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Écritures scéniques contemporaines : nommer d’autres possibles du monde
« French & Francophone Studies International Colloquium », University of Pittsburgh
samedi 26 mars 2022
À l’université de Pittsburgh se tenait, du 24 au 26 mars 2022, un colloque autour des études françaises et francophones, à l’occasion des 39e rencontres annuelles des études des XXe s. (et XXIe s.).
Dans le panel « Écriture, théâtre, création poétique : au défi d’imaginer de nouveaux mondes » modéré par Stéphanie Boulard — et en compagnie d’Amin Erfani et de Karl Pollin-Dubois – j’y proposais (à distance depuis Marseille) cette étude des écritures scéniques d’aujourd’hui.
« Si ce qui est demeure / vous êtes perdus. »
C’est un court poème de Brecht, non daté, qui dit avec les mots les plus simples, qui sont aussi les plus terribles, les termes d’une alternative — où balancent le tout et le rien, le salut et la perte, et surtout les conditions de possibilité du tout, au nom de quoi le rien serait renversé. « Si ce qui est demeure / vous êtes perdus » — écrit-il, dans un puissant retournement dialectique, qui renverse les termes de l’espérance : ce n’est pas ce qui adviendrait qui produit la perte, mais ce qui est déjà là, le présent immobile, le monde qui nous enveloppe et dont l’existence même, tel qu’en lui-même l’éternité l’immobilise, qui entrave le temps.
Ce qu’il faudrait, dès lors, pour qu’advienne le contraire de la perte, et qu’on n’osera pas nommer le salut, tient au contraire du présent : et ce contraire, c’est le temps lui-même.
« Si ce qui est demeure / vous êtes perdus / Le changement est votre ami, / poursuit Brecht, / votre allié la contradiction. / Du néant il vous faut faire quelque chose, / mais que le puissant devienne néant. / Ce que vous avez, renoncez-y, et emparez-vous / De ce qui vous est refusé »
Quelle leçon pour notre présent, quelle tâche ? Et où, cette tâche pourrait, si ce n’est s’accomplir, du moins se rendre visible sa possibilité ?
Dans ce poème, si Brecht pose au préalable le présent comme vide, comme impasse, il le dépose aussi, comme on dépose un roi : comme on dépose une puissance, qu’il s’agit de récuser. Le présent comme, ce monde-là, insoutenable et pesant, est l’autre mot du néant ; et la seule attitude face à lui, digne et désirable, est son renversement : non son oubli.
« Du néant, il vous faut faire quelque chose » : c’est que le monde, dans sa vacuité, se présente aussi comme une tâche accomplir, comme un geste à faire — à faire précisément sur lui, contre lui. Il n’est pas question de se réfugier au loin de lui, mais d’agir, et cette action est la dialectique suprême : dans ce néant qu’est le monde, faire que le puissant devienne néant.
« Faire quelque chose du néant », la phrase résonne singulièrement : elle résonne avec celle que Didier Éribon relançant une pensée de Sartre sur Genet, dans ce long et inlassable passage de relais des pensées insurgées, ne cesse de faire entendre — « L’important n’est pas ce que l’on fait de nous, aurait dit Genet, mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous ». Brecht répond par ce double mouvement dialectique et contradictoire : renoncez à ce que vous avez ; emparez-vous de ce qui est refusé.
Or dans ce geste, il me semble lire celui que fait le théâtre de nos jours (dans le double sens de ce qu’il fait à nos jours et ce qu’il fait dans nos jours) — entendu un théâtre de la contradiction, du renversement, de l’émancipation possible.
Possible — c’est bien là l’enjeu. Un théâtre de la possibilité. Celui qui rendrait possible quelque chose : mais quoi ? Peut-être l’envers du néant ? Possible aussi l’envers du présent, celui qui demeure, qui refuse de changer. Possible surtout, la possibilité même du possible.
