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Richard Brunel | La lumière du témoignage à l’ombre des fantômes
Certaines n’avaient jamais vu la mer de Julie Otsuka – Avignon 2018
vendredi 20 juillet 2018
Adaptation et mise en scène Richard Brunel
Cloître des Carmes, Avignon 2018
C’est une histoire ignorée, oubliée, inconnue. Au début du XXe s., des Japonaises par milliers émigrent en Amérique, arrachées à leurs terres et envoyées de l’autre côté de la mer pour épouser un mari qu’elles n’avaient vu qu’en photo. Ces hommes, venus dès la fin du XIXe s. pour faire fortune sont esclaves de la plus grande démocratie du monde. Elles seront esclaves de ces esclaves. Fermières, ouvrières, femmes de maison, exilées dans un pays qui les exploitent et les méprisent, elles traverseront l’histoire du siècle dans l’ombre, quand bien même elles seront en premières lignes, après Pearl Harbor, soupçonnées d’être traitres à la Patrie qui les aura toujours perçues comme étrangères. Déportées, exilées dans leurs exils, déracinées et sans avenir, ces femmes pourraient sembler, dans l’oubli même de cette Histoire, une figure majeure du passé et une leçon pour notre présent. Le roman de Julie Ostuka offre à Richard Brunel l’occasion de rappeler cette histoire. Théâtre du témoignage qui tâche de faire la lumière sur un passé perdu, la scène de Brunel adopte le point des vaincues en leur donnant la parole. Mais si le projet est de lever un théâtre de la connaissance, la catharsis menace de nettoyer la blessure de cette histoire — connue, éclairée, dépliée sans part d’ombre, l’Histoire demeurerait exemplaire d’elle-même seulement ? Contre la stérilité pédagogique qui menace, les fantômes qui hantent dangereusement la scène savent pourtant que rien ne passe, surtout pas le passé, et que l’Histoire est une Hantise.
© Christophe Raynaud de Lage
« Le sujet de la connaissance historique est la classe opprimée elle-même. Elle apparaît chez Marx comme la dernière classe asservie, la classe vengeresse qui, au nom de générations de vaincus, mène à son terme l’œuvre de libération » écrivait Walter Benjamin. Théâtre des vaincus, la scène de Richard Brunel est d’abord un geste qui consiste à donner la parole aux vaincu•es de l’histoire : sur le plateau, ce sont les femmes qui auront la parole et c’est déjà une façon de reprendre la main sur le passé. Quand on prend la parole, c’est toujours à quelqu’un : ici, c’est à l’Histoire elle-même.
Le roman prend ainsi la forme d’un théâtre-récit largement conçu comme un confessionnal qui met en théâtre l’enjeu de la prise de parole. De fait, chaque actrice se fait porte parole des femmes, non pas d’une en particulier, mais de chacune et de toutes :
« Certaines d’entre nous n’avaient mangé toute leur vie durant que du gruau de riz et leurs jambes étaient arquées, certaines n’avaient que quatorze ans et c’étaient encore des petites filles. Certaines venaient de la ville et portaient d’élégants vêtements. Certaines descendaient des montagnes et n’avaient jamais vu la mer. »
Dans cette pulvérisation des sujets, on perçoit bien la volonté de fabriquer un chœur qui dépasserait les singularités, et élever du commun depuis l’expérience personnelle. Puis, c’est l’occasion d’entendre des langues, des accents, des inflexions qu’on entend peu sur nos scènes : corps et langues de Yuika Hokama, Linh-Dan Pham, Chloé Rejon, Alysée Soudet, Kyoko Takenaka, Haïni Wang et Mélanie Bourgeois, entourés d’hommes moins diserts mais à la présence tout aussi singulière : Youjin Choi, Mike Nguyen, Ely Penh, Simon Alopé. Refusant l’incarnation, mais pas l’affect de l’interprétation, l’ensemble dresse l’espace du témoignage : celui qui vise à faire la lumière sur une histoire inconnue.
Dès lors tout converge. Et cette convergence prend le risque de transformer le processus en procédé. La dramaturgie se déploie comme on ouvre un livre : les tableaux se succèdent, tous aussi accablants.
D’abord, les terreurs naissent dans le bateau — ce pays vers lequel elles vont est le territoire effrayant des contes de l’enfance, ceux des ogres et des monstres, terres d’hommes « couverts de poils », qui « ne se nourrissent que de viande » et se mouchent « dans des morceaux de tissus crasseux que l’on repliait ensuite pour les ranger dans une poche, afin de les utiliser encore et encore. ». Puis l’arrivée aux États-Unis, l’effroi de voir que ces hommes qui les attendent n’ont rien des fiancés espérés, l’enlèvement des Sabines japonaises précèdent les viols. L’exploitation dans les terres, dans les usines, dans les maisons bourgeoises répète théâtralement et historiquement le même drame, la même fatalité qui témoigne d’une même monstruosité.
