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Hauke Lanz & Chloé Delaume | Lieux More

Eden matin midi et soir de Chloé Delaume

jeudi 16 septembre 2010

Chloé Delaume, Eden matin midi et soir 

Mise en scène et scénographie : Hauke Lanz 

Avec : Anne Steffens
Représentations : du 24 au 28 avril 2009 à Paris, la Ménagerie de Verre
festival Étrange Cargo

Note du 16 septembre 2010

Le 11 septembre dernier, l’émissions Fictions / Perspectives contemporaines de France Culture a diffusé la pièce Eden, matin midi et soir — l’occasion d’écouter, ou de réécouter le monologue de Chloé Delaume et la comédienne Anne Stefens (ici accompagnée de Marie Remond, Laure Calamy et Caroline Breton). Si le livre est disponible et publié aux éditions Joca Seria, c’est bien sur scène, dans la présence de la voix, du corps qui s’interpose, que ce texte, monologue polyphonique (on est plusieurs en soi), prend tout son sens.


Toutes les cinquante minutes, une personne se suicide en France. Adèle est de ceux qui tentent régulièrement de mettre fin à leurs jours. Dans la chambre de l’hôpital où elle se réveille après une énième tentative, Adèle répète. Ce qu’elle devra dire au médecin pur qu’il la laisse partir ; ce qu’elle devra confier aux proches qui devront lui survivre, aussi. Parce que son Moi est fragmenté en de multiples voix internes, la pensée d’Adèle est accidentée, parsemée de ruptures, de conflits. Le mal dont elle souffre est complexe, il se décline et se questionne dans un paysage mental durant ce monologue, qui dure, bien sûr, cinquante minutes.


28 mars 2009

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On entre par l’arrière de la salle, on passe près des machineries, la régie, les lumières, et on vient s’asseoir sur le devant, un peu sur le côté (cette manie que j’ai, au théâtre, de me mettre sur le côté, histoire de ne pas faire face, d’intercepter la technique plutôt que de la subir). On est alors devant une longue salle, très basse de plafond, profondeur redoublée par son étroitesse, redoublée encore par ce qui est répandu sur le sol et qu’on devine être des paillettes qui reflètent violemment la lumière, les lumières plutôt, venues de plus d’une quinzaine de puissants projecteurs braqués sur toutes les directions. Volume qui retiendra et amplifiera les mots, les mouvements. Et tout ce trajet, de l’arrière de la salle jusqu’à sa place, on n’y pense pas vraiment, est plus que rituel – tout participe, oui, à une pénétration (de l’espace, du temps, du corps) qui ne fait que commencer, et sera la loi de la pièce.

Sur scène, l’actrice est déjà là, saute à la corde au fond de la salle ; rythme qui peu à peu accélère. Puis le corps qui s’avance : voix posée sur le premier mot dans l’essoufflement, voix permise par celui-ci – essoufflement qui dit l’entrée en apnée dictant chaque geste et chaque mot.

« Hier soir, j’ai voté la mort. Je me suis longuement concertée et dedans on était d’accord, toutes d’accord, pour une fois. La mort et qu’on n’en parle plus. »

Monologue essoufflé de près d’une heure donc – repenser à ce vieux théâtre renaissant, que l’histoire littéraire nommera humaniste : ces successions de monologues, longues tirades isolées que l’invention du dialogue dans le théâtre classique brisera (et on réservera le monologue aux scènes de délibérations : moments d’entrée dans la conscience d’un personnage).

Mais en ces temps de séisme— où s’interroge plus que le sujet simplement, mais son intégrité, sa présence, sa possibilité — le théâtre a repris possession de cette vieille forme. Non plus pour éclairer les décisions du sujet : ce qui est mis en chantier à chaque fois, chez les auteurs les plus conscients de cette arme, c’est le trajet qui conduit la parole à soi, et soi à la parole, vers l’autre : non plus délier le plein intérieur en ligne orientée droite et claire, mais épaissir le temps dilaté d’un instant de présence à soi-même que la parole enfreint dans le vide qu’il saisit et dont il fait son masque, pour s’en délivrer.

« Vide, tu es je suis vide. L’esprit en appel d’air, organes fantoches et cœur aride. Une âme stérile, une voix de pierre. Des cailloux plein la bouche, des crachats de silex. Mais aucune étincelle n’affleure aux commissures, aucune, jamais. »

Surtout, le monologue n’a de sens que dans l’adresse rompue (Koltès dira interrompue). Qu’en cela, le monologue (véritable) n’est pas parole de soi seul avec soi, complaisance du langage à ne dire que la tautologie d’un sujet objet de soi-même : mais soliloque adressé : soliloque sans orientation définie, ou dans l’orientation pure non orientée quelque part et dans la postulation infinie de l’autre. Le personnage sur scène seul s’adresse. Elle s’adresse au psychiatre qui n’est pas là (mais dont elle répète la présence : et finalement, de cette répétition bornée, recommencée, échouée sur elle même, il reste encore cette présence palpable dans les mots, de l’absence conjurée),