Si je pouvais formuler un souhait, ce serait celui de posséder non pas la richesse ou la puissance, (écrivait Kierkegaard, que cite Ernst Bloch dans Le Principe Espérance), posséder non pas la richesse ou la puissance, mais la passion de la possibilité ; j’aimerais avoir cet œil qui, éternellement jeune, brûlerait éternellement du désir de voir la possibilité.
Pourquoi ce désir, et comment en brûler ? Que produit cette vue de la possibilité ?
À l’écoute des écritures pour le théâtre, sur la page ou depuis la scène, on entend soudre un mouvement de fond singulier, qui — semble-t-il — s’accentue. L’ancienne équation qui formulait les rencontres du monde et de l’art tend à se déplacer et à se radicaliser. L’art politique paraît se redéfinir contre les anciennes théories qui en gouvernaient jusqu’à peu l’entendement. Il ne s’agirait plus de comprendre le monde, ni même de le transformer : plutôt, peut-être, d’œuvrer à fabriquer des imaginaires qui rendraient tout à la fois détestable le monde tel qu’il s’établit et désirable d’autres puissances d’organisation. Des théâtralités qui rendraient possibles de telles figurations.
Dès lors, une alliance étrange, monstrueuse presque, se forme, ou se reforme même, au lieu même de cette question face à ce qui est et qu’il s’agit de briser ou de renverser parce qu’il étouffe, tout simplement parce qu’il est, comme l’air comme respire — et cet air, on en perçoit assez la nature irrespirable pour ne pas dire empoisonnée : alliance dans ce mouvement de renversement qui ne peut avoir lieu d’abord que dans sa mise en œuvre, ou en chantier de ses conditions de possibilité. Parce que dans la bascule entre détestation et désir, c’est bien de cette tension vers le possible qu’il s’agit. Cette alliance donc, entre le politique et l’imaginaire, s’est renouée : ou plutôt du politique et de ce qui ouvre l’imaginaire, comme on ouvre un cadavre : qui fracture le bloc de pensées sclérosées, ce bloc qui demeure parce qu’il est, et qu’il s’agit de défaire, ou de refaire, de renverser.
– Figurer le possible, c’est au sens propre lever des images qui rendraient possibles ce qui viendrait les habiter, dans un second temps — c’est fabriquer ses conditions de possibilité où dans le langage pourrait se nommer ce à quoi on n’a pas encore pensé. L’impensable, c’est cela que nommait Foucault dans le prologue des Mots et des choses : politique est ce soulèvement de la pensée elle-même, qui sort de ce qui est pensé, et qui produit des pensées impossibles, et qui, par là même et pour cette raison seule, deviennent nécessaire.
Cette levée de l’impossible, par l’impensable : la figuration de ce qu’on ignore savoir penser et dont on se pensait incapable de penser, je le nommerais lyrisme — non pas en tant que registre de langue qui relève d’une catégorie sensible, décorum des idées, non : mais soulèvement, insurrection de la langue et de la pensée contre les possibles de la langue et de la pensée. « Mais je fais l’épreuve amère de l’ « impossible ». Toute vie profonde est lourde d’« impossible ». L’intention, le projet détruisent. » écrivait Georges Bataille dans L’Expérience intérieure — mot d’impossible autour de quoi tourne, jusqu’au vertige, toute son œuvre : parce que son œuvre est la tentative toujours recommencer de cette tâche impossible de nommer la possibilité de l’impossible : « Nous n’avons d’autre possibilité que l’impossible. », écrit-il, comme en désespoir de cause, dans Le Coupable.
C’est en ce sens que la catégorie lyrique doit se trouver en profondeur réexaminée : non plus refuge dans le haut langage, mais – au contraire – frottement au risque du réel d’expériences de pensée, via la beauté qui vient défigurer la laideur du monde. Lyrisme : cette force qui vient défaire la puissance, cette tâche qui fait quelque chose du néant, ce renversement du monde dans sa figuration.
