arnaud maïsetti | carnets

Accueil > BERNARD-MARIE KOLTÈS | « RACONTER BIEN » > Koltès | articles & notes > Koltès | Genèses de Dans la solitude des champs de coton

Koltès | Genèses de Dans la solitude des champs de coton

Chapitre issu de Dans la solitude de Bernard-Marie Koltès, éds. Herman

mardi 1er juillet 2014

Article paru en juillet 2014 dans l’ouvrage Dans la solitude de Bernard-Marie Koltès, publié aux éditions Herman dans la collection Textuel, et que j’ai dirigé avec Christophe Bident et Sylvie Patron – recueil de textes autour de la pièce Dans la solitude des champs de coton


Genèses : retrouver sa langue et tensions vers l’épure

Aux origines nombreuses de l’écriture, il y a ce qui appartient à l’exigence profonde, une contrainte intérieure, et ce qui relève du poids de la circonstance, l’évidence de rencontres et ces appels qu’elles provoquent. Peu d’écritures comme celle de Bernard-Marie Koltès ne s’élaborent depuis cette articulation secrète entre l’expérience, la vie et le désir de nommer ces espaces de langage et de fiction dans lesquels sera nommée l’appartenance au présent, où dans le champs de force de l’écriture se déposerait la matière vive du réel que la langue va traverser. Mais il y aussi dans l’énergie singulière qui engage cette écriture, les flux qui circulent d’un texte à l’autre, ou comment l’écriture naît de ce qui la précède, au moins autant pour la prolonger que pour s’y mesurer, s’en écarter aussi, un défi des origines pour la produire de nouveau. Si cette écriture possède pour elle ses autonomies successives, elle est animée également, plus secrètement, d’un processus vital : entre chaque pièce fraie le désir d’un retour et d’un écart. Écrire, pour Koltès, c’est toujours en partie réécrire, non pour reproduire, mais mieux s’inventer. Cette exigence n’est pas sans rapport avec une manière d’envisager radicalement la vie, où l’expérience ne peut s’accomplir qu’une fois, et une fois seulement, avec la volonté de la traverser entièrement pour en finir avec elle : « Moi, j’ai deux valises ; une sur laquelle c’est écrit ‘‘plus jamais ça’’ ; et sur l’autre : ‘‘j’ai pas encore essayé’’. Et je passe ma vie à faire passer ce qu’il y a dans celle-ci dans l’autre [1] . » comme le dit Tony. Cette écriture se mesure ainsi à toutes ses tensions, qui sont autant de paradoxes féconds — s’en saisir, ce serait non pas résoudre l’écriture en retraçant sa génétique, mais plutôt travailler à ses points d’incitations multiples, et de la vie et de l’écriture, en disposer les forces en présence qui la produisent.

Comme tous les textes de son auteur, Dans la solitude des champs de coton réécrit dans une certaine mesure la vie ainsi que tous ses textes passés, leur répond, en déplace les enjeux et permet à tous les textes suivants de s’écrire aussi ensuite — c’est pourquoi revenir sur cette énergie vitale de l’écriture, sa génération intérieure (par l’écriture) et extérieure (par la vie) est si important en regard de cette œuvre : ici, plus essentiellement. Car ce qui se joue dans cette pièce est plus fondamental encore, tant il semblerait que plus que d’autres elle tend à envelopper l’ensemble du geste d’écriture, posant avec acuité les enjeux mêmes de composition qui président à toute son œuvre, affrontant au plus près son lieu et sa formule. Pièce élémentaire à plus d’un titre, centralité puissante d’une œuvre et d’un auteur, Dans la solitude des champs de coton a pu figurer pour beaucoup de ses lecteurs comme un fétiche, symbole même, jusqu’à devenir l’œuvre majuscule du dramaturge, d’une époque aussi peut-être, en dépit d’une radicalité considérable, ou à la faveur de cette radicalité. C’est dans les méandres de son écriture que l’on peut comprendre comment est née cette pièce, ce qui a présidé à son désir et son élan, selon quels objectifs et quels critères, en vertu de quelles puissances elle fut élaborée, à quelles réponses intérieures elle fut formulée, et pour répondre de quelles expériences elles a été traversée.

Le printemps 1985 est l’épreuve d’un désœuvrement. Depuis les premières essais à Strasbourg, jusqu’à la fin, les moments qui suivent la rédaction d’un texte sont pour Koltès souvent décisifs dans le silence même qu’ils imposent, le vide qui se creuse dans le corps et l’esprit où viendra se loger le désir d’écrire, ensuite.

La tension est tombée ; les yeux se referment. C’est un peu cette sensation de l’aube quand on était éveillé toute la nuit : le vide, la fausse hésitation au milieu de chimères, l’état. Le sentiment d’une masse énorme qui s’est vidée, et dont les contours à présent informes ne savent plus que faire, et cherchent à se contracter pour retrouver une force. C’est un filet gonflé de poissons et qui s’est crevé, et qui flotte doucement, avec des algues et des cailloux passant au travers des mailles.
Pour ma part du moins, physiquement, le rétablissement a été immédiat, et j’en suis étonné : en trois nuits je suis reposé, et moi qui prévoyais un mois de « convalescence », je me trouve dès maintenant sur pieds ! C’est plutôt ce vide dont je te parlais qui est embêtant. Mais le remède est là : le travail, et le départ pour autre chose ; « laisser derrière soi-même les esquisses les plus aimées » [2] …

Réécrire, c’est dans l’amour réalisé d’une pièce achevée, l’abandon aussi de ce qui a été accompli — rien ne viendra démentir l’importance des forces nommées dans cette lettre, qui date pourtant du premier texte de Koltès : rémission qui exige cette paradoxale attitude, l’en-allée rimbaldienne qui organise les virages les plus considérables d’une pièce à l’autre. C’est à ce point qu’on pourrait considérer, avec nuances, qu’il semble exister comme une dramaturgie par pièce, ou une poétique par texte — même si ces poétiques demeurent traversées d’une même exigence et enveloppée par une même tension, celle qui porte sur le récit d’un monde éprouvé en conscience qu’il s’agit, dans la langue, de reconquérir.

