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Aubes | XVI. (N’importe où hors du monde)

mardi 18 mars 2014


Aubes. Récit commencé en 2006, mille fois abandonné, repris mille et une fois.

Voir présentation du projet ici

Ici le quinzième chapitre — où il est question trouver refuge.


XVI

N’importe où hors du monde

N’importe où hors du monde. L’évidence s’établissait. Il fallait trouver un endroit, loin, où se retrouver, et si c’est ce lieu que Victor cherchait pour emmener Anna, il ne le trouverait jamais — pourtant, ce n’était pas possible autrement ; hors du monde, tout l’exigeait. C’était dans son visage, dans ses mouvements ; et c’était dans l’invisible que chaque geste d’Anna entourait, appelait, et sans cesse évanouissait. Victor aurait voulu l’emmener si loin. Le désir de l’emmener là où personne ne les trouverait s’imposait, se réclamait comme un arrêt de mort. Victor la regardait. Ils marchaient dans Paris, vers le nord, vaguement, ou vers l’est. Le soleil au plus haut. Anna se laissait conduire sans poser de question ; la suite viendrait d’elle-même. Victor ne cessait pas de la dévisager en marchant ; il ne savait pas ce qu’il regardait, la réponse lui aurait arraché la peau, mais il ne pouvait cesser de la regarder ; la légèreté qui s’attachait à ses pas, aux mouvements de ses vêtements, et que poursuivaient ses gestes — le mystère s’épaississait : Anna avait dû réellement mourir pour revenir ici, et ce visage était celui d’une morte : jamais il n’avait été si désirable, si reconnaissable. La reconnaissance s’était abattue sur elle dès la première seconde, et elle se prolongeait, c’était incompréhensible. Autour d’eux, on se pressait pour rentrer, et le retard désormais commençait, il n’allait pas finir jusqu’au soir ; dimanche était déjà sur le point de basculer derrière son point de non-retour ; pour ceux qui se pressaient et rentraient, il allait falloir manger, puis occuper l’après-midi le plus largement possible pour le soir venu, ne pas avoir à le regretter — et le pleurer la semaine suivante. Et l’attendre. On n’était pas dans la vie alors — on passait son temps à vouloir la rattraper, c’était sans fin ; Victor et Anna voyaient passer autour d’eux les fuites en avant de ceux qui ne fuient rien, et qui ne vont au-devant de rien d’autre que d’une vie passée, passée à la regarder passer, passée depuis toujours. Victor regardait Anna. Il cherchait à comprendre pourquoi il ne pouvait s’en détacher, de cette forme vague, et presque invisible, de ses gestes sans cesse sur le point de se faire, et qui ne se faisaient jamais ; Anna maintenait tout en marchant la tête légèrement baissée sur le sol. Il fallait être loin. Il aurait fallu trouver un endroit hors du monde, n’importe où, mais loin, où le visage d’Anna levé aurait dissipé les mystères — et Victor en aurait eu la peau arrachée, il le savait ; Anna portait cela. Non qu’elle ait seulement échappé à la mort, mais qu’elle l’eût traversé, c’était sans doute ce dont témoignaient ses gestes, l’imminence sans cesse dérobée de ses gestes. Et voilà qu’elle devait mourir de nouveau. Victor essayait, tout en cherchant un endroit où aller, loin d’ici — et ce n’était pas fuir, au contraire — de comprendre la force qui se dégageaient d’elle ; sa voix qui avait lu tout à l’heure la lettre n’avait fait qu’amorcer une lente mais puissante violence, sourde et muette — il la pressentait déjà ; et savait qu’il n’en ressortirait pas indemne — il était prêt. Il avait attendu longtemps de s’y confronter. Anna ne revenait pas seulement avec leur passé à tous les deux, avec leur avenir possible ou impossible à tous les deux, elle n’apportait pas les regrets, ni les espoirs, mais sous chacun de ses pas, derrière ses gestes, ses silences, sa voix tendue, son visage presque disparu, elle apportait la fin de tout, de la peur, des colères, de ce qui l’avait maintenu en vie, lui, et de ce qui l’avait tuée, mais pas assez — et encore — : la fin de la survie, et comment nommer ce qui suit. Comment dire ce qui s’étendait au-devant, large et profond comme une plaie, une vie entière déjà traversée par la mort. Comment le dire. Anna se taisait, Victor la regardait, et ils marchaient, dans mars plongé sous la lumière, cette ville pesante qui sentait le retard, le temps perdu, cette ville plus petite qu’une chambre, le monde la recouvrait presque — et il fallait être ailleurs, n’importe où, mais hors de ce monde, plus loin ; trouver un endroit nouveau, mais déjà connu autrefois pour s’y replonger et changer l’espace ; un fleuve où se baigner une seconde fois. Victor aurait bien voulu la conduire chez lui, mais c’était impossible ; rentrer, et la journée se serait arrêtée sur elle-même ; et puis rue Saint-Sauveur, son frère avait dormi la nuit dernière, il ne savait pas dans quel état il aurait trouvé l’appartement. Victor, lui, avait passé la nuit assis quelque part, à attendre le matin. Il avait un peu dormi, sur un quai après Saint-Louis, mais s’était vite réveillé ; regarder la couleur de l’eau changer, passer du gris profond, au bleu laiteux du ciel de novembre. Au