Chaque tableau est l’illustration des récits frontalement adressés : chacune des femmes racontant les horreurs, ces horreurs se répondant l’une l’autre, par variation, nuances, toutes dirigées vers une même direction, tisse le même récit d’une même histoire.
© Jean-Louis Fernandez
Deux heures durant, l’histoire se déploie dans cette répétition que rejoue chaque tableau, répété à l’intérieur par les paroles répétées par les actrices qui sont toutes la répétitions des autres.
Sans doute est-ce nécessaire pour faire la lumière sur cette histoire, en nous répétant chaque seconde combien on l’ignorait. Il est vrai que la pédagogie est l’art de la répétition. Et le spectateur d’apprendre la leçon d’histoire. Méthode historique.
Mais cette méthode, qui nous met face au tableau noir de l’Histoire noire, obscure même, éclairant l’ombre à chacun de ses endroits dissipe aussi ses parts plus complexes, et contradictoires. Celles qui fraient subtilement dans le désir d’émancipation des enfants de ces femmes qui refusent l’origine sans jamais être pour autant adoptés par « leur nouveau pays », celles qui pourraient se dégager dans le trajet des solidarités actives, la saisie de ces destins en dehors de leur docilité. Mais, travaillant sans relâche à la mise en lumière et confiant la parole unanime d’un chœur convergent, ce théâtre évacue de fait la possibilité d’une approche par le malaise, l’énigme, le trouble, l’égarement sensible et politique.
Méthode historiciste, en somme qui n’est pas sans interroger. Parce que reprenant le cours de l’histoire depuis l’origine pour la dérouler, elle s’empêche d’opérer les courts-circuits qui feraient résonner ces récits de migrants exploités avec d’autres présents, les nôtres par exemple… Dans Sur le concept d’Histoire, Walter Benjamin décrivait cette approche historiciste et ses points aveugles :
À l’historien qui veut revivre une époque, Fustel de Coulanges recommande d’oublier tout ce qu’il sait du cours ultérieur de l’histoire. C’est la méthode de l’empathie. Elle naît de la paresse du cœur, de l’acedia, qui désespère de saisir la véritable image historique dans son surgissement fugitif. Les théologiens du Moyen Âge considéraient l’acedia comme la source de la tristesse. Flaubert, qui l’a connue, écrit : « Peu de gens devineront combien il a fallu être triste pour [entreprendre de] ressusciter Carthage » [1]
© Jean-Louis Fernandez
L’empathie dont fait preuve le spectacle est davantage qu’une méthode : elle est sa poétique propre, son désir et son objet. Mais cette empathie dès lors témoigne d’un point de vue : qui éprouve l’empathie, si ce n’est ceux qui regardent de l’extérieur ces pauvres femmes exploitées ? L’histoire, quand elle produit de l’empathie, lors même qu’elle s’appuie sur le discours des opprimé•es, ne peut s’envisager que du point de vue de ceux qui ne le sont pas. Se tenant face aux récits de cette histoire, le spectacle ne peut s’éprouver que de l’autre côté de ce drame.
La nature de cette tristesse se dessine plus clairement lorsqu’on se demande à qui précisément l’historiciste s’identifie par empathie. On devra inévitablement répondre : au vainqueur. [2]
C’est le risque que prend un tel spectacle, une telle méthode : aboutir au point exactement opposé de son projet. Menace du retournement que la fin n’évite pas. En choisissant de donner la parole à l’Américaine — Nathalie Dessay —, après la déportation des Japonais provoquée par l’attaque de Pearl Harbor, on entend insidieusement la parole du vainqueur qui déplore tristement l’absence de ses esclaves — et sous le déni de réalité, un autre discours perce, qui en renversant le point de vue, l’expose aussi à sa vérité. Même les Maîtres éprouvent de l’empathie pour leurs esclaves.
On ne saurait mieux décrire la méthode avec laquelle le matérialisme historique a rompu. [3]
Cette dramaturgie — convergente, historiciste, que Walter Benjamin nomme « sociale-démocrate » — est parfois heureusement emportée malgré elle ailleurs, dans des zones plus troublantes et complexes, plus libres, et révolutionnaires : histoire que Benjamin nomme par contraste « matérialiste ».
