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Jean Giono | « Le geste de votre main vers mes cheveux »

Que ma Joie demeure

mercredi 26 décembre 2012


Jean Giono, Que ma Joie demeure, Chapitre VII


Ils avaient tourné le coin. Ils étaient seuls. Les chevaux étaient paisibles sous le hangar.

— Vous m’avez dit de vous obéir et vous m’avez dit de sécher ma tête.
— Oui, dit-elle.

Elle était un peu plus petite que lui ; adossée au mur, lui devant elle, les bras pendants car il l’avait lâchée. Et il était un peu voûté dans ses épaules.

— Jamais personne ne s’est soucié de moi, dit-il.

Elle le regarda sans répondre.

— J’ai toujours été seul, continua-t-il, et c’est toujours moi qui me suis soucié des autres. Vous êtes à peine comme une petite fille et il y a beaucoup de choses que vous ne savez pas. Mais, vous venez de dire quelques mots et de faire un petit geste, le geste de votre main vers mes cheveux, comme pour les essuyer vous-même. Et ça, jamais personne ne l’a fait. Et voilà que je suis devant une chose nouvelle. J’ai toujours été seul, toujours. Et c’est toujours moi qui ai essayé de sécher les cheveux des autres, vous comprenez ? Quand ma tête était mouillée, je savais que ça ne donnait de souci à personne, vous comprenez ? Et c’était amer, vous comprenez ?

Elle baissa les yeux.

— J’ai essayé, dit-il, de me faire une compagnie avec toutes les choses qui ne comptent pas d’habitude. Je vais vous paraître un peu fou et je dois être un peu fou. Je me suis fait doucement compagnie de tout ce qui accepte amitié. Je n’ai jamais rien demandé à personne parce que j’ai toujours peur qu’on n’accepte pas, et parce que je crains les affronts. Je ne suis rien, vous comprenez ? Mais j’ai beaucoup demandé à des choses auxquelles on ne pense pas d’habitude, auxquelles on pense, demoiselle, quand vraiment on est tout seul. Je veux dire aux étoiles, par exemple, aux arbres, aux petites bêtes, à de toutes petites bêtes, si petites qu’elles peuvent se promener pendant des heures sur la pointe de mon doigt. Vous voyez ? À des fleurs, à des pays avec tout ce qu’il y a dessus. Enfin à tout, sauf aux autres hommes, parce qu’à la longue, quand on prend cette habitude de parler au reste du monde, on a une voix un tout petit peu incompréhensible.

Elle le regarda avec ses yeux aux reflets violets.

— Je vous comprends, dit-elle.

Il lui prit la main.

— Comprenez-vous, demoiselle, que si je n’ai rien demandé ce n’est pas parce que je n’avais pas besoin ? Comprenez-vous aussi que si j’ai toujours donné c’est justement parce que j’avais grand besoin moi-même ?
— Oui, dit-elle, je comprends, mais peu à peu. Et ce que je comprends le mieux c’est que vous me parlez et que vous avez encore la tête toute mouillée de l’orage, que vous ne m’avez pas obéi, que vous ne vous séchez pas les cheveux, et que vous allez prendre froid, surtout ici dans ce courant d’air qui passe entre la grange et le hangar.
— C’est vrai, dit-il, vous avez raison, il faut toujours faire les choses simplement.

Elle dénoua son devantier et il se sécha la tête dans l’envers de ce tablier de lin. La toile était tiède.