blanc cassé de mars. N’importe où hors du monde, ça excluait Saint-Sauveur. Ça excluait tout Paris — ou presque —, et il fallait bien trouver un endroit où aller, un lieu où s’asseoir et parler, se reconnaître. Rien ne lui venait. Alors, Victor reprenait sa route du matin, il marchait au hasard, encore ; et Anna se laissait conduire — mais rien n’était semblable au matin. Anna déplaçait la ville avec elle, les rues changeaient de place et d’histoire ; Victor pour la première fois depuis si longtemps les reconnaissait à nouveau. Le goût dans la bouche revenait, mais il revenait perdu comme une couleur passée sur un vêtement. Ils traversaient les endroits où ils avaient l’habitude d’aller autrefois, avant Berlin, avant la maladie, la neige sur la nuit, le reste. Les souvenirs revenaient tous seuls, et s’effaçaient, il n’était pas besoin de les rappeler, un regard suffisait, il était définitif. Anna marchait lentement. Lire la lettre l’avait apaisé — Berlin paraissait si loin, ces années soudain avaient finies par être derrière elle ; elles s’étaient achevées en quelques minutes, là ; elles s’étaient déchirées peu à peu derrière chaque mot qu’elle avait lu. Victor ne voulait pas savoir ce qu’il se passait. Il voulait trouver un endroit hors du monde, c’est tout ; un lieu où emmener Anna et rester avec elle, parler, la toucher, la regarder, attendre avec elle, et le temps ne serait pas le même que cette nuit — la nuit ne passerait jamais. N’importe où hors du monde, ce pouvait être n’importe où avec Anna — sauf ici —, il le comprenait maintenant ; avec elle, s’allongeaient les ombres de ces années, elle emmenait les possibles, elle emmenait les nuits où se parler et se toucher avaient un sens à nouveau. Quand Victor voyait des couples dans la rue, il méprisait cette gestuelle, cette parure vulgaire des promesses qu’on ne tiendrait pas ; et il se flattait toujours d’être seul. Il resterait seul à jamais, plutôt que de se laisser entraîner dans cette comédie d’appartenance, cette idée stupide de la propriété. Victor marchait avec Anna, mais ce n’était pas un couple ; pour rien au monde Victor, comme Anna, voulait donner l’impression d’être en couple, d’être un couple. Ils marchaient parce qu’ils cherchaient un lieu hors du monde où se donner, où continuer les jours là où ils les avait laissés, quelque part à Berlin, sous la neige, il y a des années. Les couples qui se donnent en spectacle sont de si mauvais acteurs. Ils ne font que jouer la comédie qu’attend l’autre — c’est histoire de croyance et de bonne volonté. L’appartenance dure le temps que s’achève cette croyance. Quand ils meurent ensemble, c’est souvent d’avoir vécu cette croyance jusqu’à les confondre avec la vie, leur vie obligée, liée à l’obligation de l’autre ; et plus rien ne distingue la vie du jeu qu’on lui fait faire. « Vous savez, les somnambules, quand vous les appelez, ils tombent… » Oui, ça ressemblait à cette phrase des Enfants du Paradis, lâchée par Maria Casarès comme pour se rattraper dans sa chute à un rayon de lumière. Il suffisait d’un simple appel, pas même un appel, un seul geste parfois, et puis ils tombaient par centaine. Mais ça n’amusait plus Victor, au contraire. Il ne les regardait même plus. Les caniches heureux de leur absolu oubliaient d’avoir honte — mais aménageaient leur dimanche pour le confort d’une vie sociale, et protéger le sommeil des appels sur lesquelles ils pouvaient trébucher. Ils oubliaient la prostitution qu’ils menaient à plus ou moins grand train. Ce n’était pas de la haine ordinaire — Victor après les avoir longtemps pris en pitié, s’était fait une raison. Il en était désormais indifférent : et réservait sa colère pour les sujets qui en valaient la peine. Anna marchait lentement, elle baissait la tête dans un demi sourire, et ne disait rien aux paroles de Victor qui continuait à la conduire au hasard, de la place des Victoires, jusqu’au Sentier, au hasard et sans but précis, hors cette recherche d’un lieu où se retirer, n’importe où hors du monde, hors des trafics répandus partout des appartenances concédées sur les corps, des chaînes qu’on lie et qu’on enroule autour des annulaires pour se jurer une fidélité abjecte — la respecter, et c’est mourir dans la contrition ; la dénoncer, et c’est vivre dans la trahison. Victor était intarissable. On avait inventé deux idées différentes pour une même culpabilité ; l’imagination des hommes, dans ce domaine comme dans d’autres, avait été redoutable. Il s’était tu. Il ne voulait surtout pas paraître moralisateur, juge des consciences dont il n’avait finalement que faire. Derrière une ruelle, près du Passage Choiseul, la rue des Filles-Saint-Thomas s’étendait lumineuse, et au coin une impasse vide s’ouvrait, des marches conduisaient en contrebas vers une petite cour, au pied d’un immeuble dont la large porte en bois s’ouvrait toute seule, brisée. L’immeuble, fait tout entier de bureaux sans doute, n’était pas habité. Anna reconnut la rue, et l’immeuble, et les marches qu’ils venaient de descendre. Elle se laissa conduire, silencieuse et indifférente, hors du monde.