Ce printemps 1985, Bernard-Marie Koltès est à une nouvelle croisée : Quai Ouest est achevée depuis près d’un an, mais ne sera créée en France par Patrice Chéreau à Nanterre-Amandiers seulement l’année d’après, au printemps 1986. Immédiatement après la fin de la rédaction de Quai Ouest, l’auteur avait pris ses distances avec une écriture théâtrale : les contraintes formelles qu’il s’était alors imposé l’avait conduit à un labeur lent et précis — il dira l’avoir mené sans plaisir, se soumettant à des règles qui fondaient alors pour lui une dramaturgie précise, complexe. On ne saurait comprendre les poétiques choisies après 1983 sans voir qu’elles furent toutes des contre-pieds, Quai Ouest figurant le point ultime d’une machinerie répondant à des lois que toutes les œuvres ultérieures vont déconstruire. C’est d’abord vers l’écriture cinéma que Koltès se tourne. L’année 1984 est ainsi consacré à ce rêve de scénario : Nickel Stuff, pour se reposer de Quai Ouest, retrouver le plaisir d’écrire.

j’écris un scénario de cinéma (Saturday night fever N° 3). Casting : John Travolta, Robert de Niro, etc. Je m’amuse bien à ça, c’est moins fatigant que le théâtre [3] .

Mais ce désir d’écriture passe « avec une brutalité ! [4] » . Si les contraintes formelles de composition d’un scénario de film sont plus souples que pour une pièce de théâtre, celles qui portent sur la production de l’œuvre sont plus lourdes encore, et le scénario ne sera jamais tourné. Du moins cette expérience lui aura-elle permis de se libérer de l’architecture textuelle puissante qui organisait Quai Ouest, d’envisager aussi la possibilité d’une vitesse dans la rédaction, de rêver plus largement enfin à des expérimentations sur le temps et l’espace, leurs forces relatives d’exposition et de contre-poids à l’image. Tout matériau qui ne restera pas lettre morte.

Ce printemps d’attente avant la création de Quai Ouest, Koltès le passe à voyager et à écrire — ce qui produit l’un, ce qui est la cause de l’autre, impossible de le savoir évidemment. Si pour l’auteur voyager est la condition de l’écriture, et l’écriture le sens des voyages, les deux énergies se renversent souvent, dans un jeu de relation où la finalité, en tout, demeure l’expérience de vivre : charge à la vie de produire matière vive pour l’écriture, et à l’écriture puissance d’intensifier la vie. Comme pour tromper le désœuvrement, le peupler, une autre pièce est entreprise. Koltès la puise directement aux sources de Quai Ouest dont il déplace singulièrement la géométrie.

Comme pour la pièce précédente, les légendes d’une source originelle sont nombreuses — légendes qui participent en partie de la constitution de cette pièce, de l’imaginaire qui le peuple. Dans un entretien avec François Koltès [5] , Patrice Chéreau se souvient d’un récit fait par Koltès de ses rencontres dans les hangars, près des docks de New York, dans l’East Side. Un homme s’approche de lui et immédiatement lui propose ce qu’il a : et il a tout — de l’herbe, de la coke, de l’héroïne, de l’ecstasy… Cela ne dure que quelques instants, le temps que Koltès se rende compte que l’homme en réalité n’avait rien, et qu’il faisait la manche. Une scène minimale, énigmatique et évidente, scène de troc, de deal, de drague homosexuelle tout à la fois, à la puissance allégorique telle qu’il importe peu de savoir si elle a eu lieu ou non, tant ce qui compte est le récit qu’en a fait Koltès à Chéreau, et celui qu’en retour celui-ci a formulé sur un souvenir altéré. C’est que Chéreau, dans l’entretien, se reprend : était-ce à l’occasion de Quai Ouest que Koltès lui confia ce récit-expérience ? Ou pour l’autre pièce, celle précisément que l’auteur compose, pendant les répétitions de Quai Ouest ?

Cette année 1985, Koltès bénéficie d’une bourse d’écriture à la faveur d’une commande de Pierre Audi pour l’Almeida, un théâtre de Londres — de l’argent, du temps : les conditions réunies du voyage, c’est-à-dire de l’écriture. C’est jusqu’au début de l’année 1986, au gré d’allers retour entre New York (au printemps, à l’automne) et Paris, quelque mois d’une écriture rapide, dense, emportée : Koltès dira alors son plaisir retrouvé après le labeur de la précédente. C’est même l’une des pièces les plus rapides de l’ensemble de son œuvre.

Comme Quai Ouest, c’est donc aux États-Unis qu’il la rédige, décidément terre d’écriture, qui permet un rapport d’étrangeté à la langue pour mieux en reprendre possession dans l’écriture, au dehors de la langue parlée dans la vie :

D. M. — Le lien avec les U.S.A. ?
B.-M. K. — J’ai écrit le texte là-bas. Ça m’a bien aidé. On entretient un rapport avec le langage dans un pays étranger qui est étonnant. J’écris différemment, par exemple, à New York qu’à Paris. On prend une espèce de plaisir parce qu’on est très seul. C’est une langue qu’on ne parle pas un ou deux mois. L’écrire à côté, c’est étrange. On a l’impression de retrouver sa langue. De la retrouver autrement. Les clichés s’effacent [6] .

