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Melbourne | Ville sans promesse
Ce qui insiste
vendredi 7 mars 2025

Janvier - juin 2025 : remonter le cours du monde par l’est.
— Le sommaire
– #1. Bangkok, ville furieuse
– #2. Ayutthaya & Sukhothai, ruines de ruines
– #3. Chiang Mai & Chiang Rai, vestiges du Lanna
– #4. Descendre le Mékong
– #5. Luang Prabang, d’or et de cendres
– #6. Nong Khiaw & Muang Ngoi, où va le nord Laos
– #7. Ban Phong Van, sources de l’or blanc
– #8. Xieng Maen, de l’autre côté
– #9. Kuang Si, ce qui tombe
– #10. Le Tak Bat, d’aubes en aubes
– #11. Vang Vieng, refuge de far-east
– #12. Vientiane, capitale intempestive
– #13. Les Quatre Mille Îles, et davantage de ciels
– #14. Champassak, à la lune recommencée
– #15. Phimai, perspectives futures du passé
– #16. Dans la jungle de Khao Yai, fragments sauvages
– #17. Bangkok, derniers feux
– #18. Sydney, dans les reflets, la ville dressée
– #19. De Sydney à Melbourne, la Ligne Bleue
– #20. Melbourne, ville sans promesse
– #21. De Melbourne à Adélaïde, The Great Ocean Road
– #22. Adélaïde, lenteurs et effacements
De Melbourne, il faudrait écrire non pas les cartes, mais leurs effacements — les fissures, les ratures, les plaques de rue arrachées, les noms disparus dans le plâtre humide des immeubles éventrés, ces déchirures où le vent s’engouffre, saturé de lumière grise, cet air à peine respirable qui laisse sur les vitres des bureaux fermés des traces de sel, de suie, les noms effacés à la craie sur les murs de brique rouge, les promesses griffonnées par des mains anonymes —et les lignes de tramway comme autant de rayures qu’on relirait à l’envers ou sur une paume ouverte, et l’on devinerait : les enfants, la mort.
Il faudrait écrire la ville dans ce qu’elle cache sous l’épaisseur du silence — pas celui des nuits calmes, mais celui qui s’installe entre deux regards qui ne se croisent pas, dans la bouche fermée des passants qui marchent vite, sans regarder devant eux, sans reconnaître les ombres qu’ils croisent, les corps qui se frôlent sans se toucher, sans se nommer, sans savoir ce qui les fait encore tenir — ou de quelles absences ils sont faits ; les rues comme des fragments, la ville comme une pensée interrompue, mauvais poème qui se déploie dans l’air sali pour retomber en poussière de lumière sur les tramways au croisement des ombres et des absents — passants qui ne savent pas où ils sont, ni qui ils sont, ni le nom de ceux à qui ils ont volé la ville, sans même savoir qu’il y a eu vol, sans même savoir qu’il y a une ville.
Écrire ces rues comme des séquences interrompues — des récits morts-nés, jamais réclamés ni pleurés. Ici, un vieil homme donne à manger aux oiseaux sur un banc tagué « no future ». Là, un gosse passe en trottinette devant une vitrine vide d’agence immobilière, où un panneau for lease colle au verre comme une menace douce. Les jours glissent, autant de trains qui ne s’arrêtent plus.