L’historien matérialiste ne s’approche d’un objet historique que lorsqu’il se présente à lui comme une monade. Dans cette structure il reconnaît le signe d’un blocage messianique des événements, autrement dit le signe d’une chance révolutionnaire dans le combat pour le passé opprimé. Il saisit cette chance pour arracher une époque déterminée au cours homogène de l’histoire, il arrache de même à une époque telle vie particulière, à l’œuvre d’une vie tel ouvrage particulier. Il réussit à recueillir et à conserver dans l’ouvrage particulier l’œuvre d’une vie, dans l’œuvre d’une vie l’époque et dans l’époque le cours entier de l’histoire. Le fruit nourricier de la connaissance historique contient en son cœur le temps comme sa semence précieuse, mais une semence indiscernable au goût. [4]
Méthode matérialiste qui préfère à la choralité exemplaire de chacun un mouvement contraire : l’arrachement aberrant des singularités en tant qu’elles peuvent faire signe vers un collectif. Méthode qui préfère la vision à la vue : et l’avenir par éclats de passé au pur présent déroulé. À de rares moments, Brunel choisit cette voie dans des moments où la théâtralité se libère du procédé narratif, pour choisir le jeu : scène d’accouchement pour de faux avec tissu rouge, et cris joyeux ; scène de jeu des jeunes adolescents désireux de se vivre loin des traditions de leurs parents, et de la théâtralité héritée jusqu’alors…
Ce sont de brefs moments comme autant d’éclats possibles – des éclats qui trouvent leur justesse surtout dans des espaces plus tremblés encore, plus obscurs, et ce n’est pas le moindre des paradoxe que ce matérialisme procède bien souvent dans des figures plus impalpables et fuyantes, fantomales et fugitives.
L’image vraie du passé passe en un éclair. On ne peut retenir le passé que dans une image qui surgit et s’évanouit pour toujours à l’instant même où elle s’offre à la connaissance. [5]
Dans le spectacle, on perçoit ces surgissements évanouis dans les images sonores – conçues par Antoine Richard – des émissions de radios brouillées qui rapportent des voix d’ailleurs, du lointain. On les devine aussi dans les images – créés par Jérémie Scheidler – de visages surdimensionnés qui sont projetées sur les praticables coulissants de la scénographie d’Anouk Dell’Aria : visages qui frottent leur absence sur les corps des mêmes actrices présentes. On les croise dans ces images éclaires et disparues qui témoignent qu’un passé peut demeurer et insister, non pas se répéter, mais surgir et s’évanouir après avoir déposé en nous l’impression photographique du passé.
Images spectrales et marginales qui brisent les frontières de la perception, irradient d’ombres les certitudes : ainsi des rapports entre le vrai et le faux, le réel et la fiction. Quand sont projetées soudain, vers la fin, les véritables visages des corps de ces émigrées se lèvent alors la présence réelle de l’Histoire en regard de quoi la représentation théâtrale s’efface pour ne relever que d’un témoignage de seconde main : les fantômes reprennent le premier rôle.
© J-L. F.
Et justement, les spectres finissent par être là, vraiment là, discrets et marginaux, vers la fin du spectacle, après la déportation. Deux fois, la vidéo vient déposer sur les écrans le corps d’une présence effacée, qui vient frotter leur présence sur le réel : le premier corps spectral, projeté sur le mur, dépose une corbeille de fruits, qu’un vivant en chair et en os va emporter ; le second passe, à l’image, sous la douche levée sur le plateau, et par un mouvement de bras, fait couler l’eau réelle.
Quelques signes épars, déposés par le travail sonore et vidéo témoignent d’une survivance du passé — font surgir « l’apparition d’un lointain, si proche soit-il ». Lointain de ces femmes, proche de leur histoire répétée par nos jours hantés par d’autres exils, d’autres esclavages qui peuplent nos jours présents et hantent nos devenirs.
« Nous avons besoin de l’histoire, mais nous en avons besoin autrement que le flâneur raffiné des jardins du savoir. » écrit Nietszche, dans De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie [6] Le jardin japonais a pour principe premier le Miegakure — (見隠 ?, « cacher et révéler ») : celui de Richard Brunel propose de jeter une lumière crue sur toute cette histoire, et nous flânons en lui en voyant tout de ce qui était caché.
Cette tâche possède sans doute une utilité : mais une fois qu’elle s’est accomplie, la catharsis mémorielle console et ne ravage pas ; rassure même, cautérise jusqu’à la disparition des blessures : et la vie continue comme si rien n’avait été bousculé ?
Reste, au milieu du jardin aux perspectives impeccables, la vision sans rémission de fantômes perdues dans des forêts épaisses, striées d’éclair dans le tonnerre, jungles mystérieuses où nous fait entrer l’époque, et face auxquelles nous aurons moins besoin de lanterne de papier que d’armes, de visions affolantes et de spectres vifs.
© J-L. F.