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Théâtralités contemporaines de l’incantation
Du corps vibrant à l’inquiétude du monde
jeudi 1er mars 2018
Article paru dans Une littérature « comme incantatoire » : aspects et échos de l’incantation en littérature (XIXe-XXIe siècle),
Presses françaises de l’Université de Toronto,
sous la direction de Patrick Thieraul – mars 2018, p. 141–156.
Il s’agit des Actes du colloque « L’incantation littéraire : les formes d’une forces »,
organisé par Patrick Thierault, à l’université de Toronto, Canada, du 18 au 19 mai 2016)
[L’article est disponible sur la plateforme Érudit.]
Faire la métaphysique du langage articulé, c’est faire servir le langage à exprimer ce qu’il n’exprime pas d’habitude : c’est s’en servir d’une façon nouvelle, exceptionnelle et inaccoutumée, c’est lui rendre ses possibilités d’ébranlement physique, c’est le diviser et le répartir activement dans l’espace, c’est prendre des intonations d’une manière concrète et absolue et leur restituer le pouvoir qu’elles auraient de déchirer et de manifester réellement quelque chose, c’est se retourner contre le langage et ses sources bassement utilitaires, on pourrait dire alimentaires, contre ses origines de bête traquée, c’est enfin considérer le langage sous la forme de l’Incantation.
Antonin Artaud, Le Théâtre et son double (1964 : 69) [1]
Où situer notre présent ? Dans l’instant que nous vivons — si pluriel, si fragmenté, si instable —, ou dans la parole qui le nomme et le désigne, le révèle et le traverse ? Aux moments de troubles qui sont les nôtres, comment dire à la fois ce trouble et ce moment sans le troubler davantage ? À cette inquiétude du monde, comment répondre sans relever de l’inquiétude jusqu’à devenir l’une de ces causes ? Oui, dans quelle parole trouver l’espace d’une désignation qui serait aussi une traversée, et quel silence produirait-elle, quelle action pour accomplir notre temps ou le défaire ? Tant de questions inquiètes posées à notre inquiétude — et une dernière qui les dirait toutes : cette parole, comment pourrait-elle échapper au piège d’être prise dans ce monde, comme dans la glace, et d’en être la manifestation, plutôt que la levée d’une déchirure capable de nous rendre visible ce monde et possible sa transformation ?
« Qu’au retour du silence, une langue renaisse », écrivait Hölderlin (1967 : 863) : cette langue pourrait être pleinement parole seulement dans la mesure où elle romprait le bavardage incessant du monde qui n’est que du silence où rien ne se dit. Elle le romprait comme un charme, et, dans la mesure de son charme, mobiliserait les corps et l’espace et le temps — parole qui soit levée, puissance et conjuration : incantation.
Dans nos sociétés post-industrielles, post-modernes, post-libérales, qui ne semblent se situer qu’après, ou au-delà, sans présent, où le temps continu des informations en flux ne paraît fabriquer que de l’archive immédiate, il peut sembler anachronique de poser ce mot d’incantation. Notre présent pourrait même se qualifier plutôt par un retrait du magique, du merveilleux et des forces mystérieuses d’envoûtement qui avaient pu constituer les sociétés archaïques. Nous vivons, on le sait, dans ce monde délesté des grands récits qui l’avaient structuré (Lyotard 1979) — et parmi le plus considérable de ces récits, celui de la croyance dans les forces surnaturelles. Et pourtant, singulièrement, avec le retrait de ces croyances, et même semble-t-il à la faveur de ce retrait, demeurent les formes exprimées de ces forces ; dès lors, c’est au lieu même de la fin du rituel que semble perdurer l’expression d’un rite délesté de ses formes, persistant dans ses forces. Soulèvement du sacré immanent, l’incantation puise malgré tout dans le malgré tout de l’enchantement des résistances au temps passé précisément pour dire notre temps. Ainsi, l’incantation se déplace de l’autel jusqu’au lieu où la présence s’est retirée, non plus dans les espaces de culte, ou les territoires sacrés du Verbe, mais dans ces lieux où se joue la présence en tant que telle, en combat avec le monde : la scène.
Bertolt Brecht, dans une phrase que cite le metteur en scène polonais Jerzy Grotowski au cours d’un entretien avec Peter Brook, rappelait : « C’est vrai, l’origine du théâtre c’est le rituel ; mais le théâtre commence là où le rituel n’existe plus » (2009 : 119). C’est au lieu même de cette fin — de toute fin, peut-être — que le théâtre aujourd’hui, du moins certains théâtres, se saisissent de la langue non pour prolonger le rituel de la langue incantatoire, mais endosser la forme de cette force, à chaque fois singulièrement pour défier notre temps et le renouveler.
