd’hui que c’est l’absence de lumière qui rendait cette écriture injoignable. Me suis réfugié dans les fictions secondes, des poèmes (comment nommer cela autrement ?) et les voix : ce soir, ici, journal contretemps qui note mon jour, je reviens (pour combien de temps).

Je reviens pour dire ceci : la rareté de cette lumière ; les incidences sur les rapports intérieurs qu’on entretient avec la vitesse des choses ; la rétraction puissante qu’elle implique, qu’elle impose, en soi.

Je reviens seulement pour ajouter enfin cela : que la lumière est une croyance, qu’en elle on lui confie tout. Sa fragilité est la condition de cette vie ; sa possibilité, une rédemption incertaine sur laquelle on adosse le présent comme une éternité. Un jour, peut-être recommencera-t-on à courir, le dos nu, sur l’herbe légèrement brûlée par le soleil, cheveux collés aux tempes par la sueur – un jour, peut-être qu’on aura soif de nouveau : cela semble tellement impossible. J’ai oublié la sécheresse de la gorge quand on a soif : j’ai oublié cette sensation qui seule me rend la vie possible. J’ai oublié que la vie en son présent pouvait se vivre comme des éternités successives.

Pardon : ces mots sont larges, je n’en dispose pas d’autres.

Moi, je l’ai vue, cette lumière passée devant moi pour s’effacer (pour dire : vois, je sais aussi produire cela, l’effacement de mon passage). Que l’effacement soit ma façon de resplendir, dit le poète. Il parlait pour demain. Aujourd’hui, l’obscur tient lieu de regard, pour moi. Le traverser, y survivre, est une tâche de chaque heure. En attendant, tenir tête – sur la page, arracher à chaque mot la lumière laissée comme une trace, de cette trace, approcher de son signe.

Dehors, le jour grandit un jour après l’autre jusqu’à me rejoindre, quand ? — moi, je serai là.