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En gratitude, Irène Lindon

1949 - 2025

mardi 9 décembre 2025


J’apprends ce matin la disparition d’Irène Lindon. Sa figure me revient avec une netteté que je n’attendais pas : celle d’une éditrice pour qui le travail ne relevait jamais du seul accompagnement de surface, mais d’un engagement, discret et ferme, envers la forme même du livre. À une période où j’avais renoncé à poursuivre la biographie de Bernard-Marie Koltès, et où le Seuil s’en était retiré, c’est elle qui m’avait tendu la main. Elle avait repris le texte avec une patience presque obstinée, le suivant page à page, attentive non à l’accumulation de savoirs, mais à la possibilité d’un livre, pour lui donner son allure propre — à en faire un livre qui tienne debout seul, travaillant ses énergies propres qu’il fait circuler, plutôt qu’un dépôt de matériaux. Reconnaissance infinie pour cette exigence-là, et comme elle m’accompagne encore.

En souvenir, ses colères franches dès qu’il était question du théâtre contemporain, qu’elle jugeait trop souvent amolli ou éloigné de ses responsabilités ; et de l’intransigeance farouche avec laquelle elle défendait Beckett, comme si chaque inflexion, chaque malentendu risquait de trahir une confiance essentielle. Ces éclats-là ne venaient jamais de principe pourtant, naissaient d’une conception rigoureuse, presque morale, de ce qu’un texte exige de nous. Ils venaient d’un rapport très sûr à la forme, de cette conviction qu’une œuvre n’existe que si elle se tient par son rythme, sa composition, son intensité.

Je revois sa présence lors de cette première présentation de la biographie au Coupe-Papier ; son rire, franc et soudain, dans le bureau de son père, devant la paroi de livres des Éditions de Minuit, au sommet de l’immeuble de la rue Bernard-Palissy ; la complicité tranquille qu’elle formait avec Henri Causse pour soutenir un projet dont ils savaient qu’il n’avait rien d’évident. Elle parlait de Bernard avec une affection pudique, presque en confidence, me disait combien l’œuvre continuait de l’accompagner. Elle se souvenait, avec une émotion intacte, du jour de l’enterrement. Elle était son ainée d’un an.

Les années ont passé, et nos échanges se sont espacés. Mais la nouvelle de sa mort ouvre aujourd’hui un espace de gratitude silencieuse : pour ce qu’elle a permis, pour ce qu’elle a transmis, la manière vive et simple, mélange de rigueur et de chaleur, dont elle défendait les livres. Manière de lire qui oblige encore.