C’est pourquoi, sur les scènes contemporaines du théâtre, il ne saurait y avoir une forme de l’incantation, ni une manière de s’y envelopper, ni même une semblable portée de l’incantation. Du moins y aurait-il comme une pratique de la parole liée à un usage : celui, a minima, de parler une langue autre, et de jeter des sorts. À cette définition minimale de l’incantation — qui fait du charme une altérité radicale et une action — se lie une double nature, ou plutôt une articulation dense d’un processus et d’une fonction. D’une poétique et d’une politique.
Politique ? Le mot, tant usé, employé à tout propos, pourrait paraître excessif — incantatoire — s’agissant d’une notion, l’incantation, si puissamment déliée des affaires du monde, si férocement poétique et par nature forgée dans le verbe pur : politique cependant, si l’on considère que l’incantation est précisément la qualité d’une parole qui produit une altération de celui qui l’écoute, ou l’entend — qui agit en lui, et le modifie. Or, quelle est la tâche du politique, si ce n’est de s’emparer de la vérité effective de la chose (la verità effettuale de la cosa), comme l’écrivait Machiavel, dont la pensée pourrait tenir lieu d’anti-incantatoire, lui qui enjoignait le Prince précisément à résister à « l’éclat trompeur des mots ».
Mais précisément, l’incantation qualifierait toute parole qui rejetterait le simple miroitement du langage, mais se jetterait au dehors de la langue pour agir dans le monde et devenir par elle-même une vérité et une action.
Il est bien des théâtres qui se disent politiques et qui ne font que reproduire l’ordre social, et bien d’autres qui, pour n’être pas nommés politiques, lèvent cependant des capacités et appellent. Non parce qu’ils jetteraient sur le plateau des idées politiques (qui ne sont parfois que des enjeux de sociétés ne faisant que pauvrement illustrer le monde), non plus parce qu’ils chercheraient à éduquer le bon peuple de leur docte savoir (théâtres pédagogiques qui renvoient le spectateur à son état d’ignorant, et finalement l’y maintiennent ), mais des théâtres qui feraient politiquement du théâtre : parce qu’ils produiraient d’eux-mêmes et au présent, dans l’adresse qu’ils élaborent — la relation avec le spectateur qu’ils fabriquent —, des savoirs et des forces et du courage, forces qu’ils délivrent au présent de leur invention, exposant à vue des transformations (d’un acteur et d’un lieu, d’un temps et d’une langue) — montrant par l’exemple et la preuve, qu’une transformation est non seulement possible puisqu’elle est ici à l’œuvre et qu’elle est l’œuvre, mais qu’elle est la tâche essentielle de notre temps.
Or de quelles armes disposent de tels théâtres ? Dans la langue résident les forces. Et ce déplacement des forces en elle vers le spectateur, c’est cela que l’on pourrait nommer l’incantation.
Sur les scènes parmi les plus vives et considérables de notre temps, s’entendent des recherches nouvelles sur la voix et le corps, non comme pure technique de profération, mais comme nœud de relation : des metteurs en scène renouent finalement avec un geste qui est moins une croyance qu’une opération — la langue y est une force d’action qui déplace, le langage produit dès lors des soulèvements pour devenir l’enjeu d’une exécution — pas seulement musicale, mais comme on terrasserait un ennemi. Incantation qui résiste à son propre charme aussi : où il ne s’agirait pas de produire des effets pour charmer ni d’être maître de ces effets : mais de lever les conditions d’une libération, territoire où on assassinerait la magie pour la délivrer.
Il s’agirait de parler une langue impossible : une langue qui ne soit pas celle de l’universel reportage de nos jours — manière de se la réapproprier, défigurer ses traces pour mieux la réinventer. L’incantation n’y serait pas une formule à retrouver, syntaxe commune, ou langue en partage : plutôt l’endroit d’une singularité manifeste, inexemplaire, l’élaboration d’un inouï. En somme, pour le dire avec Georges Bataille : une incantation de l’érotisme — l’érotisme, cette « substitution de l’instant ou de l’inconnu à ce que nous croyions connaître », l’instant pour Georges Bataille étant « ce qui arrive. Par exemple l’éléphant, la colère, la ruée désastreuse d’un grand nombre d’éléphants, un embarras inextricable » (Bataille 1988 : 112). Incantation érotique, celle de l’instant : elle produirait un non-savoir seul capable de nous armer face au monde rendu à neuf ; incantation qui produit la charge de l’éléphant pour évanouir « le réel discursif » (Bataille encore).