Nouer une alliance entre lyrisme et politique n’a de sens que si le lyrisme est cette faculté politique de rendre possible l’impensable, et dans la mesure où politique s’entend, non comme cette compétition pour obtenir le pouvoir, mais cette mise en déroute de la rationalité par quoi le monde n’engendre que son inertie : politique serait cette force d’invention des possibles hors — ou à travers, par-delà – le temps mort d’un présent où rien d’autre que ce présent, ce néant, n’est possible.
Le théâtre ne possède aucun privilège ; il est possible pourtant qu’il soit ce poste d’observation singulier où percevoir les modes opératoires de cette alliance, entre politique et imaginaire, qu’il dévoile même l’embarras qu’une telle alliance suppose, et implique, puisque l’embarras peut aussi être cette force d’émancipation — « Un embarras n’est rien s’il n’est capable de vous engager dans les chemins où l’on résiste à s’engager, puis de vous laisser vous débrouiller ».
Ainsi peuvent se lire et se regarder certains théâtres de nos jours : théâtre de la possibilité, prenant acte de l’impossibilité que propose ce monde, qu’est ce monde même, pour tâcher d’ouvrir l’espace possible par où s’engouffrera le désir d’autres vies. L’ajour est ce mot en français qui désigne tout à la fois cette petite ouverture qui laisse passer le jour, et l’espace vide dans une dentelle : percer l’ajour de ces temps, posséder le désir de voir par les ténèbres, par-delà les ténèbres, pour le dire comme Kierkegaarde, qui disait vouloir posséder « cet œil qui, éternellement jeune, brûlerait éternellement du désir de voir la possibilité » : « le contemporain, écrit Giogio Agamben, est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps […] C’est comme si cette invisible lumière qu’est l’obscurité du présent projetait son ombre sur le passé tandis que celui-ci, frappé par ce faisceau d’ombre, acquérait la capacité de répondre aux ténèbres du moment ».
Théâtre de la possibilité, donc, pour lequel l’enjeu serait de réarmer les imaginaires en lançant au-devant de nous d’autres mondes possibles.
Telle serait la tâche, en des temps d’impuissance, de renverser « l’impouvoir » pour le dire comme Artaud, le renverser en son contraire : si le théâtre est une expérience, elle est avant tout celle d’une transformation — pour l’acteur, l’espace, le temps, et pour le spectateur : opération de transformation qui renverse l’impossible en possible, qui fait la preuve de rendre possible ce qui n’est pas, et qui en retour donc, nous enseigne qu’une telle possibilité, impensable, existait, et existe donc encore, pourvu qu’on la mette de nouveau en mouvement, en expérience.
C’est que le monde, de toute part, est plutôt le contraire : le rappel incessant qu’il n’est pas possible — que le présent est celui-là et pas un autre, que le passé est passé, qu’on est ce qu’on est, que la loi est faite pour être la loi, que le temps est linéaire et chronologique, que l’identité est le propre de l’individu, qu’elle est une morale, que la paix est ce qui sépare provisoirement deux guerres, et la guerre l’état des choses, son devenir et sa fatalité : que la fatalité est la syntaxe de la langue de l’histoire et le tragique sa grammaire.
Face à cette machine de guerre, le théâtre des opérations que dresse certaines scènes contemporaines s’oppose terme à terme, renversant les termes de l’échange — le théâtre dégage des possibilités, certains théâtres, rares et fragiles, ceux qui n’ont pas pour eux les armes de la puissance, plutôt celle du renoncement de ce qu’on possède, et préfère s’emparer de ce qui nous est refusé : et en premier lieu, l’idée même qu’il est possible de contre-faire l’histoire qu’on nous fait.
Comment ? Comment rendre possible la possibilité ?
Je voudrais schématiquement dégager trois grandes lignes de force de ces théâtres de la possibilité.
Une série de remarques, tout d’abord.