Et malgré tout — malgré les odeurs de barbecue dans les backyards quadrillés de grillages, les parcs rendus aux playgrounds en plastique, les bières tièdes bues sur les balcons face à des immeubles qui montent trop vite, malgré les start-ups asphyxiées dans les open spaces transparents comme des aquariums vides, malgré les haies taillées à la cisaille autour des pavillons rénovés d’East Brunswick, comme pour refuser le monde, malgré les derniers graffitis arrachés à Hosier Lane, lissés, photographiés, revendus, malgré les loyers qui expulsent jusqu’aux souvenirs, malgré les traders filant le soir vers les rooftops hors de prix avec vue imprenable sur une Yarra qui ne charrie plus que des reflets, malgré Federation Square devenu centre commercial, Barcelona Terrace livrée aux promoteurs, Fitzroy bradée aux burger joints et à l’esthétique vintage des fripes hors de prix — regarder Melbourne d’en bas. Pas d’en bas comme un point de vue, mais comme un aveu. Regarder Melbourne comme on regarde quelqu’un qui ne vous reconnaît pas. Regarder la ville telle qu’elle insiste — dans les angles morts du matin, les buissons brûlés des terrains vagues, les lampadaires toujours allumés au milieu de nulle part, les lignes de chemin de fer qui dessinent des frontières qu’aucun plan ne montre, les parkings d’Altona où rien ne commence jamais, le regard des femmes seules à l’arrêt de bus, les files d’attente des restos d’aide alimentaire à Footscray, les voix en somalien, en vietnamien, en grec, qui remplissent la ville de phrases que personne ne traduit, mais que tout le monde entend. Melbourne n’existe plus — elle continue.
Il faudrait écrire aussi ce qu’on ne voit qu’après — la brique noire des usines désaffectées de South Melbourne, les silos repeints aux couleurs d’un futur qui n’a jamais eu lieu, les enseignes fantômes des vieilles échoppes polonaises ou grecques sur Sydney Road, les langues qu’on entend dans les bus très tôt le matin. Il faudrait écrire que cette ville s’est bâtie non pas sur l’or —comme aiment à le dire les brochures — mais sur les terres volées aux Kulin Nations, sur les lignes droites des premiers relevés coloniaux, sur les ratures de cette première carte : Batman Hill rasée pour dresser les bureaux de la NAB, les rivières détournées, les noms effacés, puis rebaptisés — comme on rebaptise les chiens perdus. Melbourne tient même pas son nom d’une chose, d’un lieu : nommé en l’honneur (mais lequel ?) de William Lamb, victomte de Melbourne, premier ministre de la reine Victoria. En vieil anglais Milbourne désignait un moulin posé sur un cours d’eau.
Et pourtant tout tient — de travers. Les tours de verre montent sans racine, et parfois on croit qu’elles vont se coucher sous le vent du sud. Le centre-ville n’est qu’un prétexte : on y entre sans jamais y rester. Les rails coupent la ville comme des cicatrices mal fermées. La gare de Flinders Street ressemble à un décor pour un film qu’on aurait oublié de tourner. Elle fait face à la Yarra comme si elle s’excusait. Et le fleuve lui-même ne coule pas : il stagne, s’épuise, lent et brun, comme un animal blessé, une autre vie perdue sous les lofts d’artistes. Rien ici ne mène à la mer — la mer est trop loin, ou trop vague, ou trop honteuse.
Melbourne n’a pas d’horizon. Pas de baie, pas d’ouverture bleue. Rien à quoi s’accrocher. C’est une ville qui se replie sur elle-même comme si chaque quartier hésitait à être ce qu’il est. À St Kilda, les backpackers font la queue pour voir les manchots pendant que les sans-abris dorment face à Luna Park. À Footscray, l’odeur du pho se mêle à celle du goudron chaud, et dans les galeries de Richmond, les galeries sont devenues des showrooms — les galeries d’art ont fermé.
Tout est trop cher ou trop loin. On vit à vingt minutes de là où on travaille. Le tram en met quarante. Il faut compter. La vie coûte. Elle coûte en silence, en fatigue, en compromis. Et pourtant, la ville résiste — non pas par ses projets, mais par ses détails : la pluie fine sur les toits de tôle, les jacarandas en fleur, les chiens sans laisse dans les parcs de Coburg, les files d’attente du dimanche matin devant les boulangers libanais de Thornbury.
Regarder Melbourne d’en bas : une position. On y est. On n’en sort pas. La ville colle. Elle insiste donc : dans les détails, dans ce qui n’est pas refait. Les trottoirs disjoints. Les façades qui s’écaillent. Les visages fatigués. Les silences partout.
Melbourne. Ville dense, rêche, construite sur l’absence de promesse et d’horizon.