Dialectique première qui rejoue celle de Combat de nègre et chiens (au Guatemala) et surtout, donc, de Quai Ouest — traverser sa langue d’écriture, muette, par la langue étrangère, parlée, quotidienne : envers et endroit d’une parole qui doit passer par la dépossession pour s’éprouver, décaper les habitudes normatives qui l’encombrent et la redécouvrir. Manière d’inventer une langue aussi : une rhétorique qui soit tout à la fois étrangère et familière, une langue de rêve enfin, intime, qu’on ne peut parler que dans la solitude.
Mais la dialectique porte également sur la génétique continue des écritures : de Quai Ouest à ce texte, c’est moins une prolongation qu’une rupture quant à l’incitation même du geste, et aux décisions en amont — un seul mot d’ordre en ces prémices : le plaisir, qui n’est pas seulement celui de la composer à l’étranger, mais surtout d’écrire différemment qu’avant. Il est en effet impossible de comprendre la nature de ce geste sans l’envisager via ce contrepoint : la dialectique nette, déchirure qui après la machinerie complexe et laborieuse cherche une simplicité immédiate. À la sophistication dramaturgique de Quai Ouest, ses nombreux personnages, ses entrées et sorties réglées au millimètre, son espace multiple de lumières et d’ombres aux variations infimes, ses enjeux d’intrigues à fonds redoublés, ses langues aussi plurielles que les corps qui les portent, Koltès répond par contrepied : et jouera à front renversé. On pourrait retourner presque terme à terme la logique technique de la première pièce new-yorkaise : comme une symétrie à la fois parfaite et inverse, née du désir premier, primal, de retrouver le plaisir de l’écriture — celui du verbe posé dans sa matière vive, dans son nerf le plus exposé, nue, qui compose la phrase en même temps que l’intrigue, et le personnage et la scène, qui deviendra unique, mêlée à l’acte, à la pièce entière qui se confond dans un seul dialogue, une seule coulée de temps et d’espace et de corps et de langues.

C’est cependant entraîné par l’exigence mathématique de Quai Ouest qu’il se lance confiant dans le flot de la phrase, et c’est pourquoi il n’y a pas retour régressif aux premières dramaturgies, celle du verbe délié de la structure et appuyé sur sa seule puissance de profération. Dans le souvenir mêlé de Chéreau demeurent cette articulation autour du lieu, des demandes obscures qui ne sont pas celles que l’on croit, des relations de dépendance aux autres qui se disent à l’envers du langage — tout ce que Quai Ouest avait traversé trouve là sa formule quasi-physique, axiomatique, précipitée dans la pseudo-légende racontée par Koltès. La superstructure qui permettra l’écriture libre, une fois posée dans sa plus pure simplicité et évidence, sans autre justification que son établissement premier, définitif, sans autre évolution surtout que le temps qui produit les mots, durée et espace amassés en eux. Ainsi s’écrit dans un flux qui répond de loin à celui de l’autre miracle — aux yeux de son auteur : l’écriture qui trouve sa juste forme — du printemps 1977 et de La Nuit juste avant les forêts, ce second texte new-yorkais, qui s’appellera Dans la Solitude des champs de coton.

De La Nuit juste avant les forêts, Koltès retrouve en effet, comme pour le reprendre de zéro et le prolonger, ce geste premier de l’adresse au premier qui passe d’une demande informulable. Mais cette fois, le monologue trouve un écho, un autre monologue, équivalent, miroir, appui second à la recherche d’un appui à son tour pour s’édifier. Quand pour le monologue le silence de l’autre faisait tenir l’édifice, ici le silence sera parlé, et s’échangera — échange de parole autant qu’échange de silence — dans un jeu de vertige où chacun gardera à tour de rôle le silence de l’autre ; alors c’est le dialogue que Koltès invente, c’est-à-dire découvre, avec une radicalité aussi neuve qu’il avait fouillé celle du monologue. Et comme pour le monologue de 1977, l’auteur l’écrit en défi du théâtre.

— Ce texte n’est pas écrit pour le théâtre ?
— Non, c’est un dialogue. Alors, savoir si on peut monter un dialogue au théâtre ? Chéreau va prouver que oui. Mais, non, ce n’est pas une pièce, ça touche à d’autres cordes. Je n’ai pas eu les soucis des pièces, qui sont énormes. Et là, j’ai eu une telle liberté, un plaisir en me disant : si ça ne se monte pas…
— Et vous l’avez écrit en pensant à Chéreau ?
— Je l’ai écrit pour le plaisir. mais je savais que Chéreau le monterait, parce qu’il me demandait beaucoup ce que j’écrivais. Et je me disais : lui, à mon avis, il est capable de le faire. Mais je ne me suis pas du tout soucié de ça. À cause de la dramaturgie, la proportion du plaisir et de la difficulté, il y a un moment où ça bascule, et c’est navrant. C’est marrant de temps en temps de se remettre à écrire sans souci, juste pour le plaisir d’écrire. J’avais oublié que je pouvais en avoir. Et là, je l’ai retrouvé [7] .

Le plaisir naît d’un rapport immédiat à l’écriture dramaturgique, d’un défi sous forme de combat avec le théâtre comme cadre et contraintes : « je suis toujours fâché avec le théâtre, et j’y reviens toujours. Entre ma première pièce, La Nuit juste avant les forêts, et Quai Ouest, j’ai approfondi ma technique. Je vais vers plus de simplicité, je cherche l’immédiat. Un comique direct [8] . » Ces propos de juin 1986 répondent à une question sur Quai Ouest, mais sont tenus juste après la rédaction de Dans la Solitude des champs de coton — ils traduisent bien, avec une certaine provocation, cette volonté d’avoir prise sur les moyens de l’écriture, et le regard en surplomb qui la détermine. La maîtrise de la technique équivaut dans son esprit à un certain dépouillement : une efficacité qui voudrait tendre vers une épure, touchant autant la structure que la lexis. « Avec Dans la Solitude des champs de coton, j’ai voulu écrire une pièce courte, réduite à l’essentiel, sans la moindre nécessité d’artifice [9] . » Avec le plaisir, l’écriture gagne en efficacité, en densité — débarrassé des contraintes formelles, Koltès retrouve la vitesse d’exécution qui l’avait emporté au moment de l’écriture de La Nuit juste avant les forêts.