— La première est que ces scènes rassemblées ici ne relèvent pas d’un mouvement ni d’une tendance ; qu’elles ne partagent bien souvent rien d’autre qu’une inquiétude et un désir — inquiétude quant l’épuisement de notre Histoire ; désir de réarmer nos imaginaires pour rendre désirables d’autres possibles. Rien ne relie ces théâtralités dans la forme ou dans le contenu sauf ce mouvement de dégagement par quoi s’opère tout à la fois leur geste dramaturgique et leur relation politique au monde.
— La seconde découle de ce premier point : parce qu’à cet égard, il serait réducteur d’envisager le politique ici seulement comme contenu du spectacle, réducteur et illusoire d’en faire un motif, un énoncé, là où, précisément, il est une énonciation, l’élaboration d’un certain dispositif d’énonciation autant qu’un jeu sur le regard — l’à-travers des ténèbres, la fabrication d’un espace qui rend disponible la possibilité. En somme, politique serait ces spectacles qui aurait lieu, non sur scène, mais dans l’intervalle entre le plateau, la salle et le monde : qui agirait dans la relation, par la relation entre scène et spectateur — qui nouerait un certain type de relations avec lui et le monde, étant entendu que ces relations peuvent être de tous ordres…
— De là cette troisième précision : ce théâtre de la possibilité n’est pas, par nature, émancipateur — que le pire aussi est possible ; chaque jour nous l’enseigne, qui paraît comme cette pente glissante vers lui. Et que le théâtre peut aussi être le lieu complice de la domination : qu’il l’est même souvent parce qu’il est ce risque même de formuler le monde dans ses propres termes. Qu’il ne suffit donc pas de faire du théâtre pour créer un geste politique : et qu’il ne suffit pas qu’un geste artistique soit politique pour qu’il soit émancipateur, bien au contraire : parce que le politique du théâtre tient à la nature de la relation entre la scène et la salle, il arrive bien souvent que cette relation soit d’aliénation, quand il joue sur la fascination de son illusion, et qu’il s’agit de déclencher tels effets pour prévoir telles ou telles réactions du public, de le prendre par la main et de le conduire dans ses propres pensées…
« L’art est un lien, dit Marion Bordessoulles, du collectif L’Éventuelle Hérisson Bleu, et comme tout lieu, il peut aliéner ou libérer ; faire tenir debout ou trop serrer. J’ai choisi de travailler ce lien pur qu’il soit émancipateur. Et d’abord pour moi-même. »
« Et d’abord pour moi-même » — parce que ce lien ne peut agir comme possibilité émancipatrice que s’il se trame d’abord entre l’acteur et le monde, depuis l’acteur et par lui : ce sera la quatrième et dernière remarque : la faculté du théâtre d’être son propre espace d’expérimentation. C’est qu’il ne s’agit pas d’une leçon, où le maître, sur l’estrade, délivrerait son savoir aux ignorants qui l’acquiescerait. À cette scénographie de la maîtrise se substitue, dans les scènes émancipatrice de la possibilité, un territoire d’expérimentation du savoir lui-même de l’acteur, sur l’acteur. C’est à ce prix que le théâtre pourrait se donner la preuve, et l’épreuve de l’émancipation : en étant sa propre expérience, le théâtre travaillerait à cette traversée. Car telle serait la définition de l’expérience : non pas en terme mystique, mais selon par exemple la proposition de Georges Bataille — pour qui l’expérience se pensait précisément comme une critique de la « servitude dogmatique et du mysticisme » transcendantale, « pour être la mise en question de ce qu’un homme sait du fait d’être » : en cela est-elle une épreuve de l’immanence : expérience est cet affrontement du dehors au péril de la perte irrémédiablement, et c’est ce péril qui donne le prix de l’affrontement. Ce travail de savoir et de connaissance de l’acteur pour lui-même, comme tâche première du théâtre, c’est cela que Bertolt Brecht nommait théâtre didactique, qu’on réduit paresseusement aujourd’hui à un théâtre qui ferait la leçon justement, alors qu’il s’agissait précisément de l’inverse : que le didactisme auquel pensait Brecht était orienté vers l’acteur, désarmé de tout savoir antérieur, et qui se fabriquait, à vue, des armes nouvelles par le théâtre.
