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Koltès | Réécrire la vie
Préface des œuvres complètes au Mexique
vendredi 1er janvier 2016
Parution chez Paso De Gato du premier volume des œuvres complètes de Bernard-Marie Koltès en langue espagnole : Les amertumes, L’héritage, La Marche, Récits morts, Des voix sourdes, Procès ivre, Combat de Nègre et de Chiens — traduction de Pilar Sanchez Navarro
J’y propose cette préface — et grand merci à David Ferré, qui propose cette édition, pour l’invitation.
L’œuvre de Bernard-Marie Koltès s’est inventée comme sa vie : dans le départ, les déchirures qui renouvellent les liens, le tracé d’une ligne de fuite. Comment parler d’une œuvre complète, et d’une vie réalisée ? À chaque texte, les cartes sont rebattues : chacun semble prendre le contre-pied du précédent, obéir à des lois qui ne pourraient valoir que dans l’instant de leur mise à l’épreuve. Ensuite, Koltès recommence. Mais quand il reprend, c’est un pas de côté : noue un dialogue avec lui-même, à distance. Reste des textes qui semblent abolir en eux ce qui les a conduit.
Geste qui rejoue celui de la vie : un vie introuvable, plurielle et contradictoire. L’homme voyage. Il refuse d’habiter quelque part. Son foyer, il le trouve dans la musique : quelques notes de reggae à Mexico, à New York ou à Paris, et cela suffit pour qu’il se sente chez lui. Ses origines, il les cherche devant lui. En Afrique ou dans les ruines mayas de Tikal : là où elles ne sont pas, évidemment. Son identité ? Il la situe au croisement de la langue française et du blues. Il s’invente des noms. Se fait appeler Bernard, Manu ou Emmanuel – cela dépend des amis –, ou Cheick Abdallah, ou Golfo. Sur la couverture de ses livres, Bernard-Marie Koltès n’est qu’un nom fragile et transitoire emprunté à une vie seconde que l’œuvre a réécrit.
Réécriture : tel semble le geste de la vie et de l’œuvre, tel pourrait nommer ce mouvement à la fois de déchirure et de renouement, de départs et de lignes brisées mais prolongées. 1968 est une année parfaite pour avoir vingt ans. Cette année-là, en janvier, Koltès voit Maria Casarès sur la scène du théâtre de Strasbourg : coup de foudre, baptême. En sortant, il dit à ses amis : je veux écrire. En mars, il écrit une longue lettre à sa mère : c’est une profession de foi. Il annonce renoncer à ses études, à une vie de salarié. Il fera du théâtre sa vie, il en fait le serment. En juin, c’est une communion : dans les rues de New York, il voit le monde reproduit à l’échelle d’une ville fantastique, de corps et d’acier, la nuit quand il pleut sur Manhattan et défile la vitesse du présent, le désir d’habiter quelque part, ce New York qui semble la Ville des villes, de nulle part, et de partout.
Tandis qu’en France et dans le monde, 1968 est l’année d’une libération – celle qu’appellent les barricades sur Paris en mai, révolte étudiante, sociale et ouvrière –, Koltès fait une révolution intérieure. Pour écrire, il faudra qu’il invente sa vie, une vie qui serait capable d’endosser l’écriture qu’il rêve déjà. Il devine le prix à payer. Écrire, cela voudra dire : écrire contre lui-même, se réécrire. Les valeurs transmises par son père, officier dans l’armée, et sa mère – sa foi ardente qu’il partage, comme un amour qui ne cessera jamais –, il faudra les détruire, sciemment. Cette année-là, il lit Rimbaud jusqu’à s’y brûler.
À vingt ans, que pourrait-il écrire cependant ? Ces expériences de 1968 lèvent en lui le désir d’écrire, rien de plus. Jusqu’alors, il n’avait vécu que d’émotions littéraires : c’est donc cela qu’il écrira d’abord. Réécrire la littérature, ce sera la première tâche de Koltès écrivain.
La littérature, c’est-à-dire : Gorki d’abord (Les Amertumes, d’après Enfance), dont le récit est celui d’une naissance et comme la trajectoire où trouver son nom. Puis la Bible (La Marche, d’après Le Cantique des Cantiques), qui est la parole même, radicale et première. Enfin, Dostoïevski (Procès Ivre, d’après Crime et châtiment), aux yeux de Koltès, c’est l’écrivain par excellence. Ces trois premiers coups sont d’abord des agressions : réécrire, c’est surtout s’affronter. Koltès écrit là contre l’enfance comme origine, contre la Bible comme parole d’amour, contre Dostoievski comme croyance dans le récit.