« Bonjour. Je m’appelle Adèle. Adèle Trousseau. J’ai 28 ans et juste avant que vous n’arriviez je conversais avec ma pulsion de mort. »

s’adresse aussi à soi même (s’entend : aux grands nombres de voix et de corps qui l’habitent) :

« Hier soir, j’ai voté la mort, mais je ne suis pas dépressive. J’ai juste pris le temps de réfléchir, et réfléchir, je m’y connais. On a fait un colloque, 74 intervenants. Sans compter les pulsion, les pulsions ça ne compte pas, ça ne sait pas cogiter. »

s’adresse surtout à nous assis, de l’autre côté du noir (dans le noir), trois rangées de trois dizaines de personnes muettes qui assistons. Qui assistons à – ou qui assistons (seulement) cette parole. L’idée vient parfois que nous, à qui est adressé cela, faisons partie de ce corps sur scène qui s’expose : que dans l’agencement de la scène, nous sommes peut-être plus que de simples témoins, mais des témoins assistés donc : assistant l’exposition du corps — nous qui sommes dans le dehors du théâtre, l’extériorité même de ce corps qui peuple l’espace par l’intériorité délivrée, exorcisée. Qu’on devienne l’intériorité même de ce dehors, l’intériorité expulsée : qu’on devienne ce qui s’expulse (et que cela tienne pour beaucoup à la tenue du regard de la comédienne, à bout portant, fixité de la voix, souplesse du corps tout entier, grande dignité de la posture).

« Lorsque plus rien n’occupe, on ne se sent vivant que parce qu’on respira mal. Je ne voulais pas plus de ça, la survie organique tenalillée de douleur jusqu’aux creux alvéoles »

L’histoire : une jeune fille a une nouvelle fois tenté de se suicider. Dans sa chambre d’hôpital, elle attend le psychiatre. Simplicité du dispositif, grande force et évidence du propos, d’emblée. Mais si Chloé Delaume se risque au théâtre, ce n’est évidemment pas pour transposer sur scène ce qu’elle pratique par ailleurs, dans ses livres. Si cette histoire a un sens, elle ne peut l’avoir qu’ici, maintenant, cinquante minutes de survie arrachée au corps qui parle et parlant de la mort, c’est en l’accomplissant cinquante minutes durant : puis se taisant au terme du temps imparti, c’est la mort achevée qui se donne, se prend et s’échange avec autre chose que la vie (« le théâtre, ce n’est pas la vie, mais c’est le seul endroit où l’on peut dire que ce n’est pas la vie » (Koltès)).

C’est un lent et patient travail sur le corps qui se fait ici : travail sur la voix — sur la diction des mots insupportables, sur la recherche de ce qui nommera l’instant de bascule entre la vie et la mort (et de bascule aussi entre la mort et la vie). Lent et patient, et minutieux travail : jeu de raccord entre la voix du corps, la voix projetée, la voix enregistrée avec micro, amplifiée, la voix diffusée, différée, et reprise, comme pour mieux parcourir la totalité des spectres des voix. Les livres de C. Delaume sont souvent des livres à lire à voix haute — élaboration d’un rythme propre, d’une syntaxe qui est elle-même prosodie, cinétique de la phrase.

Dans la pièce, ce travail est amplifié, rendu plus complexe encore : le rythme porte au moins autant le corps que le verbe, chaque phrase étendant sur toute la surface du plateau son avancée, puisque souvent la phrase achevée se poursuit encore au-delà, adjectif ou participe passé ajouté, comme membre fantôme d’un corps amputé mais accru de ce désir de corps arraché, qui démange et ne se laisse pas voir.

Ultime membre fantôme qui agit en révélation (chimique) du corps, toute la fin de la pièce, où c’est off qu’on entendra la voix, et c’est à cet extrême point que se donne ici explicitement cette désarticulation de la voix et du corps, qui ne fait que souligner la portée de la voix dans la séparation du corps, la présence du corps dans l’absence de la voix.

« Finalement, je vais lui dire autre chose au psychiatre »

Car impossible de dire cela (la mort, le suicide ("Le seul problème philosophique vraiment sérieux est la question du suicide." (Camus, Le Mythe de Sisyphe) : la seule question qui vaille puisqu’elle précède toutes les autres, engagent la possibilité de toutes les autres) : parce que le corps ne se laisse pas réduire à une solution pour médicaments, ne se réduit pas à des symptômes pour psychiatres, clé d’entrée pour explications stériles. Qu’à la douleur de la vie, il n’y aurait pas de médicament, qu’on n’échappe pas à soi en l’endormant (que le réveil est insoutenable).

Impossible de lui dire cela, au psychiatre : de lui dire qu’on est thanatopathe, souffrant de thanatopathie : mot trouvé au milieu de la pièce, forgé par la langue pour nommer cet impossible. La douleur de la mort ; pas vraiment la maladie de la mort, celle de Duras, même si celle-ci est évoquée dans la pièce ; ce serait davantage ici : la maladie de la vie, une vie vécue comme impossible, et en retour, la mort vécue comme impossible. Cinquante minutes pour articuler ces deux impossibles.