À cet égard, l’incantation se dresse comme ce lieu, autant que cette parole, qui loin de produire des effets, libère : et qui loin d’aliéner celui qui écoute, l’émancipe. Retournement, sans doute, de la conception archaïque, où le mage charme celui qui, pris dans les filets de l’incantation, demeure en son pouvoir. Mais sur les scènes contemporaines, débarrassées justement de l’effet de croyance, l’acteur produit un effet sans maîtrise : une puissance qui échappe à celui-là même qui la délivre et qui en est à la fois objet et sujet. L’acteur dès lors paraît être — plutôt que mage — intercesseur des forces qui (le) libèrent. Car l’incantation se définit aussi par sa fonction libératrice, celle de mettre en mouvement le corps pour le déposséder : puissance conjuratoire de l’incantation, qui est précisément le sens politique de certaines théâtralités contemporaines, que d’un mot on qualifiera de vengeresse. Exorcisme qui, sur quelques scènes actuelles, se porte sur le monde pour mener contre elle une guerre sans cesse recommencée.
Incantation politique. Ce sera ici notre propos, l’hypothèse et le désir. Car l’hypothèse d’un théâtre où la forme esthétique serait engagée dans un questionnement politique est liée au désir de refuser que l’esthétique soit une forme close sur elle-même, tout autant que le politique soit un pur motif posé sur le théâtre comme un thème, ou — pire — un discours . Ce serait au contraire proposer un théâtre où politique serait sa pratique dans la mesure où le politique serait le levier d’un mouvement qui permettrait que soit nommé notre temps afin que se soulèvent les possibles de sa transformation.
Incantation : mot par lequel s’engouffreraient les forces politiques du théâtre. Politique : mot qui serait le vecteur de l’incantation, non pas charme orné de la parole pure et déliée du monde capable de produire les effets magiques sur le spectateur ainsi façonné au bon vouloir de la formule jetée sur lui comme un maléfice qui l’aliène, mais au contraire : guerre civile faite par la parole à la parole et son usage — dissonance qui rejoue l’exigence politique des dissensus, cette déflagration qui échappe à toute maîtrise, à tout savoir, à toute volonté, et qui traverse l’acteur autant que le spectateur et les habite comme d’une force qu’ils ignoraient être capables de porter ou de recevoir, et dont l’ignorance désormais les habite comme une exigence de transformation.
À cet égard, l’incantation pourrait bien être aujourd’hui cet espace dialectique en tension qui noue l’enjeu lyrique à la question politique : elle peut à ce titre désigner ce territoire de frottement où certaines scènes contemporaines fondent leur théâtralité précisément dans la déchirure et l’hypothèse politique — au lieu même où se produit l’expérience du théâtre, celle de la présence.
Précisions : nulle scène ne saurait être exemplaire d’un usage incantatoire de la parole. Et on se tromperait à qualifier d’incantatoire le théâtre de notre temps. Mais quelques scènes, parmi les plus vives de notre présent, travaillent singulièrement l’incantation comme une force plurielle. Contradictoires entre eux, ces théâtres proposent chaque fois des hypothèses sur le monde : ce sont ces hypothèses qu’ici on évoquera, comme autant de formes possibles que revêt l’incantation quand elle se produit, sur scène et en nous, pour nous désensorceler des logiques du monde et nous appeler aux transformations.
L’adresse d’une parole neuve : Hyperion de Marie-José Malis
« Les dissonances du monde sont comme les querelles des amants.
La réconciliation habite la dispute et tout ce qui a été séparé se rassemble.
Les artères qui partent du cœur y reviennent : tout n’est qu’une seule vie, brûlante, éternelle. »Ainsi pensais-je. J’en dirai plus une autre fois.
Friedrich HÖLDERLIN, Hyperion (1973 : 240)
Aux derniers mots d’Hyperion résonne cette voix de l’inquiétude qui chante la guerre civile, amoureuse et politique, au nom d’une commune paix à venir, désirable, incertaine, rejetée en marge du poème. C’est là la trajectoire du drame d’Hyperion : et son appel qui tient aussi tout entier dans son adresse. Car le silence laissé au monde après la parole — auprès de ceux qui en auront la charge — vibre encore du cri de l’appel lancé par le poème et les corps qui l’ont porté. C’est cette vibration qu’aura endossée le théâtre manifeste de Marie-José Malis, metteur en scène du texte d’Hölderlin en 2014 . Manifeste théâtral et politique, « politique de pur soleil » qui se joue aussi — et peut-être surtout — dans l’enjeu incantatoire, traversée par les inquiétudes et les silences, les terreurs et les possibles de la question politique. Mais une incantation paradoxale, sans affect ni démonstration, dans la pratique d’un don : d’un présent qu’on propose, mots qu’on avance l’un après l’autre devant soi pour l’autre.