Ainsi de nos jours se fabriquent de même, à vue et dans l’incertain, au risque de l’erreur et du péril, certains théâtres de la possibilité, ceux qui élaborent l’expérience de penser autrement le monde, pour traverser l’épreuve des pensées autres du monde — et faire la preuve qu’il est possible d’éprouver des mondes autres.
Je voudrais évoquer ainsi certains de ces théâtres, de parcourir rapidement ces tentatives fragiles, incertaines donc où s’organisent des sorties du monde, non pas pour le fuir, mais rendre possible d’autres monde possibles, après lui. Ou pour rendre possible l’avenir, il doit se donner à voir, à imaginer… La question serait : comment creuser le présent d’autres choses que lui-même ? Peut-être est-ce justement dans la plasticité historique que se jouerait quelque chose de ce contre-chant par quoi s’entend la possibilité d’autres mondes.
Dans ce spectre historique, il y aurait d’abord les théâtralités du passé, celles qui plongent dans l’Histoire ancienne pour croiser le fer avec ce présent, et dire que le passé ne s’est pas passé ainsi, ou qu’il faut le relever (comme on relève les preuves : comme on relève les ruines) ; que le passé aussi est transformable non pour lui faire dire ce qu’il n’était pas, mais au contraire : pour le retrouver. C’est par exemple le théâtre de Sylvain Creuzevault, quand il lève sur la scène de La Colline, Notre Terreur, et la table du Comité de Salut Public, le Grand Comité de l’An II, et rejoue les paroles de Robespierre et de ses amis. Théâtre hanté par la phrase de Brecht dans Fatzer : « De même que les esprits d’autrefois venaient du passé / de même ils nous viennent maintenant de l’avenir ». La Révolution a-t-elle un avenir ? Interroger le passé pour Creuzevault par le théâtre, ce n’est pas le réhabiliter, ou l’appeler à soi : mais parce que le passé nous donne de nos nouvelles. Sur le plateau, le Comité rejoue les échanges des années noires de 1794 comme si tout était encore possible, et réellement tout l’est, puisque tout l’était — leçon que cela : l’histoire est une série de choix, d’accidents, de bifurcation toujours possible. Aujourd’hui, on ne perçoit que la fatalité de la ligne vers la chute, la fin (celle de l’Histoire bien sûr, celle de la politique), alors qu’il ne s’agit toujours que de commencements : théâtre qui rend possible la perception de commencements toujours en train de s’inventer, dans la conflictualité et le désir, dans le danger, la peur, où le pouvoir n’était pas ce qui s’exerce pour lui-même, mais selon le mot de Robespierre, au nom du despotisme de la liberté, expression terrible, impossible, au nom de quoi l’égalité fut rêvé comme projet politique.
« Notre Terreur, écrit Creuzevault, ce n’est pas la terreur, ce sont nos voix discordantes et violentes si belles qu’on ne peut les voir sans rougir, étouffées qui appellent et qui meurent sans qu’on les aient écoutées. Notre terreur, ajoute-t-il, n’est pas soigner un ulcère, c’est de l’ouvrir. »
Théâtres du passé, chez Creuzevault ou chez Krystian Lupa rejouant le procès de Kafka comme un autre retour de spectres vengeurs, dans la Pologne étouffé de la fin des années 2010. Spectres vengeurs, puisque la vengeance pourrait bien être la syntaxe des spectacles émancipateurs, aussi bien ceux de Creuzevault, que de Lupa, de Genet : non pas ressentiment gratuit, mais contre-écriture de l’Histoire afin d’en dégager d’autres devenirs, et que se délivrent d’autres héritages, pour d’autres trahisons. Théâtre historique, au sens d’un travail sur l’Histoire contre la façon de raconter l’Histoire de la domination.
