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Thomas Ostermeier | L’illusion d’un théâtre à prétention politique

Retour à Reims, de Didier Éribon

lundi 25 novembre 2019


Retour à Reims, Mise en scène Thomas Ostermeier d’après l’ouvrage de Didier Eribon
Avec Cédric Eeckhout, Irène Jacob, Blade Mc Alimbaye.
Théâtre de la Criée, Marseille

Soumis à l’impératif culturel de parler de la politique, tout un théâtre se vautre souvent dans la complaisance, celle qui dans la bonne conscience de s’être soucié du monde, neutralise tout ce qu’un théâtre politique peut arracher à la politique, ou lui faire subir. La plupart du temps, coulé dans le moule du discours politique, il ne fait que s’avachir dans le conformisme, qui finit par produire les effets inverses de ce qu’il cherche : sûr de se situer du bon côté du manche, il ne prend plus la peine de l’empoigner. Et dans l’alliance de la sociologie critique et du théâtre à prétention politique, on ne produit plus que de l’évidence creuse, la platitude qui paralyse, et la lâcheté de renoncer aux luttes, puisqu’on s’est contenté de dire ce qu’il en était — du point de vue des dominants. Ostermeier, ou la sociale-démocratie en acte.


L’ouvrage de Didier Eribon, Retour à Reims, retrace le parcours d’un intellectuel qui revient dans la ville de province où il a grandi et qu’il a quittée pour faire ses études supérieures avant de s’imposer dans le champ intellectuel comme un héritier de Bourdieu et de Foucault, ses maîtres. Son père mort, le deuil est l’occasion d’un autre chant funèbre : celui de la classe ouvrière confusément associée à la mémoire de ce père. Mais pour Eribon, dont les travaux sur la domination l’avait conduit à penser la question gay dans des processus complexes d’émancipation, où prenaient place l’injure, les mécanismes de la honte autant que la morale du minoritaire, surgissait soudain le fait écrasant de son identité prolétaire qu’il avait longtemps masquée derrière son identité sexuelle. Et c’est une autre honte à laquelle il fait face : celle d’une appartenance qu’il avait désappris, à Paris et dans ses études. Transfuge de classe, oublieux d’une mémoire collective, traitre en partie à sa famille, il se révélait à ses propres yeux comme l’agent malgré lui d’une domination sociale qui pouvait expliquer comment la classe ouvrière a été abandonnée par des intellectuels qui prétendaient autrefois parler pour eux et n’avaient finalement fait que parler à sa place. La gauche et ses alliés n’avaient donc pas seulement renoncé à défendre le prolétariat, ils l’avaient sciemment laissé à son sort, et, en occultant la question de la domination sociale, l’avaient précipiter dans les bras des nationalistes, pourtant ennemis de classe — mais porteur d’un discours ravageur sur la domination, ethnique plutôt que sociale.

Texte puisant dans la force littéraire l’énergie intime et collective pour penser la bascule propre aux années 80 issues des trahisons de 68, le propos d’Eribon démonte le poids de la responsabilité de la dite gauche de gouvernement dans la montée des populismes néo-fascistes : autrement dit, dans le vote ouvrier de l’extrême droite. Pour Eribon, la gauche est moins un mouvement qu’un éthos, celui qui vise à questionner les processus de domination, et c’est en renonçant à ce discours qu’elle a accédé au pouvoir en précipitant son effondrement idéologique, avant son effacement, et sa dilution dans le capitalisme de gestion.

Il est désolant de constater que ces mécanismes, Ostermeier les dispose pour intégrer pleinement le jeu social qu’il prétend platement dénoncer. Parce que la sociologie politique, si précieuse pour décrire le monde, ne porte pas le langage de l’art, cette forme singulière d’intervention dans l’histoire par le biais d’une forme au croisement de l’imaginaire et de la pensée — et qu’une œuvre ne saurait être le déploiement d’un propos sociologique sans être avalé par lui et produire l’inverse de ce dont il se défend.

Et c’est par un cruel détour que le spectacle d’Ostermeier ne fait qu’annuler les perspectives : en choisissant de poser une fiction sur le propos du sociologue, il se laisse écraser par lui ; en se contentant de lire le texte, il empêche toute possibilité d’en proposer une lecture ; en neutralisant la théâtralité de ce propos au profit d’une pauvre illustration cinématographique, il retrouve l’effroyable bêtise (direction d’acteurs compris) des mauvaises séries télé ; en exhibant des images de l’actualité chaude, il se débarrasse du souci de la penser en fonction d’une action sur elle, ou contre elle… On pourrait ainsi multiplier les endroits où le scrupule politique neutralise la nécessité politique, celle qui au lieu de se contenter de superposer la pratique du théâtre sur les discours du monde, questionne les articulations entre l’art et le monde…