Car dans ce spectacle s’entend et se donne, frontalement — dans l’adresse permanente qui est autant une offre qu’un mystère — un geste qui donne mais qui refuse d’abord et sur lequel s’attarder d’abord pour comprendre ce qui se joue dans ce spectacle, ce qu’il déjoue : refuser l’usage normé de la parole pour mieux inventer un spectateur qui saura accueillir cette parole neuve. Sur nos scènes contemporaines, la langue qu’on y porte paraît bien souvent (au mieux) une parole d’ornement, consolation charmante dont le charme endort davantage qu’il opère ; au pire, elle se dresse dans le droit fil du monde et valide la logique marchande et aliénante de notre temps ; le plus souvent, elle se lève comme un symptôme d’un échec de l’Histoire, qui aurait renoncé à être émancipateur : ni à transformer le monde ni à changer la vie, ces deux mots d’ordre de Marx et de Rimbaud dont André Breton disait qu’ils n’en faisaient qu’un. C’est que le théâtre — comme l’art — n’est nullement émancipateur par essence : sa levée ne suffit évidemment pas à produire l’émancipation des êtres et des corps ; et au contraire : bien des scènes sont aliénantes. Et pourtant.
Pourtant, contre l’usage normé des voix qui validerait ce monde — se dressant dans le réel comme un réel de plus qu’il singerait — se lèvent d’autres théâtres qui considèrent inachevée l’Histoire, et ne se réfugient ni dans le deuil du passé ni dans l’hypothèse d’un futur improbable : un théâtre qui voudrait travailler avec le présent pour d’autres avenirs. Ainsi Hyperion.
L’incantation touche au poème d’Hölderlin, qui ne sera jamais célébré dans sa splendeur éblouissante — au contraire, c’est à la racine du mot que les acteurs viendront cueillir le sens. Dès lors, se tiennent à distance une manière quotidienne de parler et de faire usage de la parole, sa fonction de communication. La langue inouïe de ce théâtre oblige à un déplacement : pour l’entendre, il s’agit de faire accueil à une autre entente de la langue, et c’est tout le réel qui se déplace avec elle.
Le texte d’Hölderlin met à distance le réel précisément pour le renouveler : et la scène de dresser des surfaces successives qui visent à élaborer en nous une expérience étrangère, celle d’une altérité radicale que l’incantation vient tout à la fois nommer et porter. Une dialectique précise s’élabore entre distance et rapprochement que l’incantation voile/dévoile, rejouant ce jeu de proche et de lointain que le théâtre produit : l’approche du don et le lointain d’une scansion étrangère à la langue même. Ces écrans successifs sont d’abord la surface de la fable, et celle du poème, c’est aussi le rappel de ce passé dans notre présent — scénographie d’un village en toile peinte pour rappeler à la fois l’artifice et ce vers quoi il fait signe —, le lyrisme et la représentation théâtrale (puisque le biais est l’instrument pour s’affronter au monde, comme la voix intercepte les forces ) : jeux de proches et de lointains qui permettent de répondre à notre époque : de la défier pour l’inquiéter en retour, d’en contester l’usage qu’on en fait et d’appeler à une autre forme d’agir. Avec l’incantation dans la langue d’Höderlin, ce geste de conjuration : conjurer les lois de notre histoire pour trouver (et rendre possible) un monde habitable.
Puissance torentielle et conjuratoire : langues de Dieudonné Niangouna
Je ne peux pas crier : lumière ! Je suis dans une situation qui ne me le permet pas. Et pourtant il fait noir. Je ne peux pas crier : lumière ! Je suis dans une situation qui ne me le permet pas. C’est pas possible, je ne peux pas continuer à tenir dans ce noir ! J’ai la phobie. J’enrage. J’ai envie de crier comme dans mon rêve, mais je ne peux pas me réveiller. Je suis dans une situation où je n’ai aucune possibilité de crier. Je ne peux pas crier : lumière ! (Pause. On l’entend respirer très fort, presque essoufflé.) Je suis dépourvu de mon rêve. Mais je suis encore en vie. Encore en vie. Je pensais que j’allais en mourir. Mais comment tenir une fois qu’on a perdu son rêve ?
Dieudonné NIANGOUNA, Nkenguegi (2016 : 35)
Cette puissance de l’incantation sauvage et érotique, on la trouve aussi, bien différente, chez Dieudonné Niangouna — auteur, metteur en scène et acteur congolais. Elle prend la forme rageuse d’une traversée, torrentielle et dévastatrice enfoncée dans la langue et dans sa propre histoire, celle d’un homme qui vécut dans sa chair la guerre civile, l’emprisonnement, l’exécution sous ses yeux de certains de ses amis. L’incantation de Niangouna est une avancée comme à la machette dans une forêt de mots et de signes qui obéit à la loi de l’emportement : ici, il ne s’agit pas seulement de produire de la signification dans le mot, mais de charrier un torrent de phrases qui ravagerait le passé pour le mettre en pièce(s). Convoquer l’expérience pour mieux la dominer dans la distance du verbe, la charmer afin de mieux la terrasser.
