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Mahmoud Darwich | على هذه الارض
« Sur cette terre »
lundi 27 novembre 2023
D’ici, le long de la Vieille Charité quand on lui tourne le dos et qu’on va vers le Port, on respire la mer sans la voir, la mer qui relie de l’autre côté de cette vie ce qui s’effondre sous nos yeux, sans qu’on puisse non plus vraiment voir la catastrophe autrement que par éclats d’images qui ne font qu’amonceler leurs gravats au fond desquels parfois un fragment de corps immobile dépasse. Dans la distance, l’approche, le désespoir et l’impuissance, on avance, on marche, on enjambe les images et les pensées comme si c’était des fragments de corps épars dans les ruines qu’on enjambe pour rejoindre un lieu à l’abri qu’on ne trouvera jamais.
Je marchais lentement dans le Panier ce jour-là, il faisait beau et terriblement froid, dans le silence tranquille et froid du matin coupant les lèvres et je laissais autour de moi défiler les peintures immenses sur les murs qui les tiennent droit, toutes ces inscriptions rageuses, ces appels à des manifestations aux dates passées, peintures murales qui forment ici le décor parfait d’un quartier populaire livré aux regards des touristes.
Ce matin-là, les rues sont vides, comme en attente. Je passe. Avant de descendre vers le théâtre du Lenche, je croise un regard : ce jeune garçon dessiné dans l’encadrement d’une fenêtre murée. On dirait qu’il attend lui aussi, ou qu’il guette ; son regard est affûté, alerte. Il n’a pas d’arme. Il surveille de tout son corps ce qui va arriver, peut-être le menace. C’est au-dessus de son épaule, et des nôtres, ce qui est derrière nous, qui vient. Il est adossé à un paysage sans profondeur, pure tâche de sang sur quoi il prend appui.
Évidemment tout fait signe, trace, aura encore d’une Histoire qu’on ne sait pas encore nommer. Je prends l’image à la volée pour l’emporter avec moi sans trop savoir ce que je pourrai en faire, sûr cependant qu’elle saura faire quelque chose de moi. J’attendrai quelques jours avant de la déposer ici auprès des mots de Darwich et sous le fracas des armes qui se sont tues pour mieux reprendre.
Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : l’hésitation d’avril, l’odeur du pain à l’aube, les opinions d’une femme sur les hommes, les écrits d’Eschyle, le commencement de l’amour, l’herbe sur une pierre, des mères debout sur un filet de flûte et la peur qu’inspire le souvenir aux conquérants.
Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : la fin de septembre, une femme qui sort de la quarantaine, mûre de tous ses abricots, l’heure de soleil en prison, des nuages qui imitent une volée de créatures, les acclamations d’un peuple pour ceux qui montent, souriants, vers leur mort et la peur qu’inspirent les chansons aux tyrans.
Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : sur cette terre, se tient la maîtresse de la terre, mère des préludes et des épilogues. On l’appelait Palestine. On l’appelle désormais Palestine. Ma Dame, je mérite la vie, car tu es ma Dame.
La terre nous est étroite et autres poèmes (2000)