Ostermeier choisit ainsi de poser une fiction sur le récit d’Eribon. C’est donc l’histoire d’un cinéaste qui a réalisé un film adapté de l’œuvre (avec le sociologue lui-même comme protagoniste), et qui travaille au montage et à la voix off. Le plateau de théâtre sera justement cette salle d’enregistrement où une actrice, Irène Jacob va poser sa voix — lisant le texte d’Eribon — sur les images projetées en direct. Le réalisateur du film Cédric Eeckhout, assisté du preneur de son Blade Mc Alimbaye, est en cabine. Théâtralité à l’épure, où la pauvreté s’exhibe en choix esthétique — qui se heurte pourtant à l’extrême affectation de la voix de la comédienne, à la joliesse de seconde main du film, à l’artificialité désuète d’une scénographie qui n’est qu’un décor (« attention à la moquette » sera le running-gag censé jouer avec/sur la fausseté de la scénographie, mais qui ne fait qu’enchérir sur sa préciosité, la vanité théâtrale à préserver). Le film déroule le récit d’Eribon, jouant la surimpression scolaire avec lui : chaque plan illustre ce qu’on entend, et chaque parole appuie ce que l’on voit.

On en serait là, d’une scène mise au service d’un texte, soumis à lui et le donnant à entendre : on reconnaîtrait là cette volonté pédagogique propre au metteur en scène allemand d’expliquer au spectateur chaque seconde ce qu’il voit, ce qu’il comprend (ce qu’il doit saisir de ce qui se fabrique) — et ce serait seulement insignifiant (Rancière dirait « abrutissant », avec Joseph Jacotot). Mais la lecture est soudain interrompue par la lectrice : et le théâtre revient en scène — ce n’est plus alors insignifiant, c’est le contraire ; et c’est d’autant plus consternant. Au mot de « guerre sociale », l’actrice sursaute : s’interrompt. Elle constate que la partie du texte qui suit est coupée, et qu’on risque de ne pas comprendre. Toujours ce scrupule de bien faire entendre à qui écoute ce qu’il faut entendre et écouter. Le réalisateur du documentaire quitte la salle d’enregistrement pour se défendre, et le débat s’engage : il refuse, lui, de défendre avec Eribon cette question de la guerre sociale notamment parce que le sociologue sous-entend la responsabilité structurelle de l’État dans les mécanismes de domination. On dresse l’oreille. Pourrait s’engager enfin un peu de mésentente : sur le terrain de l’art d’abord, un artiste défendrait un point de vue contre l’auteur dont il prétend pourtant présenter la pensée ; sur le terrain politique ensuite, c’est la controverse qui a pu structurer en partie le camp de la gauche, choisissant de lire Lyotard dans une perspective soit réformatrice soit révolutionnaire. Mais le dissensus tourne court : le réalisateur pressé d’en finir cherche l’accord et l’obtient sans raison. Les logiques libérales de production et d’efficacité – la pression imposée par la rentabilité – ont eu raison de l’échange dissensuel : autant dire de la politique.

 

La deuxième partie — « quelques jours plus tard » : faiblesse des transitions qui singent la réalité du temps qui passe en se bornant à l’écrire — s’ouvre sur le procédé désormais bien connu des spectateurs d’Ostermeier d’adresse directe au public. On lit l’évidente volonté d’ouvrir le plateau au présent et aux présents : mais ces adresses sont de nouveau le contraire du politique, puisqu’en fait d’adresses et d’échanges, on nous invite à crier qu’on est là (cri vide et purement contractuel, simplement aliénant : celui qu’appelle le mauvais chanteur pour donner l’illusion d’un rapport avec « son » public). « Marseille, vous êtes là ? » Et on se surprend à regarder autour de nous, ce public de la Criée, composé d’abonnés consommateurs de spectacles de CDN et de « scolaires » conduits ici par la bonne volonté de quelques enseignants militants. Marseille, à l’évidence, n’est pas là : seulement sa classe moyenne éduquée et des adolescents captifs qu’on souhaite « émanciper », même malgré eux.

Toute cette seconde partie prendra acte de la première, en essayant de mettre en avant le dialogue que proposerait le spectacle avec le texte d’Éribon, à travers les pseudos-conflits qui opposent, mais pour de faux, et vite ramenés à des accords arrachés comme entre la CFDT et le MEDEF, sur les bases les plus minimales. On ne dira rien de la pauvreté sidérante des dialogues eux-mêmes, des échanges de série B., du réalisme terrifiant de bêtise de chaque microconflit. Plus belle la sociale-démocratie ? Ce pourrait être un titre.

Le film projeté désormais a pris le large du récit d’Eribon, et voici — audace suprême — le propos qui voudrait s’en dégager. La gauche est responsable de la montée des extrêmes : la preuve, Cohen-Bendit est proche de Macron, lui-même ancien ministre de Hollande. L’analyse politique, si peu émouvante par sa nouveauté (et si partielle) désole, avant qu’on comprenne qu’il s’agit peut-être là pour le metteur en scène d’ancrer son travail de contestation. De nouveau, le manque de radicalité confine à la lâcheté en regard de l’époque.