« Faire œuvre d’historien, écrit en ce sens Walter Benjamin, ne signifie pas savoir « comment les choses se sont réellement passées ». Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger. Il s’agit pour le matérialisme historique de retenir l’image du passé qui s’offre inopinément au sujet historique à l’instant du danger. Ce danger menace aussi bien les contenus de la tradition que ses destinataires. Il est le même pour les uns et pour les autres, et consiste pour eux à se faire l’instrument de la classe dominante. À chaque époque, il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au conformisme qui est sur le point de la subjuguer. Car le messie ne vient pas seulement comme rédempteur ; il vient comme vainqueur de l’antéchrist. Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance n’appartient qu’à l’historiographe intimement persuadé que, si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. Et cet ennemi n’a pas fini de triompher. »
Tel est du champ de bataille historique, les forces en présence, et pour cela, on ne dispose que les armes de l’imaginaire : non l’opposé du réel, mais ce qui en creuse les virtualités visant à le féconder et le rendre désirable.
Aux théâtralités historique du passé, pourraient aussi répondre les théâtres du présent : du pur présent même, celles qui cherchent à fabriquer du temps. Théâtre de François Tanguy et du Radeau, pour qui l’acteur œuvre patiemment à engendrer du présent — où chaque instant se laisse voir pour lui-même, où la loi de la causalité chronologique est rompu au profit d’autres lois, celle de l’agencement, de la résonance, du délire et du rêve. Ainsi fait-on l’expérience, devant un spectacle du Radeau, que le présent peut s’organiser différemment que selon la règle fatale : qu’il est potentiellement une bifurcation de chaque moment, qu’à l’ordre dominant de la signification peut être substitué le désordre de l’intensité.
C’est peut-être aussi de telles lois qui présidaient à l’agencement politique des spectacles de Claude Régy, pendant lesquels le spectateur produisait littéralement le spectacle, peuplait chaque seconde interrompu, retenu, tendu, dans le silence qui espaçait chaque mot, voire chaque son, moins pour le remplir d’une plénitude, mais pour constater la masse d’air et d’invisible qui maintenant le visible ensemble tenu. Expérience politique des spectacles de Claude Régy — expérience paradoxale mais essentielle : le spectacle ne pouvait pas avoir lieu sans nous, puisqu’il avait lieu seulement en nous, et par nous, en chacune de nos solitudes qui finissaient collectivement par fabriquer le tout toujours inachevé d’une expérience peu dicible, mais puissamment partageable.
Cette écriture du présent est aussi vengeresse en tant qu’elle oppose aux logiques de l’efficacité et de la visibilité, la contre-expérience de l’illisibilité, de l’incompréhension comme préalable à l’expérience (impossible en effet de chercher à comprendre le sens ici, comme on en cherche par le sens de la chute de la foudre, celui du différé de sa vision avec le bruit du fracas) : qu’en cela, cette syntaxe fait violence à ce qu’on nous présente comme seule principe d’organisation du temps…
Théâtres du passé, théâtres du présent, et qu’en est-il des théâtres du devenir ? Ces théâtres qui dénouent les pièges de l’identité pour inventer d’autres façons d’interroger ce qui vient, de se projeter par délire ou fantasme dans l’hypothèse : « que le soleil se lèvera demain est une hypothèse écrit Wittgenstein dans l’une des dernières entrées de son Tractatus logico-philosophicus, que le soleil se lèvera demain est une hypothèse et cela veut dire, ajoute-t-il, que nous ne savons pas s’il se lèvera ». Mais nous faisons comme si. Théâtre des hypothèses, du non-savoir devenu action, et rêve. Théâtre par exemple du polonais Krystof Warlikowski, qui dresse sur les plateaux du Nowy Teatr des corps aberrants, des identités de passages, aux genres troubles, toujours susceptibles de parler pour autre chose qu’eux-mêmes, toujours de passage : identités en ligne de fuite, au sens où le définit Gilles Deleuze ou Félix Guattari : ligne qui défait ce qui en nous est de l’ordre d’une organisation fondatrice, au profit d’une autre image de la pensée, d’une image d’une pensée autre, virtuelle, en devenir.