Deux voix jouent le commerce du temps, passent le temps : comme au pied d’un arbre, en Afrique, deux hommes discutent ; non pas comme dans nos sociétés occidentales pour aboutir à une résolution ou une entente, mais pour le simple goût de parler — poétique de la palabre [10] . C’est l’autre origine, mythique, de la pièce : africaine, après (ou avec) l’origine américaine, la pièce-palabre, telle que Koltès avait pu y assister, au Sénégal, au Mali, telle qu’il a pu être tenté de la transposer aussi. La palabre, c’est à l’origine une « assemblée coutumière, réservée aux hommes, où s’échangent les nouvelles, se discutent les affaires pendantes, se prennent les décisions importantes [11] … », et qui fixe la loi, ou la discute. De là, elle est cette « discussion longue, difficile, souvent inutile [12] », puisque sans direction ni but précis. De la palabre, Koltès aurait conservé son dynamisme : une parole de la « juridiction », qui cherche la loi et la trouve dans son rythme, qui ne se nourrit seulement d’elle-même, et prend de l’ampleur à mesure qu’elle se constitue, grossissant de son propre matériau accumulé qui l’emporte.

Il y a une deuxième origine africaine de la pièce qui préside à l’incitation de son écriture — autre dialectique (autre renversement depuis le même bord du monde) : non pas le Sénégal, mais le Maroc. À l’automne 1979, lors d’un voyage à Marrakech, Koltès assiste à une longue scène de vente, où un client marchande l’achat d’un tapis. C’est la cérémonie réglée du commerce du temps plus que de l’argent, le jeu de rôle et ses non-dits, le rituel d’un passe-temps, où ce qui passe du temps et de la parole donne le prix à l’objet qu’on achète et qu’on vend, puisqu’on achète alors autant cet objet que le temps et la parole passés à la dire.

Origines multiples : américaines, africaines — creuset d’expériences nourries par d’autres encore. Dans un entretien encore inédit , Koltès confie l’importance d’un film vu pendant le processus d’écriture : Down by Law, de Jim Jarmush.

Quand j’ai vu le film de Jim Jarmush, Down by Law, je me suis retrouvé dans les relations entre Tom Waits et John Lurie, réunis à leur corps défendant. Ce qui se passe entre eux est mystérieux comme dans un match de boxe. On met deux hommes sur un ring. Ils doivent se battre et gagner. Deux personnes qui ne se connaissent pas, se tapent à mort devant le public, vivent des choses qui dépassent la passion amoureuse. Face à l’adversaire, ils se dépouillent, souffrent comme jamais. Chez moi, ils se battent par le langage, et le langage entraîne une transformation [13] .

Dans le film, Zack (Tom Waits), un musicien ruiné, habillé en haillons, dominé par les femmes, se retrouve en prison et dans la même cellule que Jack (John Lurie), un mac, riche et puissant, mâle dominant et beau parleur — rencontre subie, dans un espace réduit qui impose l’échange entre deux hommes qui n’auraient jamais dû se croiser.

La simplicité directe de la pièce, son épure, c’est l’immédiateté de sa situation d’énonciation. Au réalisme de façade de Combat de nègre et de chiens, au cadre allégorique de Quai Ouest, succède le champ géométrique et théorique de Dans la Solitude des champs de coton. Un vaste espace, dont le terme est défini précisément par l’absence de terminaisons singulières, spécifiques justement en son usage et non dans sa détermination ; espace, ou plutôt territoire, comme l’on dit des animaux qui le partagent et se l’approprient en fonction de telle ou telle pratique : le lieu de la pièce sera celui qui désigne le non-lieu par excellence — la terre des trafics en dehors des trafics autorisés, le no man’s land qui surgi dès lors que deux hommes se croisent et le peuplent pour échanger ce qui n’est pas licite : le deal.

Avec le deal, Koltès trouve la formule qui permet le double passage, d’une part de La Nuit juste avant les forêts, et d’autre part de Quai Ouest, à Dans la Solitude des champs de coton. Bascule du monodrame au dialogue absolu ; de la pièce hangar au spectacle d’un dehors total, d’une ouverture à ce bruissement de la langue quand il investit un territoire dont la détermination provient de son indétermination. Le deal formule un échange qui ne se réduit pas à une pratique sociale, mais traverse le plan dramaturgique de part en part parce qu’il dit l’échange, ses conditions, ses strates de sens à directions multiples, et comme infinies, puisqu’indéfinies a priori. Formule théâtrale et infra-psychologique, la neutralité du deal lui permet également d’échapper au soupçon sentimental, lui qui avait souffert des critiques qui jugèrent Combat de nègre et de chiens, succès « fondé sur un malentendu : exotique, romantisme, tout ce que je refuse. [14] ; il avait assisté à d’autres mises en scène de la pièce, ou à certaines répétitions de Quai Ouest, déplorant qu’on réduise la relation à du sentiment, qui se réduit toujours à ses yeux à du banal sentimentalisme.

Je n’ai jamais aimé les histoires d’amour. Ça ne raconte pas beaucoup de choses. Je ne crois pas au rapport amoureux en soi. C’est une invention des romantiques, de je ne sais pas trop qui. Si vous voulez recouvrir les rapports entre deux personnes en disant : c’est de l’amour, point, et on n’en parle plus… c’est un truc qui m’a toujours révolté. Déjà avant. Quand vous voyez un couple, qu’ils n’arrêtent pas de s’engueuler, qu’ils sont odieux mutuellement, et qu’on vous explique, oui, mais ils s’aiment, je sais que les bras m’en tombent ! ça recouvre quoi, le mot “amour”, alors ? ça recouvre tout, ça recouvre rien ! Si on veut raconter d’une manière un peu plus fine quand même, on est obligé de prendre d’autres chemins. Je trouve que le deal, c’est quand même un moyen sublime. Alors ça recouvre vraiment tout le reste [15] !

Le critère se situe au niveau du récit — c’est bien parce que le deal « raconte », à la fois mieux et davantage, qu’il jouit d’un privilège, d’ordre dramaturgique donc, sur le sentiment. Terme ultime d’une dialectique sublime, le deal recouvre à la fois l’amour et l’hostilité, la parole et les malentendus : il nomme la relation dans ses contradictions — terme neutre qui, loin de neutraliser l’échange, le densifie et l’épaissit de possibilités qui en font la modalité pluriel de l’échange recouvrant tout. La neutralisation agit donc sur le terme de l’échange le plus objectif en apparence, et le plus intime en puissance : les relations d’affaire.

