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Champassak | Wat Phou à la lune recommencée

Et une dernière fois le fleuve

vendredi 14 février 2025


Janvier - juin 2025 : remonter le cours du monde par l’est.

— Le sommaire

 #1. Bangkok, ville furieuse
 #2. Ayutthaya & Sukhothai, ruines de ruines
 #3. Chiang Mai & Chiang Rai, vestiges du Lanna
 #4. Descendre le Mékong
 #5. Luang Prabang, d’or et de cendres
 #6. Nong Khiaw & Muang Ngoi, où va le nord Laos
 #7. Ban Phong Van, sources de l’or blanc
 #8. Xieng Maen, de l’autre côté
 #9. Kuang Si, ce qui tombe
 #10. Le Tak Bat, d’aubes en aubes
 #11. Vang Vieng, refuge de far-east
 #12. Vientiane, capitale intempestive
 #13. Les Quatre Mille Îles, et davantage de ciels
 #14. Champassak, à la lune recommencée
 #15. Phimai, perspectives futures du passé
 #16. Dans la jungle de Khao Yai, fragments sauvages
 #17. Bangkok, derniers feux
 #18. Sydney, dans les reflets, la ville dressée
 #19. De Sydney à Melbourne, la Ligne Bleue
 #20. Melbourne, ville sans promesse
 #21. De Melbourne à Adélaïde, The Great Ocean Road
 #22. Adélaïde, lenteurs et effacements


De Champassak, depuis mille cinq cent ans, le quinzième jour de la lune croissante du troisième mois lunaire est salué comme il se doit : prières psalmodiés, foire inhumaine, encens drapant l’air du soir, les ruines changent de formes, le Wat Phu semble davantage qu’une masse inerte de grès rose.

Champassak est un autre bout du monde. Les bouts du monde, on les invente autant qu’on les atteint. Ici, c’est un nom qui commence dans un sifflement et s’achève d’un claquement de langue : Champassak, syllabes rêches qui appellent la brume et les collines, le matin où rien ne bouge sinon la lumière sur le Mékong — ou ce qui ressemble au Mékong, fleuve aux milles nom et pour tous les noms.

Une dernière fois, le franchir depuis la mauvaise route venant des Quatre Mille Îles. On atteint une sorte de rive boueuse — c’est le quai. Une barge flottante dont on ne sait comment elle tient debout s’approche en tanguant, sans prévenir. On y pose la voiture par miracle, mais un autre truck viendra se garer aussi, rempli d’enfants qui prendront des selfies devant l’horizon comme on capture un mirage.

Le fleuve est plus large que jamais, lourd ; il fait semblant de couler sans hâte, et pourtant, à peine a-t-on le temps de s’accorder aux remous bruns que nous sommes sur l’autre rive. Champassak s’avance — ou recule — ville étalée, silencieuse, en attente de quelque chose qui déjà a eu lieu, avant même ce dont on se souvient. Au loin, les montagnes dont on devine les contours sacrés par toutes les religions.

Sitôt les sacs déposés, partir découvrir la ville ou ce qu’il en reste. La pandémie l’a coupée du monde et les tours opérateurs chinois n’ont pas cru bon de la remettre dans leurs programmes. Elle s’est vidée. La plupart des jeunes ont tenté leur chance en Thaïlande. Ils ne sont pas revenus. Ils ne reviendront plus. Reste : des rues vides, quelques pavillons bas, des carcasses de béton aux peintures fanées, du silence plein les murs, des chiens qui dorment sur les trottoirs, des volets clos sur les ombres étirées dans la torpeur.

Un temple repose là, au hasard, l’air d’être abandonné, marches recouvertes de poussière. C’est un leurre : je surprends des bhikkhus somnolant au pied d’un mur, le regard noyé dans un smartphone, guettant eux aussi ce qui ne viendra plus. L’absence, comme l’attente, est une façade derrière quoi s’abrite ce qui résiste.

Tout près, quelques maisons coloniales dressent encore leur orgueil défait sous des arbres sans feuille.

La lumière a tourné. Le jour va s’effacer. Le tuk-tuk file vers Wat Phou — et c’est une autre ville, une autre foule, un autre monde.

Ancienne capitale du royaume préangkorien de Chenla, sanctuaire shivaïte d’abord, puis temple bouddhiste, le Wat Phou se dresse dans l’axe du mont Phou Kao au sommet en forme de linga naturel qui symbolise Shiva lui-même. Ici, la géographie s’accorde fatalement aux étoiles qui elles-mêmes viennent s’ajustent aux sourires du Bouddha.