« Quand le psychiatre viendra , il sera, il est trop tard. Un coma prolongé, je n’ai pas ouvert les yeux. Ou peut-être que si. Je n’en suis pas très sûre. Ce dont je suis certaine c’est que le silence garrotte dernières voix réfractaires. Celles qui susurrent qu’hier comme toujours un raté parce que nous devons vivre, que nous je sommes suis faite pour ça, qu’il suffit de respire,r que ce n’est pas si dur et que. Suffit. Le silence, j’ai dit : le silence. »

Justesse de l’écriture qui se saisit du théâtre comme d’une trajectoire, depuis le silence, en durée (et non pas seulement comme d’un temps donné à partir du silence) : durée avec ses temps faibles, ses montées de violence, ses dilatations spontanées : qu’elle occupe tout l’espace de cette durée.

« Se laisser aller. Vers où ? J’en appelle au silence, au silence que je fais. J’ai besoin de silence pour pouvoir étudier de près la situation. Toute seule. Pour une fois, oui, toute seule. »

Saisie du théâtre comme d’une parole, depuis le silence, en espace (et non pas seulement comme d’un lieu à occuper dans le silence) : espace avec un dehors (le psychiatre qui ne vient pas, puis qui ne viendra pas, puis qui ne viendra plus : espace du dehors qui est ainsi également une durée), et espace avec un dedans. La salle, basse de plafond, profonde, semble une paroi où viendrait se cogner le corps de l’actrice, mouche dans une bouteille. Explorant chaque recoin pour éprouver l’épaisseur de ses parois plus que pour en sortir : pour éprouver la résistance de son corps, surtout.

« Pour vérifier si le réel est altérée ou pas, je me jette contre le premier mur venu ; Lacan a dit : le réel, c’est quand on se cogne. J’ai beaucoup trop de bleus pour que quiconque puisse affirmer que mon réel est altérée. »

Et toujours, ces projecteurs, braquées sur l’actrice, suivant le moindre de ses mouvements : image peut-être d’une conscience en faisceau, éclatée en mille (comme ces paillettes sur le sol, verre brisée) — figuration par le théâtre d’une intériorité exposée, explosée.

La Thanatopathie, ce n’est pas la douleur seulement dans la vie : c’est celle de vivre, et à ce titre, comment y faire face.

« Ne pas nommer, c’est nier. Je n’en peux plus qu’on nie la maladie qui me mange, qui me dévore voix à voix, qui déchiquette mon Moi et me mord chaque artère. Parce qu’elle innommable, pour tous, cette maladie. La vie n’est pas censée faire mal au point qu’on la doive la refuser. »

Nommer, donc. Trouver un nom, l’articuler, y construire autour sa durée et son espace, éprouver dans la douleur de soi, la douleur de nommer, et, de fait, s’éprouver comme arrachant au nom sa propre douleur. L’actrice (Anne Steffens), regard droit toujours, et subtile distance par rapport au propos d’où vient sans doute l’humour de la pièce – humour différent cependant des livres, humour déplacé : alors que l’humour servait là de contre-feux au sérieux, de paravent à la gravité, il est davantage ici la localisation même de la douleur : l’humour sert alors sur cette scène à désigner cette douleur, à l’appeler.

« La thanatopathie, pour pouvoir l’étudier, faut être soi même contaminé. Mais quand c’est le cas, on se flingue. Du coup, ce n’est pas tellement pratique pour avoir des renseignements. »

Grande justesse, oui : coups portés du théâtre ici et maintenant au geste de nommer – thanatopathie qui vaut dès lors au-delà d’un mot/thème, mais désigne la douleur d’un sujet diffracté, en prise avec un monde insituable. Que l’autofiction puisse s’emparer du monde par la parole d’un sujet qui se donne lui-même comme image totalisante de ce rapport> au monde, et elle ne cessera pas d’être urgente, essentielle. Rapport au monde : tentative de l’appréhender, fractal, dissocié, multiple, contradictoire, immédiat et différé (adressé, surtout) – rapport qui saura avoir prise sur ces différentes réalités dans le temps court de la voix.

“Je crois que je vais partir 
Sur des lieux More... Des endroits lunaires” 


Lieux more, lieux augmentés de la vie sur la mort : littérature en ce qu’elle est capable de gagner sur ces lieux la part de vie refusée dans le temps social, ou le temps politique. Lieux obtenus finalement : quand, à l’issue de la représentation, après le dernier mot, la plongée dans la baignoire au fond du plateau achève les cinquante minutes par ce qui fatalement devait avoir lieu (« il est dit un suicide toutes les 50 minutes, ce matin, ça y est, c’est mon tour »), mais avant le noir, avant les applaudissements qui rompt le théâtre, il y a cette remontée cependant, cette sortie d’apnée, le corps un peu tremblé de la mort traversée par les mots, nommée, et finalement franchie.