Ça serait bien de pouvoir écrire une pièce entre un homme et une femme où ils soit question de business. Seulement, on ne peut pas imaginer… Là, Dans la solitude des champs de coton, on vous branche tout de suite sur une histoire de pédés. Alors je me dis : quand est-ce qu’on m’épargnera à la fois le désir et l’amour, au sens le plus banal du terme ? Non, non, il y a d’autres choses, et beaucoup plus les autres choses que ça ! parler du désir, ou parler de ce qu’on appelle l’amour, c’est les choses les plus banales, les plus dépourvues d’intérêt qui puissent exister [16] .

Les épaisseurs de sens peuvent se superposer, sans se neutraliser ou se résorber dans une ultime, aucune autre solution que la diction d’un texte conçu comme une chorégraphie de voix. Lesquelles ? Deux hommes, un Dealer, un Client — même si ce dernier refusera toute assignation. Le refus de l’assignation, c’est aussi le geste de l’écriture quand elle compose avec ces figures : du Dealer et du Client, dont les majuscules disent bien le statut anti, voire anté-psychologique, le péritexte refusera de dire davantage que ce nom, qui n’en est pas vraiment un — nom commun transformé en statut, et « avec [ce] goût baroque pour les majuscules [17] », en nom propre. Si Koltès avait pris beaucoup de soin (et de joie) à la rédaction de la liste des personnages dans les pièces antérieures, son absence ici aurait pu permettre une ouverture des signes. Et cependant, il existe une écriture de ses personnages en dehors de l’écriture de la pièce, celle que Koltès rapporte dans quelques entretiens, où il se fait extrêmement précis sur ces figures, leurs identités même, leurs physiques.

Il y a un bluesman, imperturbablement gentil, doux, un de ces types qui ne s’énervent jamais, ne revendiquent jamais. je les trouve fascinants. L’autre est un agressif écorché, un punk de l’East Side, imprévisible, quelqu’un qui me terrifie [18] .

Paroles étonnantes : rien dans la pièce, ne signale le bluesman (excepté la tranquillité du Dealer), ni le punk (si ce n’est l’agressivité du Client) — mais ce qui frappe ici, c’est les notations subjectives qui prolongent chaque description : la fascination, la terreur, leur donne poids d’expérience, ancrage qui signe un rapport de distance et d’appropriation singulière avec ses personnages. C’est comme si Koltès, en autonomisant ceux-ci, ne se donnait tâche que de les exprimer, non pas de les inventer, puisqu’ils existent déjà, hors lui-même dans l’existence propre qui les anime. Fiction de l’écriture quand elle se pose au-devant de soi comme territoire à rejoindre, car déjà vécu. Déjà ? Le récit que donne ici Koltès laisse entendre une rencontre — et l’East Side, ces quartiers que l’auteur fréquente à New York, tout comme ces hommes des marges, entre douceur et violence. L’écriture viendrait dès lors noter une expérience, synthèse de rencontres, condensation des affrontements, de tendresse et de force, où dans le va-et-vient acharné de l’homme contre l’homme se dirait une part de la vie éprouvée ? Le fait importe moins que sa projection — figures de hantise, de fascination abstraite, et de désir, fantasmes qui dit bien la volonté de concentration d’une expérience plus globale qui n’est pas nécessairement celle de l’anecdote. Que l’écriture dilate une rencontre de quelques minutes en pièce de deux heures, ou qu’elle recompose diverses expériences éparses, l’effort est double de simplifier la fable en la confondant avec une situation d’énonciation, et d’épaissir son sens en rendant indéterminée les enjeux de celle-ci.

Une légende (une autre), sur une (autre) dialectique raconte que Koltès écrivait un jour la réplique d’une des figures, et un autre jour la réplique de l’autre [19] — chaque personnage représentant un véritable système, de pensée et de langue, la mise en condition de l’écriture exigeait une sorte de rupture qui informe assez bien du projet. Travail empathique, il vise à une totale absorption dans la logique mentale de chacun, et cherche à élaborer, dans le frottement des deux voix, au sein de la dramaturgie du deal, deux plans de paroles qui sont également deux dramaturgies, puisque quand l’un parle il occulte et renverse la vision du monde de l’autre. Ces jeux de renversements incessants exigent par conséquent de la part de l’auteur, une écriture duelle, renversée, dramaturgies continuellement interrompues qui finissent par produire, au fil de ces interruptions cette coulée de langues qui fabriquent ce théâtre. Le travail de ce texte offre donc une vue, théorique et sensible, sur l’immédiateté de l’écriture, puisque débarrassée du souci de l’agencement, dès lors que l’agencement est son immédiateté même — et que cette immédiateté neutralise une détermination référentielle.