Souvent, le monologue incantatoire et vibrant de Niangouna est un flux interminable qui finit par se perdre dans sa folie et fabriquerait patiemment de l’expérience — les spectacles de Niangouna sont des aventures épiques dont on revient souvent épuisé, épuisement qui relève du travail de l’œuvre : quatre heures pour Shéda à la Carrière Boulbon lors du Festival d’Avignon 2013 pour lequel il était artiste associé ; près de cinq heures pour Nkenguegi, présenté en octobre 2016 au Théâtre Gérard-Philippe de Saint-Denis.
La langue de Dieudonné Niangouna ressemble au français : on l’entend ainsi, et on croit le comprendre tel. Elle paraît contaminée par le lari, langue des faubourgs de Brazzaville, qu’adolescents Dieudonné Niangouna et ses amis ont inventée et perfectionnée — à tel point que c’est le lari qui devient en retour contaminé par le français. Là est la valeur de l’incantation pour lui : parler haut la langue du colon, la porter à l’endroit le plus incandescent de beauté, et l’altérer (l’insulter) pour la rendre plus belle encore. Niangouna a joué des textes de Genet et de Koltès, et sait tout le prix d’une langue dont on fait endosser une charge impossible pour mieux la retourner, en arme, en défi. La dramaturgie des spectacles de Niangouna se construit dans l’alternance de scènes d’affrontements, corps à corps physique des acteurs qui se mettent en jeu, et dialogues courts qui saisissent une situation minimale creusée de longs couloirs de monologues où se jouent l’incantation de ce théâtre : une langue autre, à rebours des conventions, qui surtout voudrait agir — sur le corps du comédien secoué par le torrent de mots, et pour le spectateur qui le reçoit incapable d’en faire le tri, de l’organiser en lui autrement que dans le chaos. Et cependant, ce chaos ne sidère pas, ne renvoie pas à une impuissance : soulevé par des répétitions qui tournent autour d’une idée-force, le monologue incantatoire de Niangouna fore dans l’espace vacant laissé par le monde pour inventer une autre manière de le vivre.
« Le sous-développement et la chaise électrique, voilà les réelles maladies de l’être humain ! » assène, répète, lance, comme une douleur, l’incantation au centre de Shéda. « Le sous-développement et la chaise électrique, voilà les réelles maladies de l’être humain ! » Dans sa répétition, elle sert aussi à soulever les abjections de notre Histoire : et toute la pièce peut se lire comme une contre-Histoire, où l’incantation est là pour faire entendre la langue mineure telle que la concevaient Deleuze et Guattari (1975), celle des marges qui dévisagent et affrontent un monde partout conquérant des entreprises européennes au Congo et en Afrique. « Le sous-développement et la chaise électrique, voilà les réelles maladies de l’être humain ! »
L’incantation retrouverait là son antique fonction conjuratoire : celle d’en appeler aux forces pour venger un monde, venger l’Histoire contre elle-même. Dans un spectacle reprenant le dernier entretien de Jean Genet à la BBC , Dieudonné Niangouna rêvait l’enfance de Genet à la colonie pénitentiaire de Mettray, de 1926 à 1928, où pour occuper les enfants — et pour les discipliner — on leur apprenait les métiers de la mer et à construire des bateaux. Or, l’explorateur français Pierre de Savorgnan de Brazza remonta le fleuve de Congo en 1874 et fonda une ville, Brazza, dans une embarcation fabriquée avec le bois de Mettray. C’est l’évidence : on a forcé Jean Genet a fabriqué les navires avec lesquels l’Afrique a été colonisée. Niangouna jouant le texte de Genet, le creusait de longues et intenses diatribes contre l’Histoire, sans qu’on sache qui parlait : Genet ou Niangouna ? Ni quand il parlait… L’incantation désirait ici jeter un sort à toute chronologie : et dans la colère, la langue de Dieudonné Niangouna devenait un cri de protestation contre la fatalité d’un destin que le théâtre, sans produire l’illusion de l’annuler, tâchait de rendre audible pour mieux donner les armes de son retournement. « Après tout, on sait bien depuis Walter Benjamin qu’il faut “faire éclater le continuum de l’Histoire”, et que l’on ne fait pas la révolution pour assurer le bonheur futur des enfants, mais pour venger les ancêtres défaits » (Triau 2011 : 147).
