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Koltès | Hôtels des bouts du monde

Notes sur les hôtels de passage

mardi 28 février 2012

Koltès quitte le Nicaragua et l’effervescence révolutionnaire qui l’effraient tant le 29 août 1978 pour chercher au nord un endroit plus calme : il gagne le Salvador avec de rejoindre le Guatemala le 2 septembre où il restera jusqu’en décembre. Là, il traverse le pays en tout sens à la recherche d’un lieu où s’isoler : depuis le sud du pays, de la capitale Guatemala Ciudad, il se rend au nord, vers Florès, près du lac Peten Itza, le 11 septembre, d’où il gagne les ruines majestueuses de Tikal — découverte qui le fascine, et le bouleversera longtemps, l’obsédera même les derniers mois de sa vie tant il figure pour lui ce lieu allégorique, éprouvé sur le champ esthétique de l’émotion et de la sensation, et l’énigme de se trouver en face du rêve d’une histoire passée qui continue pour toujours à s’inventer un futur : une image de l’écriture peut-être, de la littérature telle qu’il la désire.

Chers trésors,

À présent, je sais où il faut que vous alliez sans tarder. Je vous écris depuis le fin fond de la forêt, sous un toit de chaume, et un clair de lune ! — dans une petite case pleine de moustiquaires, à 600 km de Guatemala-City, aux ruines mayas de Tikal. […]

J’ai éprouvé là une de mes plus grandes émotions esthétiques. […]

Aucune contrainte on peut se balader comme on veut. Mais ce n’est pas le principal ; le principal, c’est cette révélation de se trouver devant quelque chose qui ne fait pas une minute penser à nos ruines de châteaux ou à nos cathédrales, quelque chose de tellement sophistiqué, de tellement secret, qu’on croit assister à un retournement du sens du temps, et qu’on est devant l’élaboration interminable et progressive d’un projet d’avenir très lointain.

Puis, de retour à Florès, le 23 septembre, il redescend au sud du pays, et s’installe à San Pedro de Laguna, près du lac Attiltàn. Au Salvador, il a commencé une deuxième nouvelle qu’il achèvera au bord de ce lac. Elle est datée entre septembre et octobre et porte l’indication d’un lieu de rédaction, plus mythique que véridique, tant il a voyagé entre ces deux mois : Hôtel Santana. La nouvelle raconte moins une histoire qu’un lieu, l’Hôtel del Lago, « lointaine Babel blanche, au détour inattendu d’une jungle, au bord d’un lac où se baignent des enfants nus », où se croisent blonde jeune fille de passage, gros Yankee inquiétant, Mariju, Santiago, Régalamé, toute cette faune des hôtels de nulle part, où circulent les moustiques et la chaleur, où se croisent des langues fabriquées de toutes pièces :

« Il est des endroits du monde où ne se parle aucune langue, enclos fermés, zones de transit, îles et oasis sans drapeau officiel, sans heure légale, sans mœurs, sans histoire que celle du jour, de table en table, de personne à personne, d’étranges idiomes compliqués, de tous les mots de toutes les langues entendues et mêlés et simples au point que tout ce qui est essentiel se comprend immédiatement. (mais les Nord-Américains disent d’un air agacé : you don’t speak english ? et froncent le sourcil). Personne ici ne parle de langue maternelle et personne ne l’entend parler, personne n’aborde personne dans une langue définie (sauf les Nord-Américains disent d’un air agacé : you don’t speak english ? et froncent le sourcil). Personne ici ne parle de langue maternelle et personne ne l’entend parler, personne n’aborde personne dans une langue définie (sauf les Nord-Américains qui insistent d’un air incrédule : really, you don’t), sujet polonais, verbe espagnol, adjectif italien, complément français, interjection anglaise, colère russe et secret yiddish, menu allemand, rire grec et ivresse portugaise, malaise néerlandais, bain turc et sommeil arabe, tendresse tchèque, baiser hindou, amour quaotchikell, soutouhill, quiché, amour en dialectes inconnus de tous (mais les Nord-Américains crachent d’un air de dégoût : well what kind of langage can you speak ?). À l’Hotel del Lago, à l’heure de la musique, de la beuverie et des bagarres, s’élève un murmure mystérieux fait de messages urgents et de mots nécessaires, de cris d’oiseaux et des jappements des chiens rôdant autour des tables.

Si Koltès signe le texte du lieu où il l’a écrit (de son mythe plutôt), c’est bien pour souligner combien en celui-ci s’est densifiée l’expérience du voyage dans ces terres où la langue n’est plus une donnée première de la communication, mais l’espace souple et réinventé sans cesse d’une rencontre qui se produit dans les intersections du terrain d’entente : un champ de possibles et de conflits, un champ où l’amour (terme final de l’énumération), c’est-à-dire l’accord quasi indicible dont la réalité dépasse toute nomination, s’arrache dans l’inconnu fondamental et essentiel de ces langues, dans l’inouï que laissent entendre des langues dont le nom même semble inconnu.

Dans les hôtels de ce bout du monde, Koltès fait l’expérience ultime non pas du dépaysement qui établit le monde dans un ici et maintenant aux coutumes autres, reconnaissables comme autres, mais dans une concentration du monde, précipités des réalités toutes agglomérées. Ce n’est pas le folklore que cherche à rencontrer Koltès, mais son envers : quelque chose qui tient à la fois de Babel et de la Bibliothèque, un entrecroisement de langue et de corps qui désirent moins à parler une langue que parler la langue de l’autre pour se faire entendre, dès lors la langue qui se parle devient une langue autre, l’autre langue qui n’appartient à personne et n’existe seulement quand il s’agit de parler avec l’autre, de la parler avec l’autre.

L’interjection est anglaise (celle de Shakespeare ?), la colère est russe (souvenirs de Dostoïevski) et le secret Yiddish (celui qui crypte la parole sacrée), comme le bain est naturellement turc et le chaste et sage baiser hindou : point de condensation des lieux où la langue se retourne soit en signe transparent de l’identité, soit en altération radicale de son origine pour s’inventer ailleurs — et si le français est complément, c’est peut-être parce que revient à la langue de l’auteur le rôle d’ajouter à ce maelström de vies une destination qui serait le livre, celui qui ne s’écrira jamais. Car des douze nouvelles rêvées, seules deux sont écrites. Devant lui, le projet qui s’ouvre est plus vaste encore ; au bord du lac Attiltàn : Combat de nègre et de chiens, le chantier, commence vraiment.