À « l’illusion de l’hypothèse réaliste » qui avait présidé la dramaturgie de Combat de nègre et de chiens et Quai Ouest, succède une hypothèse qu’on dira syntaxique, illusoirement. La pièce s’ouvre sur l’énoncé d’une hypothèse qui enclenche et implique, en apparence, toute la logique à la fois rhétorique et dramaturgique de l’ensemble : « Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu [20] … » ; de là, cette consécutive, comme fatale : « c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la fournir [21] … ». L’hypothèse déductive devient une hypothétique causale — formulée non plus par un seul mais distribuée par les deux — et la pièce s’est réécrite d’elle-même, déplacée en chemin, à l’image d’un MoonWalk, une danse arrière qui recompose la marche, change la direction du chemin, ou de l’articulation des deux marches évoquées dans Douze notes prises au nord, chaque figure de Dans la Solitude des champs de coton adopterait une marche différente. Pour se parler, « la solution est donc de se mettre avec quelqu’un qui marche à l’envers de soi dans la même direction ; ainsi, côte à côte, si la sympathie est solide, on a une vue d’ensemble  [22] ». Ici, la solution est imposée par la pièce, et c’est le dramaturge qui force ces deux figures à évoluer ensemble, pour qu’ « on » puisse les regarder tous deux. « De plus, personne ne peut avoir la moindre idée de l’endroit où l’on se rend ni même de la direction que l’on a prise, on demeure sûr et secret, et personne n’ose poser de question. » Ici au contraire, le Dealer a osé. Cette question (sous la forme d’une affirmation hypothétique : « si vous marchez à cette heure et en ce lieu » ) ouvre l’espace de la pièce jusqu’à son terme. Quant à la fin, elle ouvre à (la possibilité de) l’affrontement des corps qui n’a pas besoin de mots. Pourtant, l’affrontement a eu lieu, dans ce lieu et cette heure des corps tournés l’un autour de l’autre, mimant les coups, ou les donnant dans le geste de l’adresse. Écriture chorégraphique, chorégraphiée sur le différé du combat, Dans la Solitude des champs de coton figure une dilatation totale : du temps, de l’espace, de l’action. Temps idéalement zéro d’un coup d’œil qui dure l’espace d’une seconde mais que la parole va emplir pour produire, prolonger, sans durée ; espace premier des pas qui délimite celui de la rencontre : le territoire de la parole n’existe que dans la mesure où il est celui de hasarde et de fatalité — l’intersection de deux droites — ; action jamais accomplie d’un corps à corps tenu à distance, comme à bout portant de ce qui pourrait l’annuler, les coups qui ne seront jamais donnés.

Cette structure n’est pas issue seulement de la rhétorique, mais d’une danse de combat. Or, à la fin de la rédaction, en décembre 1985 et janvier 1986, Koltès fait la rencontre avec une figure qui joue justement sur cette structure : la Capoeira. C’est une reconnaissance après-coup — tout l’y avait cependant préparé, car elle concentre en elle les énergies longtemps constituées en amont, et c’est comme si finalement elle représentait une synthèse, fait social total des préfèrences de l’auteur, qui trouve là le comble d’une expérience sensible.

Heureusement, il y a la Capoeira, qui est ma grande découverte de ce voyage : c’est un art martial, noir (je ne savais pas qu’il en existait) qui date de l’esclavage où les Blacks n’avaient pas le droit de porter des armes ; ça ressemble au karaté, mais les adversaires ne se touchent jamais. C’est délirant à voir, j’y passe des heures. Je n’ai rien vu de plus beau depuis Bruce Lee [23] .

Geste en lui-même synthétique, la Capoeira se situe entre l’art martial et la danse : c’est donc entre Bruce Lee et John Travolta, cette épreuve des corps inachevée puisque le coup est interdit, que le combat se situe justement dans la démonstration de ses capacités au combat et non dans le combat, que le coup n’est qu’une puissance, jamais un acte, et qu’il n’existe que dans sa manière de le dessiner dans l’air, d’en esthétiser sa trajectoire, et de l’infliger non sur la peau de l’adversaire, mais dans le corps invisible, spectral, onirique (désirable) d’un adversaire tiers, spectateur d’un fantôme de combat, destination au vide. Théâtre de son propre théâtre, la Capoeira est ainsi la synthèse d’un spectacle, celui qui existe entre les adversaires et autour d’eux, dans le regard qui se pose sur le combat pour le faire exister. Elle est aussi synthèse historique et politique, à la jonction de l’érotique koltésienne des corps : danse héritée des esclaves du Brésil, c’est un art martial caché, clandestin, secret — il s’agissait pour eux de masquer leur entraînement au combat (interdit par les esclavagistes) sous l’apparence d’un jeu. Dialectique du vrai et du faux, ou plutôt de l’illusion et de la réalité, mais dialectique oubliée : après l’abolition de l’esclavage ne reste que le jeu, et la mémoire d’un combat qui cesse faute d’adversaire (les Blancs qui n’exercent plus leur maîtrise sur les esclaves), et se poursuit non pour la mémoire, mais pour inventer à l’infini l’origine perdue d’un peuple qui n’est ni d’Afrique, ni d’Amérique, mais au milieu de ces chutes de l’histoire qui le font d’ici et de maintenant. Reconnaissance, donc : immédiate, absolue — c’est le coup de foudre.

Il y a un art martial qui s’appelle la capoeira, qui est pratiqué par les Noirs, qui tient de la boxe, du karaté, et de la danse ; depuis Bruce Lee, je n’avais rien vu de plus beau ; je passe des heures à regarder ça, dans la rue. […] Je te jure que tu devrais te renseigner sur la capoeira : c’est le comble de ce que j’ai toujours préféré dans les arts martiaux : l’approche de l’adversaire) [24] .

Il avait déjà en effet évoqué cette préférence dans son texte sur Le Dernier Dragon : Bruce Lee et Chuck Norris — cette approche de l’adversaire importe le plus parce qu’elle détermine le combat, qui n’est que la sanction finalement non essentielle de tout ce qui aura été exécuté, dans la préparation des combattants, les démonstrations de force, les cris poussés, le corps tendu de muscles exhibés. « L’approche de l’adversaire » — ce sera précisément l’enjeu, l’objet, le sujet de la pièce qui s’écrit alors.

Je suis en train de me creuser la tête pour voir comment je pourrais introduire ça dans une pièce ou dans un film [25] … 

La tentation est grande de faire de Dans la Solitude des champs de coton cette pièce de capoiera — les deux combattants ne se touchent pas, et les passes de l’art martial sont remplacées par les mots, les deux lutteurs rivalisant de virtuosité verbale comme autant de coups fantômes infligés à l’autre, pour l’impressionner, mentalement, physiquement, prouver sa supériorité dans la maîtrise de l’art de parler. Lutte à mort tenue à distance, dont la violence réside alors dans l’évitement qui n’est pas celui de la feintise, mais du coup plus pur encore.

Le Client. — Je ne crains pas de me battre, mais je redoute les règles que je ne connais pas.
Le Dealer. — Il n’y a pas de règle ; il n’y a que des moyens ; il n’y a que des armes.
Le Client. — Essayez de m’atteindre, vous n’y arriverez pas ; essayez de me blesser : quand le sang coulerait, eh bien, ce serait des deux côtés et, inéluctablement, le sang nous unira [26] .