Une incantation par soustraction : scènes de Claude Régy
La voix est un geste qui prolonge le corps.
Claude REGY, (2011 : 18)
Il est une autre insurrection incantatoire sur la scène contemporaine, autre manière de porter la langue à son point d’incandescence et de terreur : celle de Claude Régy . Le torrent de Niangouna serait ici, au contraire, fleuve des morts, ligne de crête entre silence et cri, folie et raison, enfance et rêve , vie et oubli. Il peut être paradoxal de faire de Claude Régy un metteur en scène politique : et même excessif. Sa politique ne pourrait être que de retrait, ou de biais : une sorte d’anti-politique qui prendrait le contre-pied des formes dominantes du langage actuel. À l’accélération, au flux, à la vitesse toujours plus emportée du réel, il répondrait par une rétention toujours plus radicale, une décélération plus provocatrice, creusant ses spectacles de silences et d’abîmes au milieu d’un monde qui réclame toujours plus de plénitude pour remplir le désarroi.
Politique ? L’envers du politique plutôt, espace-monde qui proposerait précisément de se soustraire au régime de représentation dominant. Envers et soustraction du politique : une forme de sécession, de destitution du politique à l’endroit même de sa diction, de retrait, de reflux. L’incantation serait, à cet égard, la forme que prendrait ce processus destituant : peut-on dès lors encore parler d’incantation pour nommer un tel usage retiré du langage, une telle rétention, une telle traversée à l’envers de la langue où chaque mot est menacé par le vide qui l’entoure et miné par l’effondrement ? Une désincantation, donc, qui désigne malgré tout et tout à la fois une forme possible de l’incantation où la langue ferait entendre les silences qui la bordent, où le charme serait jeté au lieu même où il s’efface — laissant entendre ainsi la conjuration insistante du vide.
À plus de 90 ans, Claude Régy fouille dans une œuvre de plus en plus radicale les possibles de la représentation, poussant la langue jusque dans ses retranchements silencieux. L’incantation est ici donc, contre une lecture néante (de la négativité) du langage, une expérience puissante de la positivité : s’exposerait la charge d’une langue-action capable d’animer en retour le dehors. Ce à quoi on assiste — assister moins au sens d’un spectateur, que de celui qui aide, accompagne, permet —, c’est à la production d’une langue, et autour d’elle, d’un espace et d’un temps. Incantatoire, cette langue l’est, même dans le retrait, dans la mesure où elle délivre du temps : où elle le formule et le rend possible, par soustraction. Un temps devenu visible soudain, palpable, éprouvé, brûlant de son imminence toujours suspendue, toujours repoussée, toujours traversée. La langue que parlent les derniers spectacles de Claude Régy n’est pas celle du monde : dès lors, elle ne cesse de dialoguer, en nous, avec elle. On entend cet envers des mécanismes de fabrication de la langue du monde, évidemment sans emploi possible — elle ne relève que du temps et de l’espace levé autour d’elle, ou levé par elle, elle n’existe que comme et dans l’instant dont parlait Bataille : cavalcade d’éléphants qui passent une fois, et ravagent. Du moins nous est-il confié cette responsabilité d’une langue, au retour du silence, langue dont à vue nous avons pu travailler en nous à l’élaboration, à son anéantissement et à son retour.
Ce qui fait qu’on ne sait pas du tout d’où vient la voix, et où elle se prolonge, extérieurement et intérieurement, et comment elle traverse les autres, comment elle les rejoint, comment elle les pénètre. (Régy 1997 : 43) […] Parce que les corps sur le plateau sont tenus, maintenus et agis par la parole, c’est vraiment la vibration de la parole qui fait cette transmission pratiquement universelle et qui en même temps est un rapport tout à fait particulier, d’amour, intime, de soi à l’autre. (Régy 1997 : 51)
Approche de l’incantation par la traversée. L’acteur n’est plus celui qui émet une voix, mais l’intercesseur d’une force, l’interface qui se laisse traverser par elle — proche à cet égard de ce que proposait Antonin Artaud. L’Incantation agirait ainsi sur nous et sur le monde non pas comme un effet produit, mais comme un appel à forger, pour nous-même et à la mesure du temps, une langue capable de réinventer nos identités et notre temps : l’identité, pour Catherine Malabou dans La plasticité au soir de l’écriture, pourrait être ce mouvement de la metabolè qui consiste à s’arracher à soi pour se jeter à sa propre rencontre — façon de qualifier la politique de l’incantation qui vise à produire des identités, non pas à nous assigner à des origines (identificatoires), identiques et désespérément stériles.
Neutralité et possession : désidentités de Kryzstof Warlikowski
La chair est très présente dans la pièce. Entre l’animal et l’humain, il y a un abîme. Mais, Desdémone parle à un chien parce qu’elle n’a plus personne à qui parler.
