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Terzieff, la voix de Claudel

Notes sur la disparition de l’acteur Laurent Terzieff

lundi 5 mai 2014

L. Terzieff dans Philoctète, mise en scène de Christian Schiaretti printemps 2010 | photo©Bernard Michel Palazon - CDDS Enguerand


Note du 5 mai 2014

Cette vidéo de Laurent Terzieff, que m’adresse ce jour Anh-Mat : on y entend l’acteur lire des textes de Claudel et de Rilke, et sa présence à vif.


Texte du 7 juillet 2010

Hier, coup de fil de mon frère : Laurent Terzieff est mort. Je le savais, oui — dimanche, les journaux en avaient parlé, un peu, comme de quelque chose d’anodin, sous le même titre étrange que la presse utilise quand on annonce de tels morts : la disparition de Laurent Terzieff.

Mon frère ajoute : « On n’entendra plus le verset claudélien, c’est fini ».

Ensuite, l’après-midi, je relis Tête d’Or, L’Echange — j’ai dans la tête la voix de Terzieff, pour les répliques de Cébès, celles de Louis Laine.

La dernière voix de Claudel, donc — c’est ainsi. À la radio, quelqu’un dira : après la mort de Cuny, c’est la seconde corde vocale de Claudel qui s’éteint. Si Cuny et Terzieff se sont sauvés la vie avec Claudel, c’est parce que de tels acteurs n’avaient pas un rapport d’exécution avec les textes, mais de salvation, de rédemption. Vocabulaire religieux qui m’est étranger mais qui me semble juste : si on enlève toute transcendance à ces termes, et qu’on les place sur le plan horizontal du corps, du plateau, du souffle, tout est à sa place, et je suis là pour l’entendre.

Je n’ai jamais vu Terzieff sur scène — Olivier Py parle de ce miracle de l’acteur qui plus que d’autre apparaît : arrive à apparaître — là encore, syntaxe claudélienne de la levée des corps qui approche de ce mystère, la transfiguration du corps de l’acteur par le texte, et comment le moment du théâtre aborde cela dans la latéralité du plateau, corps glorieux qui ne nous achète aucune de nos fautes, mais les expulse, peut-être.

Py dit aussi son étonnement devant la faculté Terzieff à changer la qualité du silence et de présence autour lui, et dont la seule apparition ralentit le temps pour le spectateur saisi — comme il est étrange que cet être fasse entrer le public dans un état de méditation aussi grand que celui qu’on éprouve face à la mer ou aux étoiles.

Je n’ai pas vu Terzieff au théâtre, mais j’ai sa voix, beaucoup d’enregistrements : on va me dire que ça ne remplace pas le corps — quoique. Dans cette voix, d’une gravité aride, évidente, coulée de pierre dans la gorge, quelque chose du corps, sa suffisance, transparaît : se laisse montrer à nu ; et cela est assez. Le visage, la silhouette, l’émaciement du corps dressé semblable à un nerf, je l’ai pour moi, en moi, ce corps habite suffisamment la mémoire (le rôle du centaure dans le Medea de Pasolini)

Sa voix qui déploie sur le champ de la précision, de la folie de Claudel, toute une naissance sans cesse recommencée : que chaque verset soit une unité, quelle que soit la longueur de ce verset, et qu’à chaque verset appartiennent une scansion, un rythme, une syntaxe propre, c’est cela qui rend Claudel inépuisable, essentiel. Qu’à chaque verset se redonne la langue dans un effondrement différent — la foudre ne tombe jamais deux fois au même endroit, ni deux fois à même vitesse.


Laurent Terzieff lit le début de Tête d’or

À 17 ans (on n’a encore rien lu), sur la table arrive par hasard ou presque deux livres : Illuminations et Tête d’or. Il y a eu un peu avant La Nuit juste avant les forêts et il y aura juste après La Presqu’île. On n’aura jamais rien d’autre à lire : ce qui naît d’un rapport au monde et à soi, et l’intransigeance que ces textes exigent, je ne sais pas comment le dire — seulement, dans le désir d’écrire ensuite (et seulement ensuite), c’était aussi une façon de rejoindre ce qui s’est donné à soi comme évident, dans l’énigme que cela constitue, et qu’on se donne tâche de poursuivre : la voix qui imprime au dehors son rythme à la pesée du pas qui va.

Quand Terzieff redonne le verset, il souffle sur quelque chose de neuf, les vieux mondes emportés, et devant soi tout le possible. « Homme nouveau devant les choses inconnues » dit le jeune Cébès, au tout début de Tête d’Or. « Et je tourne la face vers l’Année et l’arche pluvieuse, j’ai plein mon cœur d’ennui. »

Si la voix de Claudel s’est tue avec Terzieff, elle n’a pas disparu — elle reste seulement en suspens, dans l’attente et le désir qu’un vienne la prendre avec violence, et la souffler de nouveau.