Dans la Solitude des champs de coton est-elle la mise en pratique, en tension et en mots de la capœia, réceptacle apte à accueillir cette expérience (du) sublime et de la sublimation ? La question est difficile à résoudre et n’appelle sans doute pas de réponse — au moment où il assiste à ces joutes de capoiera, la pièce est déjà largement engagée, et même sur le point d’être achevée. Deux hypothèses : soit Koltès n’avait fait qu’amasser jusqu’alors un matériau de paroles, et la Capoeira finira par lui offrir la clé de l’agencement, jouant comme pour Quai Ouest le rôle de la phrase de Lumières d’Août de Faulkner ; soit la pièce n’avait pas besoin de la Capoeira pour s’achever, tant elle avait su assez parfaitement répéter (théâtralement) en avant la geste de l’art martial. Ainsi la fascination pour ces combats avait-elle été d’autant plus marquante que l’auteur trouvait là une application en acte, dans la synthèse de ces deux gestes qui l’affectionnait tant, de la danse et de l’art martial : et le théâtre avait opéré en lui, sans qu’il le sache, le dépassement dialectique de ces deux termes.

Étonnamment, Koltès n’évoquera pas la capoiera dans les entretiens nombreux au moment de la création de la pièce — mais fera allusion à un autre type de combat : la boxe, et ce en termes dramaturgiques, et aristotéliciens :

Les matchs de boxe, c’est un résumé de tout l’art dramatique. Moi, je suis fasciné par ça, écœuré et affolé. J’ai la télé depuis pas longtemps. C’est là que ça m’a permis de voir les maths de boxe. Je dois dire que je ne sais pas quoi faire. J’ai envie de couper et en même temps je me dis que c’est une telle tragédie qui se joue là. Je me dis : mais enfin je n’ai pas le droit… C’est terrible… c’est quand même une des choses les plus dingues dans le type de rapports. Ça raconte un tas de trucs. Et puis ils souffrent vraiment. Ils ne jouent pas ! C’est fou, ça ! La haine qu’il y a autour pour rien, pour un pauvre type qui se fait tabasser ! Plus il se fait tabasser, plus on le déteste. C’est pas croyable ! La boxe, je n’ai pas le courage d’aller la voir en vrai [27] .

Dans la complexe et métissée génétique de cette écriture, le combat est-il une structure d’organisation amont, ou la révélation aval d’un agencement déjà éprouvé — invention de la pièce par la capoeira, ou de la capoeira dans la pièce dans son ignorance ? L’écriture demeure ce double mouvement, de provocation de la vie (comme d’un adversaire) et d’appel à sa rencontre. Ce que la pièce écrit, qui a été vécu ou non, ou pas encore, ou pas tout à fait selon les termes de son désir, ce sont bien tous ces jeux d’appel et de défiance, comme ouvert à ce qui saurait la formuler. « Pratiquer l’écriture c’est pratiquer, sur sa vie, une ouverture par laquelle la vie se fera texte [28] . »

S’il ne s’agit pas d’une pièce expérimentale sur la transposition théâtrale de la Capoeira, c’est non seulement parce qu’elle été engagée bien avant, mais aussi parce qu’elle se veut, dès le projet, comme un creuset — un comble — d’expériences multiples et secrètes : c’est en partie grâce à l’abstraction du propos, mais puissamment incarnée dans une situation qui porte en elle toutes les formes de l’échange — celle d’un marchandage sans fin, d’une scène de séduction homosexuelle, d’un deal de drogue, etc. — et ce que Koltès trouve, c’est une pièce qui porte ces sens sans qu’aucun ne soit le point terminal du sens, sans qu’elle se résorbe ou s’achève dans un seul paradigme de lecture.

En février 1986 enfin, la pièce est achevée, et il semble que Koltès soit pressé d’y mettre un point final — peut-être veut-il la terminer avant la première de Quai Ouest, prévue au printemps ? Reste à trouver un titre. « Un enfer » pour lui, dira François Koltès [29] . C’est au hasard d’un livre lu à ce moment-là qu’il s’impose, avec cette fois un syntagme entièrement découpé dans la phrase d’un autre, extrait de Frankie Addams (en anglais, The Member of The Wedding), de Carson McCullers.

Derrière les vitres, l’après-midi flamboyait et de loin en loin un vautour planait paresseusement dans le ciel aveuglant. Ils croisaient des routes de traverse rouges et désertes, creusées de fondrières d’un rouge plus sombre, et de vieilles baraques délabrées perdues dans la solitude des champs de coton [30] .

La dialectique ultime qui conclut la pièce en dehors d’elle, c’est celle de l’autre et de soi, où prendre dans la littérature la phrase qui saura nommer en retour le texte, comme il revient à la littérature ce geste de nommination d’autres phrases, revient à engager avec le texte un mouvement de vertige qui abolit jusqu’à la source, quand c’est l’un des protagonistes de la pièce de Koltès qui prononce (presque) les mots du titre :

Le Dealer. — Alors ne me refusez pas de me dire l’objet, je vous en prie, de votre fièvre, de votre regard sur moi, la raison, de me la dire ; et s’il s’agit de ne point blesser votre dignité, eh bien, dites là comme on la dit à un arbre, ou face au mur d’une prison, ou dans la solitude d’un champ de coton dans lequel on se promène, nu, la nuit ; de me la dire sans même me regarder  [31] .

Là où le titre surgit est le moment où se formule au plus près, au plus insistant, la demande du Dealer auprès du Client de prononcer son désir — « le champ de coton » se dresse comme le lieu terminal où la demande serait possible, espace le plus apte à recueillir celui-ci, parce que lieu exposé absolument, appelant la nudité, le dépouillement total de celui qui serait capable de poser les mots sur ce désir. Nul hasard si ce mot vient-là nommer la pièce au moment où se nomme le désir de nommer, dans le déplacement du pluriel du « champ » aux champs, qui fait de ce lieu des espaces fuyants et multiples, comme les sens toujours dérobés échappant à toute assignation définitive ; nul hasard si ce désir est justement enclos dans le secret d’un nom énigmatique, espace aux accents politiques forts qui fait sonner aussi la syllepse ambiguë autour du chant de coton, chant amébé — dialectique terminale et radicale qui les emporte toutes [32] : celle des voix et des noms innommés, du texte qui vient inscrire la littérature en elle, tout en la cachant, dans le secret d’une évidente simplicité, celle qui enclos l’énigme de sa puissante faculté à dire le monde, et de le partager.