Le Wat Phou est le théâtre d’une célébration millénaire : le Boun Wat Phou, fusion de rites bouddhistes et de traditions populaires, coïncide avec le Magha Puja, qui honore le jour où mille deux cent disciples se rassemblèrent spontanément pour écouter l’enseignement du Bouddha. Durant trois jours et trois nuits, le site s’anime de processions, de danses, de chants. Les fidèles affluent de tous les pays pour gravir la colline, adresser les prières vers les dieux enclos, adorer la parole de Bouddha, vénérer les arbres, déposer les offrandes et brûler toute l’encens possible. Le dernier jour, à l’aube, la cérémonie d’aumônes voit dix mille âmes offrir nourriture aux moines. Au crépuscule, une procession aux chandelles illumine le temple, les fidèles défilant en silence, bougies à la main, traçant des cercles de lumière dans l’obscurité naissante de la première pleine lune du troisième mois lunaire.

La fête est à son dernier jour — on le devine partout à cette espèce d’épuisement qui s’est posé sur les corps, la terre, les arbres. Le sol est un tapis de déchets. Certains étals sont démontés. Le jour s’effondre aussi sur tout cela.

Pourtant, quelque chose persiste, comme une effervescence tirée par une invincible force d’inertie : dans le vacarme, on ne perçoit plus la différence entre les prières psalmodiées au micro et les hurlements des forains, entre les touristes adorateurs de foules et les dévots venus faire mérite. Le sacré est profané et le profane sacré. On mange. On prie. On hurle. On s’agenouille. On joue. On vend. On bénit. On prend des photos et le jour ne cesse de tomber.

Un pas après l’autre conduit vers les hauteurs devant soi. On monte. Les marches irrégulières du temple qu’est la montagne sont glissantes, usées jusqu’à la transparence et font trébucher autant qu’aller plus haut : tout est une métaphore censée convertir. Les pierres portent un fragment d’histoire : la plupart d’entre elles sont effondrées ; toutes autrefois gravées sont illisibles.

Autour, des voix : des enfants jouent dans les ruines comme dans une cour d’école oubliée par les dieux.

Des bhikkhunīs assises derrière des tables branlantes fabriquent des amulettes, tissent les fils rouges qu’elles nouent autour des poignets. Les visages des fidèles s’ouvrent, se ferment, se penchent vers d’autres visages. La foule remplit chaque seconde.

L’odeur d’encens, elle aussi, est partout, entêtante jusqu’à l’ivresse, au vertige.

Les haut-parleurs grésillent. Les voix des moines s’élèvent, déformées, étirées, mécaniques — comme si c’était la montagne elle-même qui priait.

En haut, il faut détourner le regard de la foule pour s’en reposer et respirer de nouveau.

Là, tout s’ouvre : le site, le fleuve, les jours passés et ceux à venir. Tout est soudain visible, et tout reste incompréhensible.

On atteint ce point dans la montagne au-delà du langage, du pensable.

La nuit tombe alors comme on tire un rideau.

Les prières continuent de monter pour ne plus se distinguer de la rumeur.

Il faut ensuite redescendre.

La lune se lève sur chaque chose. Tout peut commencer.

Des lanternes s’envolent, les unes après les autres, traînant derrière elles un peu de ce qu’on aurait voulu dire et qu’on n’a pas su formuler. J’en allume une, qui s’embrase aussitôt. Un présage évidemment qui dirait qu’il vaut mieux renoncer à ses vœux avant qu’ils ne prennent feu. Ou une leçon, tout aussi orientale que cette vie : tout ce qui s’élève doit d’abord apprendre à brûler. Autre hypothèse : je ne sais décidément pas faire.

Une femme s’approche, me sourit — par pitié —, et m’aide. Entre nos mains, la seconde lanterne monte alors soudain, file et disparaît parmi les mille autres — légère comme une promesse qui ne sera jamais tenue.

Le miracle : qu’elle s’élève quand même.

La fête s’achèvera bien après qu’on la laisse là en l’état. Elle prendra fin au petit matin, avant de renaître lors de la prochaine première pleine lune du troisième mois lunaire. Elle reviendra, puisqu’elle elle est revenue ; elle reviendra encore.

Depuis mille ans, malgré les siècles et les empires, les guerres, les oublis, quelque chose monte toujours ici, qui s’éloigne et disparaît dans la nuit, et recommence – mais quoi ? on ne saurait dire.