L’époque, justement, la voilà entrée de plains pieds dans le théâtre : quelques images de Gilets Jaunes surgissent, et on lira, dans la presse nationale, qu’il s’agit là d’un autre de ce geste d’envergure dont s’est rendu capable le metteur en scène berlinois. Certes. Mais qu’en dit-il ? Car tandis que les images et les cortèges défilent, Eribon décrit la lente et inexorable montée des fascismes en France. Le scandale (sa grossière erreur d’analyse) est évidemment produit sciemment : l’actrice/lectrice s’interrompt, ne peut laisser passer un tel contresens. Le réalisateur de se justifier : c’est pour montrer la complexité du mouvement et suggérer que, bien sûr, le mouvement des Gilets Jaunes n’est pas fasciste puisqu’il a été rejoint par des collectifs antiracistes. Ce n’est plus la consternation qui domine, mais la colère, ou ce vague sentiment qu’on éprouve désormais à l’écoute distraite des éditorialistes, le comique boursouflé qui s’en dégage. Le mouvement contre la vie chère, de fasciste qu’il était (!), serait donc rentré dans le rang grâce aux protestations des associations de gauche. Ce n’est qu’un détail, dans le flot du spectacle, peut-être un lapsus : il est édifiant.

Surtout, il témoigne d’une volonté de se tenir ici et là, de poser un propos sur une image, et immédiatement de s’en soustraire, d’utiliser la dialectique comme méthode de fuite. De se laver les mains avec l’eau sale : et inversement. Quand deux tendances s’affrontent au sein de la sociale-démocratie, l’une qui dirait il est cinq heures du soir, l’autre qui soutiendrait qu’il est cinq heures du matin, le pouvoir tranche en accordant les positions sur le fait qu’il est cinq heures. On en est là.

Le spectacle s’achève sur une ultime piste convenue et empruntée avec l’illusion du dissensus, mais dans le désir de « mettre tout le monde d’accord ». Le preneur de son, Blade Mc Alimbaye, raconte l’histoire de son grand-père (le spectacle a depuis un certain temps renoncé à travailler à la nécessité de ses prises de parole). Tirailleur sénégalais, combattant de la France Libre, il a fait partie de ces soldats qui, au moment de réclamer leur paie, se sont vus opposer pour solde de tout compte la mitraille de l’armée française. Survivant des massacres, le grand-père lègue à ses enfants une histoire : celle qui fait dire au petit-fils qu’il est ici chez lui. On devine la volonté du metteur en scène de déployer plus amplement le geste théorique et intime d’Eribon : comme la domination sexuelle avait fait écran pour appréhender la domination sociale, celle-ci ferait écran pour appréhender les dominations et les inégalités ethniques. Que derrière la lutte des classes la lutte des races fait rage aussi ? Ou est-ce pour montrer que ces dominations, enchâssées les unes dans les autres, faussement rivales les unes des autres, travaillant à la lutte de tous contre tous, empêchent une perception plus générale des mécanismes de la domination ?

Surtout, ce dernier moment, filmé en direct, dans le dépassement dialectique du film et du théâtre, se présente comme la volonté finale de dépasser les oppositions : « nous sommes chez nous ici », manière d’évidence d’opérer un ultime consensus, de passer par-dessus la question sociale, et d’afficher une volonté de panser les plaies historiques sous prétexte de les raviver. Dans un article récent qui saluait le spectacle, la journaliste de Télérama — dont le lectorat semble être sociologiquement la cible de ce Retour à Reims — concluait en disant qu’on sortait de ce spectacle (qui « réinventait le théâtre politique ») « plus fraternel ». Édifiant que pour beaucoup est politique un théâtre qui travaille à la fraternité, plutôt qu’à la mise en jeu d’oppositions permettant de voir ce que ce slogan recouvre : les guerres sociales qui restent à mener.

« Ne t’inquiète pas, on n’est pas au théâtre ici », lance l’un des personnages : « tant mieux », s’entend-il répondre par la comédienne. La lucidité sauvera peut-être Ostermeier de lui-même, qui affirmait dans un entretien récent :

Depuis longtemps je dis que je fais du théâtre pour un public bourgeois, parce qu’on n’est pas encore à une époque où la classe populaire souhaite aller au théâtre.

La lucidité n’empêche pas la lâcheté. Au théâtre reviendrait pourtant encore la tâche de poser les émancipations depuis les forces d’opposition qui les entraînent. Ici, quand manque le théâtre, reste une volonté de faire du politique un discours qui évide le politique de sa puissance vengeresse et conflictuelle.

En sortant de la Criée, on fait face à l’Hôtel de Ville de Marseille séparé de nous par cette avancée de la mer comme un doigt enfoncé dans la chair de la ville qu’on rejoint en tournant le dos au théâtre.

 


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