Kryzstof WARLIKOWSKI (2012 : 241 )
C’est à cette tâche que peut s’astreindre par exemple le théâtre de Kryzstof Warlikowski, et c’est ce rôle que revêt l’incantation dans son théâtre : celui d’un affranchissement, d’une désassignation identitaire. L’incantation y est dès lors paradoxale de nouveau : loin d’être la traversée spectaculaire et virtuose du langage (Niangouna), ou d’exposer la non moins spectaculaire rétention du verbe (Régy), elle est ici invention d’une puissance duelle, entre neutralité et incarnation.
Devant le théâtre d’avant-garde qui lui servait de repoussoir autant que d’objet de fascination, Barthes écrivait sur l’acteur d’un tel théâtre : « Il peut être neutre comme un cadavre ou possédé comme un mage » (Barthes 2002 : 301). Peut-être peut-on considérer que l’acteur warlikowskien possède cette double nature, inhérente l’une à l’autre — et que dans la dialectique que déploie la scène warlikowskienne, l’incantation est l’effraction de la vie dans la mort et dans la magie.
L’incantation dans ce théâtre pourrait être en négatif : ici, les acteurs parlent une langue sans affect ni éclat, travaillent lentement les mots comme une matière docile. Pourtant, incantatoire, cette langue l’est, à bien des égards. Et d’abord celui-ci : les acteurs sont toujours et systématiquement sonorisés, et toujours parlent à voix basse. Insensiblement, la voix qui nous parvient, à fort volume, mais de faible intensité, revêt l’aspect d’une voix intérieure qui nous enveloppe. Effet de dépersonnalisation ? De désubjectivation ? Ou bien au contraire, de reconquête d’une subjectivité défaite ? « L’important [dans les théâtres d’avant-garde], c’est que [l’acteur] ne soit pas une personne » (Barthes 2002 : 301-302). Personne : voilà ce que sont les acteurs chez Warlikwski — personne de déterminé, personne à la conquête d’identités à venir, persona de la dialectique.
Le rôle de l’incantation pour Warlikowski est d’être l’espace dialectique où le sujet se dépossède des identités que le monde voudrait le voir endosser, et se ressaisit de son identité choisie, souvent aberrante, sexuellement instable, politiquement scandaleuse, historiquement transitoire (identité qui porte aussi avec elle l’histoire de la Pologne), religieusement défaite et en cela libératrice. Pourquoi parler d’incantation, si tous les constituants formels incantatoires semblent absents : l’exposition spectaculaire d’une langue levée dans sa matérialité, la musicalité offerte, le charme opérant ? C’est qu’ici réside le politique de l’incantation : celle qui opère une transformation et agit. Dans cette voix percent les forces qui viendront gagner le territoire intime où l’acteur — et par contagion, le spectateur — fera la conquête d’une rage qui ne prendra pas les moyens de l’incarnation (ses facilités d’emprunt, ses effets aliénants), pour être davantage cette plasticité qui rend possible toutes les identités, les origines et les mondes. À cette neutralité incantatoire pourrait répondre dialectiquement dans ce théâtre un débordement corporel, la levée de corps dans leur brutalité troublante, désordonnée, insupportable, ou magnifique.
Ce mouvement — entre neutralité et exubérance, entre retrait et surgissement — est bien à la fois celui de cette langue (s’exposer et se retirer) et de ces trajectoires (se donner comme corps, mais comme corps inassignables : transgenres, transhistoriques, transreligieux) : trajectoires qui sont politiques l’une par l’autre, jusqu’à confondre en elle les forces : cet arrachement à soi pour se jeter à sa propre rencontre, c’est aussi là le geste chamanique de l’incantation qui vient trouver dans le chant (in-cantare) les puissances qui viendront le délivrer, et délivrer le charme. « Il y a des détails qui crient dans le silence », confie Warlikowski (2012). Ce cri des détails dans les silences est la matière vive de l’incantation dans ce théâtre, qui, s’arrachant du charme spectaculaire, se déploie là où le monde s’est retiré.
Le charme de la conjuration : les théâtres débordés du Radeau
Chercher les seuils, les lignes d’erre, les nœuds de passage, et relancer le « motif ». À la rencontre réinsufflée de ceux qu’on appellera les « intercesseurs » : poètes, musiciens, penseurs, voix anonymes. Chercher les fréquences propices aux circulations des résonances, rappelant de la pointe extrême du présent aux gestes peints dans les grottes, les plis et les ressorts de l’en commun des sens. Pour autant que l’on veuille et veille à maintenir ouvert le « nerf optique », comme frayage de lumière, de rythmes, de condensations sensorielles, mémorantes et pensantes.
