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Vers la Nouvelle-Zélande | Enjamber le Pacifique

Jusqu’au moment où l’est bascule

samedi 22 mars 2025


Janvier - juin 2025 : remonter le cours du monde par l’est.

— Le sommaire

 #1. Bangkok, ville furieuse
 #2. Ayutthaya & Sukhothai, ruines de ruines
 #3. Chiang Mai & Chiang Rai, vestiges du Lanna
 #4. Descendre le Mékong
 #5. Luang Prabang, d’or et de cendres
 #6. Nong Khiaw & Muang Ngoi, où va le nord Laos
 #7. Ban Phong Van, sources de l’or blanc
 #8. Xieng Maen, de l’autre côté
 #9. Kuang Si, ce qui tombe
 #10. Le Tak Bat, d’aubes en aubes
 #11. Vang Vieng, refuge de far-east
 #12. Vientiane, capitale intempestive
 #13. Les Quatre Mille Îles, et davantage de ciels
 #14. Champassak, à la lune recommencée
 #15. Phimai, perspectives futures du passé
 #16. Dans la jungle de Khao Yai, fragments sauvages
 #17. Bangkok, derniers feux
 #18. Sydney, dans les reflets, la ville dressée
 #19. De Sydney à Melbourne, la Ligne Bleue
 #20. Melbourne, ville sans promesse
 #21. De Melbourne à Adélaïde, The Great Ocean Road
 #22. Adélaïde, lenteurs et effacements
 #23. Vers la Nouvelle-Zélande, enjamber le Pacifique


Sydney s’efface derrière l’aile de l’avion. La lumière pâle de la ville cède la place au ciel, à la mer, et bientôt à cette chose dans laquelle vont se confondre l’un et l’autre et qui ne porte pas de nom. Au-dessus, les ciels se diluent dans leur teinte abstraite et sans nuance. Cela pourrait durait des heures, et d’ailleurs, ça dure des heures.

Mais peu à peu, là-bas, au-delà, l’île du Sud. Sa forme discrète se dessine, à peine perceptible, suffisante pour faire vaciller l’ordre du monde. Elle n’est pas la fin, elle est la continuation de la fin, cette rupture qui prolonge la ligne droite du ciel.

L’avion se glisse entre les montagnes. Les Alpes du Sud — quel nom — se dressent comme des bêtes endormies figées dans la lumière crue de l’aube. Moins une chaîne de montagnes, qu’une cassure, éclat dans la carte, division où le monde semble s’être séparé de lui-même. Leur cime, glacée, paraît ce cri suspendu. Le sol, là-dessous, semble à peine supportable, comme si l’air lui-même avait du mal à se maintenir. Les crêtes coupent tout, jusqu’au temps. Il n’y a plus d’hier, pas encore de demain. Il y a cette ligne, dure et tranchée, sans durée.

Sous nous, la rivière Waimakariri serpente, lentement, corps qui refuse de se rendre, ligne qui s’enroule autour de la terre, mémoire inscrite dans le sol et qui s’insinue sans fin ni but, ni retour. Elle murmure des choses anciennes que le vent est las de porter, et qu’on ne comprend plus tout à fait. La rivière ne conduit nulle part. Elle est ce passage secret dans lequel le pays se cache, couvert de honte. L’eau s’éloigne, incertaine, et sa course est sans question. Elle traverse la terre et ne la trouble pas, plus vieille que tout.

Enfin, Christchurch, l’ombre d’un nom, Ōtautahi. On la survole sans la voir comme on effleure une surface trop lisse pour y laisser une empreinte. Ōtautahi. Là où les ancêtres ont planté leur regard, où l’arbre s’élance dans la brume, où le sol tremble encore sous l’écho des premiers chants. Un lieu sans repos. Ses rues serpentent comme une peau qui s’est formée autour d’un corps qui aurait refusé la caresse.

Christchurch porte son nom en elle, ce nom qui a glissé des lèvres des Maoris, chargé de l’histoire et du souffle d’une terre qui, elle aussi, n’a cessé de se réécrire. Le nom des colons l’a effacée, mais elle demeure, en dépit des tueries, des viols et de l’indifférence, là, sous la poussière et le béton. Il suffirait d’un souffle pour qu’elle ressurgisse, dans la tristesse de l’histoire, dans l’éternelle lenteur du monde. Mais on n’est capable d’un râle seulement.

Aotearoa. « Le Pays du Long Nuage Blanc ». Il n’y a pas de nuage ici, juste une brume qui ne finit jamais. Une brume qui roule au-dessus de la mer, flotte sur les montagnes, se pose sur la terre en vérité muette. La terre, à son tour, s’efface. La géographie se disloque pour se fondre dans les cieux. Ce n’est pas un lieu où l’on va, mais un lieu qui nous trouve, nous défait, et nous oublie. Pas de fin dans ces paysages. Des commencements qui s’ouvrent sur des gouffres, leurs vertiges. La terre voyage sans retour et sans but, dans un espace où le temps, lui aussi, semble avoir appris à s’oublier.