Cette littérature n’est surtout qu’une manière de vivre plus intensément. Et c’est sur scène – un Temple protestant transformé le soir en théâtre provisoire — qu’il l’éprouvera avec violence. Car Koltès n’est alors écrivain que pour les besoins de la cause. Il est surtout le metteur en scène d’une jeune compagnie – Le Théâtre du Quai – qu’il a créé avec des amis (moins une compagnie de théâtre qu’une histoire d’amitiés), et ces textes de la période strasbourgeoises ne sont qu’une illusion de textes. Ce sont plutôt des partitions pour des corps, support à des expérimentations qui vont loin dans la recherche d’un nouveau théâtre. Ce qu’il cherche, c’est une scène qui produirait des expériences. Un travail de quatre ans commence, acharné dans les répétitions et l’élaboration d’un langage neuf.
Trois textes, trois mises en scène, trois réécritures. Mais cela ne suffit pas pour devenir écrivain. Il faudra donc s’arracher de la littérature pour inventer sa langue. Deuxième temps : réécrire le langage cette fois. Trois autres pièces (L’Héritage, Récits Morts, Des Voix sourdes), s’écrivent entre Paris et Strasbourg, pour devenir auteur de sa langue. Ce sont d’autres spectacles sur la petite scène du Temple – radicalité toujours plus grande, toujours plus excessive et élaborée. Ce qu’il rencontre : l’accueil poli d’un premier et rare public d’abord, l’indifférence glacée ensuite, le silence assourdissant enfin.
C’est là le pli de la vie et de l’œuvre, celui où la déchirure est une blessure insupportable. Dans ce tournant 1975 et 1976, la solitude est terrible. Pas seulement parce que ses pièces ne rencontrent aucun écho. Les amis du Théâtre du Quai s’éloignent aussi. Le souvenir de Casarès, cette fois, questionne : est-ce qu’on est à la hauteur ? L’interroge aussi le regard de jeunes ouvriers qu’il rencontre et dont il se sent si proche. Mais à leurs côtés, n’est-il pas qu’un artiste réfugié dans le luxe de l’art ? Il relit Marx : l’adhésion à la classe ouvrière est une évidence pour lui, mais quand on compose dans des phrases somptueuses des voix sourdes que personne n’entend, n’est-on pas traitre à la cause ?
C’est l’hiver de la vie et de l’œuvre, cet hiver 1975 qui sera le seul sans projet et sans horizon. La drogue, la nuit dans Strasbourg, la tentation d’en finir, et une tentative de suicide qui échoue, elle aussi. La nuit obscure ne dure pas. La mort est comme la vie : une étape qu’il faut laisser derrière soi. Au printemps tout est oublié ou presque : c’est un autre départ et comme tous les départs, il est déchirure, arrachement.
Pour se remettre de cette vie, Koltès comprend qu’il faut aller la chercher. Ailleurs. Et le plus loin. C’est l’Afrique, le Nigeria. Quelques semaines dans un chantier européen en 1978, et c’est la rencontre avec l’Histoire, son Histoire : celle qui soudain lui montre que c’est dans l’histoire qu’il faut écrire. Koltès sait qu’il doit dès lors apprendre à conjuguer Rimbaud avec Marx.
C’est une rupture plus brutale que tout ce qui a précédé, une conversion.
Après avoir refusé la fable et s’être réfugié dans l’écriture de phrases pour des corps sur scène, sans ses comédiens désormais, il trouve dans la fable une manière de raconter l’histoire qui pourrait la réécrire.
Six mois plus tard, il est en Amérique centrale pour approcher de près les insurrections marxistes. Escale à Mexico (il faudrait un jour écrire le roman de ces six jours d’amours insensés sur le Paseo de la Reforma). Départ pour Managua. Les guérilleros sandinistes lancent l’offensive au Nicaragua la veille où il atterrit. Koltès, affolé, fuit. Au Guatemala, dans un village maya, il écrit cet automne 1978 sa pièce africaine. Et dans un malstrom de langues, d’histoires et de continents, il compose une pièce où cette fois il tâche de réécrire non plus l’écriture – qui finirait fatalement par se redire –, non pas sa langue – qui immanquablement avait fini par se retourner sur lui –, mais cette fois-ci, le monde en son présent même et son désir de l’inventer. C’est Combat de nègre et de chiens.
Là, tout commence enfin, de nouveau. L’écriture a trouvé son lieu et sa formule : le monde dans son décentrement, et la fable dans sa volonté de produire l’allégorie d’une appartenance.
Là, rien ne s’achève pourtant : il lui faudra écrire de nouveau, réécrire : partir encore, trouver ailleurs d’autres ailleurs, s’inventer d’autres racines et se rêver plutôt branches d’arbres dans le vent, éprouver dans le corps d’autres origines qui ne seraient pas les siennes – les choisir pour cela –, à New York ou dans le Paris cosmopolite d’alors, dans les vapeurs du reggae, le désir. C’est une autre histoire peut-être. C’est toujours, à chaque moment de cette vie, une autre histoire.