[1Tony, dans Nickel Stuff, Paris, Minuit, 2009. p. 77.

[2Lettre à Bichette, datée du 22 mai 1970, in Lettres, Paris, Minuit, 2009, p. 122.

[3Lettre à Bichette, de Paris, le 15 avril 1984, repris in Lettres, op., cit., p. 482.

[4« Je ne rêve plus d’écrire pour le cinéma. Ça m’a passé avec une brutalité ! Mon rêve, c’était de tourner moi-même, mon scénario, mais le cinéma, c’est un travail collectif, pour lequel je ne suis pas fait. Je ne supporte déjà pas le monde du théâtre, je ne vais pas me mettre à supporter le monde du cinéma. Être auteur, cela consiste à ne voir personne. C’est une tentation que j’ai pendant des périodes de plus en plus longues. » Entretien avec Gilles Costaz, Acteurs, n°61-62-63 3e trimestre 1988 (non revu par Koltès), repris in Une Part de ma vie, op. cit., p. 92-93.

[5Bernard-Marie Koltès : comme une étoile filante, 1948-1989, documentaire réalisé par François Koltès, pour l’émission Un Siècle d’écrivains ; Production : Ardèche Images Production, France 3, Beka, 1997.

[6Entretien avec François Malbosc, Bleu-Sud, mars-avril 1987 [non revu par l’auteur], repris in Une Part de ma vie, op. cit., p. 77-78.

[7Entretien avec François Malbosc, Bleu-Sud, mars-avril1987, [non revu par l’auteur], repris in Une Part de ma vie, op. cit., p. 75.

[8Entretien avec Colette Godard, Le Monde, 13 juin 1986 [non revu par l’auteur], repris in Une Part de ma vie, op. cit., p. 68.

[9Entretien avec Michèle Jacobs, Le Soir (Bruxelles), 19 février 1987 [non revu par l’auteur], repris in Une Part de ma vie, op. cit., p. 73.

[10Sur les notes qui suivent, voir Jean-Godefroy Bidima, La Palabre, Une juridiction de la parole, Paris, Michalon, coll. « Le Bien commun », 1998.

[11Définition du Trésor de la Langue Française.

[12Idem.

[13Entretien avec Colette Godard, Le Monde, 11-12 janvier 1987, p. 9. Inédit.

[14Entretien avec Colette Godard, Le Monde, 13 juin 1986 [non revu par l’auteur], repris in Une Part de ma vie, op. cit., p. 69.— »

[15Entretien avec François Malbosc, Bleu-Sud, mars-avril 1987 [non revu par l’auteur], repris in Une Part de ma vie, p. 76.

[16Idem

[17Prologue, in ‘Prologue’ et autres textes, op. cit., p. 7. Il s’agit des premiers mots du texte.

[18Entretien avec Colette Godard, Le Monde, 13 juin 1986 [non revu par l’auteur], repris in Une Part de ma vie, op. cit., p. 67.

[19Fait rapporté par François Regnault, qu’il tenait de Claude Stratz, et qu’évoque également volontiers François Koltès, notamment lors de la table ronde à l’issue de la représentation de la pièce montée par Pascal Tagnati, au théâtre du Colombier, à Bagnolet, le 9 décembre 2011.

[20Dans la Solitude des champs de coton, op. cit., p. 9.

[21Idem.

[22Douze Notes prises au nord, in Bernard-Marie Koltès, François Regnault, La Famille des orties (esquisses et croquis autour des Paravents de Jean Genet), éditions Nanterre/Amandiers, 1983, p. 7.

[23Lettre à François Koltès, de Salvador de Bahia, Brésil, 22 décembre 1985, repris in Lettres, op. cit., p. 501

[24Carte postale à Hammou Graïa, de Felix Natal, Brésil, janvier 1986, repris in Lettres, op. cit., p. 503.

[25Lettre à François Koltès, de Salvador de Bahia, Brésil, 22 décembre 1985, repris in Lettres, op. cit., p. 501.

[26Dans la Solitude des champs de coton, op. cit., p. 60.

[27Entretien avec François Malbosc, Bleu-Sud, mars-avril 1987 [non revu par l’auteur], repris in Une Part de ma vie, p. 77.

[28Edmond Jabès, Le Soupçon, le désert, Paris, Gallimard, 1976.

[29Entretien à Caen, à l’occasion du colloque « Koltès : monstres, fantômes et métamorphoses », octobre 2009.

[30Carson McCullers, Frankie Adams, Paris, Stock, p. 213-214. « Outside the afternoon shimmered and now and then there was a buzzard lazily balanced against the blazin pale sky. They passed red empty crossroads with deep red gulches on either side, and rotten gray shacks set in the lonesome cotton fields. » Carson McCullers, The Member of the Wedding, in Collected stories of Carson McCullers, Mariner Books, 1987, p. 380.

[31Dans la Solitude des champs de coton, op. cit., p. 31.

[32« La dialectique, c’est la forme la plus simple que j’ai trouvée pour dire des choses simples. De plus en plus, ma préoccupation est de plaire au public. Pas nécessairement à un public qui a l’habitude d’aller au théâtre. Moi-même, je n’y vais que deux ou trois fois par an. Surtout pas à un public qui s’obstine à vouloir y trouver des choses sérieuses et graves, par la faute, d’ailleurs, des metteurs en scène ; je voudrais que les spectateurs aient du plaisir avec mes pièces. » Entretien avec Michèle Jacobs, Le Soir (Bruxelles), 19 février 1987 [non revu par l’auteur], repris in Une Part de ma vie, op. cit., p. 72.