François TANGUY (dans Perrier, 2008)
Cette possession dépossessive travaille également les spectacles d’un autre metteur en scène contemporain : François Tanguy, et le Théâtre du Radeau — lancé vers une autre direction encore, également politique, c’est-à-dire tout aussi dissensuelle et émancipatrice. Ici, l’incantation est celle d’un corps qui se délivre de lui-même pour faire entendre une voix qui n’est pas vraiment la sienne, mais en laquelle il va reconquérir une voix propre, singulière et plurielle.
Dans ce théâtre qu’on dit trop rapidement onirique — mais où se déploie une intense charge matérialiste : objets encombrants le plateaux, cadres suspendus, costumes trop larges, changement de décors à vue… — et dont la dramaturgie est celle du montage de textes disparates , le travail est concentré — comme on dit d’une énergie — sur un geste d’acteur à distance du texte : il ne s’agit pas de le redonner, le reproduire, le reconstituer, mais de le produire, comme au présent : pour cela, l’incantation viendra comme à l’envers du langage l’affecter et le mettre en mouvement.
Ce lyrisme du Théâtre du Radeau paraît animé de l’intérieur, produit par une quatrième personne du singulier en laquelle il ne s’agirait pas de s’identifier, mais au contraire. Quel contraire pour ce mot d’identification, si ce n’est celui de défiguration , pourvu qu’elle nous arme d’autres figures qu’on viendrait reconnaître ? Le mot de reconnaissance est utile, si on vient reconnaître ce qu’on ignorait encore. Tâche de l’incantation de produire de la reconnaissance : l’inverse de reconnaître un mort, son visage d’ancien vivant.
Dans ce théâtre, on ne reconnaît pas les textes qui sont jetés sur le plateau en désordre, mais on en traverse les forces — comme ces cadres levés sur la scène que les acteurs traversent, ou comme ils marchent en équilibre sur de mauvaises tables. On passerait d’un point à l’autre, d’un seuil d’intensité à l’autre, et la voix de l’acteur — la musique des textes, leur puissance onirique et magique — ne serait pas enjolivement du monde, plutôt charge, différence de potentiel.
Le charme onirique travaille ici le sensible en tant que partage, dans sa violence même, puisque le partage est déchirure aussi, non égale distribution : qu’il suppose un travail pour le spectateur, une intensité à la hauteur de celle de l’acteur pour traduire en lui-même non la signification de ce qu’il voit, mais son usage. Celui qui est incanté est aussi au travail : il ne reçoit pas passivement le charme, il doit le faire agir en lui, aussi.
Ainsi l’incantation est-elle l’espace et l’enjeu d’un théâtre politique pour notre temps : porter et entendre une parole autre que celle de l’universel et quotidien reportage, bien souvent le prête-nom d’une aliénation plus grande ; mais aussi — et surtout — produire des forces, conquérir des territoires intimes insoupçonnables et inconnus ; enfin, faire œuvre et preuve d’une expérience de la transformation — renouer avec le geste incantatoire qui postule que le chant peut modifier celui et ce qui l’écoute : considérer en somme que le théâtre peut affecter son dehors et qu’il a à voir avec le monde.
Encore faut-il ajouter que cette parole de transformation, pour agir, doit opérer vivant le charme qu’elle délivre : qu’elle n’est pas pure signification ou message (sans quoi elle échouerait dans la clôture esthétique qui ferait de l’art une valeur, et non une pensée pour aujourd’hui), qu’elle n’est pas effet produit : et que pour opérer, ce charme a besoin de traverser l’ignorance de celui qui la reçoit. C’est sa morale : morale de la beauté, dont parlait Koltès (avec Genet), Koltès qui réclamait à la beauté d’être dévastatrice et ravageuse, sinon rien. Éclatante et irradiante.
C’est l’éthique de cette politique de pur soleil : celle d’un éblouissement qui fait éprouver la douleur de voir et le désir de percevoir davantage — l’incantation de ces théâtres n’est pas l’aimable chant qui enrobe ou réjouit, elle est parfois la douleur, l’effroi, la terreur qui ouvre la brèche dans le non-savoir qu’elle inaugure. Non-savoir qui nous permet de nous ressaisir dans l’ordre plus terrible du réel et refuse d’arraisonner le monde, mais se donne tâche seulement, mais radicalement, de le transformer. Le théâtre politique est cette scène — contraire d’une tribune — qui donne du courage et des forces : l’incantation est son arme, le langage politique radical où la transformation est à l’œuvre comme appel, et la beauté signe d’une déchirure entre l’art et la vie, renouement entre nos solitudes et les communautés à venir.