« Fuir, écrit Deleuze, ce n’est pas du tout renoncer aux actions, rien de plus actif qu’une fuite. [et Deleuze utilise ici le vocabulaire proprement théâtral de l’action, de l’acteur, de l’acte…] C’est, poursuit Deleuze, aussi bien faire fuir, pas forcément les autres, mais faire fuir quelque chose, faire fuir un système comme on crève un tuyau... Fuir, c’est tracer une ligne, des lignes, toute une cartographie. »
Geste révolutionnaire par définition, émancipé et insurgé, la ligne de fuite fait fuir. Ligne de fuite. Pour un autre monde, est d’ailleurs le titre d’un ouvrage de Féix Guattari. C’est pourquoi ces théâtres du devenir porte sur les corps mêmes des sujets agissants sur le plateau, emportées sur leurs lignes de fuite, leur lignes de sorcières, autre expression de Deleuze pour désigner l’activité même de penser : penser, c’est tracer des lignes de sorcières.
Dans leur dernière spectacle, le collectif Marthe a emprunter ces balais de sorcières : dans Tiens ta Garde, les actrices apprennent devant nous des techniques d’autodéfense, faisant l’expérience dans leur corps de savoirs acquis capable de tenir en respect la violence patriarcale. Mais les actrices ne se contentent pas de jouer elles-mêmes, elles endossent tous les rôles , jouant ceux de la domination (les pères, un membre du KKK, un trappeur, Captain America…) avec désinvolture et joie d’enfant saccageant son jouet pour mieux rendre lisible les lignes de forces de la domination. À vue se laissent voir d’autres devenirs que la fatale pulsion de mort du monde d’aujourd’hui : où le rire démasque, renverse, sait dévaster aussi.
« Il y a un autre monde, mais il dans celui-ci », écrivait Eluard. Ce dedans du monde, peut-être pourrait être le théâtre. Et charge au théâtre de creuser ces possibles autres du monde en lui-même, et de dresser dans nos imaginaires des figures de ce devenir possible, comme autant d’armes pouvant servir à affronter notre présent.
C’est là cette tâche politique de certaines théâtralités ; et c’est ainsi que peut s’entendre un certain renouveau des récits / des fictions sur la plateau. La tentation épique, c’est le titre d’un récent ouvrage de Clara Hédouin sur ce retour des narrations et des imaginaires et leurs portées politiques. Si certains théâtres parmi les plus féconds cèdent à la tentation, c’est aussi pour dépasser ou se défaire de l’essoufflement narratif du politique : à la mort proclamé des grands récits a succédé la mortification de la politique elle-même, imposant son régime libéral comme indépassable, ou comme l’air qu’on respire. Il s’avère que le récit est en lui-même un stratagème qui fait la preuve qu’il y a des alternatives, pour répondre au slogan de Margareth Tatcher, étendant libéral (TINA).
Oui, décidément, l’imaginaire des récits est increvable : sauf qu’il s’agit de substituer au grand récit non pas des récits plus grands, ou des récits petits, mais des récits autres — l’alternative comme respiration politique, comme expérimentation des possibles qui prouverait qu’il existe d’autres manières de vivre, qui soulèveraientt en nous la possibilité d’autres vies, rendrait désirable l’idée même de cette possibilité puisée au nom du passé pour d’autres futurs. Car, écrit Ernest Bloch :
Seule est féconde la ressouvenance, qui est aussi souvenir de ce qui reste à faire.