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Internet : entre lecteurs et auteurs — d’un site l’autre : écritures polyphoniques

dimanche 13 mai 2012


Texte de ma communication au colloque « Une complémentarité à définir : le rapport du créateur à son récepteur », qui a eu lieu le mardi 08 mai à Montréal, dans le cadre du 80e Congrès de l’ACFAS.

Image : de l’intérieur du Palais des Congrès de Montréal.


Entre le lecteur et l’auteur, toute la distance, et le temps, et l’expérience du monde qui rendent singulières la tâche de lire et la tâche d’écrire : singulières, c’est-à-dire tout à la fois spécifiques et précieuses.

Entre le lecteur et l’auteur une séparation conjointe, qui relie ; une déchirure là où se situerait la jonction : où ce qui sépare est précisément ce qui unit : une différence de temps et d’espace, une expérience différée, latence de temps et d’espace qui produit pourtant une simultanéité quand justement la rencontre ne peut naître que de ce temps qui passe entre eux, et qui soudain dans la lecture s’annule immédiatement, fabrique de l’immédiateté, négation de la médiation.

Entre le lecteur et l’auteur : cette relation.

Entre le lecteur et l’auteur : cet espace qu’on nomme le texte et qui n’appartient précisément ni à l’auteur ni au lecteur, ni même à la littérature, mais seulement, totalement, à la relation, au temps de la relation et à l’espace de la différe/ance (qu’on l’écrive avec un e, ou comme Derrida le notait, avec un a, pour insister sur ce différé et cette latence).

Cet entre des êtres et des choses qui concerne la nature de la relation littéraire, a été largement décrite par la critique depuis au moins Proust, mais déjà chez Hugo (l’insensé lecteur), Baudelaire (le frère lecteur), Lautréamont (le lecteur enhardi et féroce et insulté) voir aussi dans l’insolence de Jean-Jacques Rousseau — il semblerait que tout ait été dit à son propos (même si notre rencontre montre ici qu’il y a toujours à l’interroger, parce qu’à travers elle c’est l’énigme de toute relation au monde et à l’autre qu’on questionne).

Et pourtant, il y a un espace et une activité qui me semblent à la fois renouveler ces questions et redéfinir en retour le geste même de lire et d’écrire ; affecter et le lire, et l’écrire et le regard qu’on peut leur porter : cet espace, c’est internet ; cette activité, c’est l’écriture en ligne.

Sur internet (je ne parlerai ici que de l’internet littéraire : des sites internet d’écriture, ayant bien conscience qu’il me faudrait définir cet objet fuyant et relatif, mais ce serait le lieu d’une autre communication : je dirai simplement que je parle de sites, de blogs, d’espaces personnels ou communs où s’écrivent des textes, que ce soit des fictions ou des essais, qui placent au centre la double exigence du monde et de la langue) — sur internet donc, les notions que je viens rapidement d’évoquer paraissent déplacer les enjeux et densifier la relation, comme si le net offrait une vue qui condensait, intensifiait, travaillait la relation lecteur/auteur en redéfinissant les questions de la relation, ses puissances et ses modalités.

Le basculement internet, personne ne pourrait en déterminer les véritables sources ou les prévoir, mais chacun peut assister, au présent de ces accélérations, aux révolutions neuves qui s’ouvrent, bouleversant les fondements qui avaient présidé à la pensée et à la structuration du fait littéraire.

L’une de ses révolutions coperniciennes les plus spectaculaires, et plus évidentes, l’une des plus belles sans doute s’il faut oser le mot, c’est bien ce renversement des vieilles catégories hiérarchisant écriture et lecture, qui avaient pourtant fini par définir l’essence même du fonctionnement littéraire : pour simplifier, avant le numérique, on aurait d’un côté l’auteur, origine de l’écriture et garant de son sens, de sa clôture, des termes de l’échange ; de l’autre, le lecteur, espace de réception, mouvement second et secondaire de l’œuvre, instance de jugement.

C’est cette secondarité qui implose dans la littérature numérique en ligne. C’est cet verticalité qui se renverse en horizontalité ; c’est cette liaison transcendante qui devient des mulitples plan d’immanence ; c’est l’impossibilité de localiser l’origine et la fin de l’écriture — je m’expliquerai sur chacun de ces points.

C’est que dans la constitution de la toile s’impose un autre agencement, moins latéral et déterminé, davantage machinique, fragmenté, comme puissamment désorganisé au sens où l’on entend ce mot : corps désormais non hiérarchisé et dépourvu de centre organique, mais jouissant de toute la puissance d’un dehors ouvert à ceux qui s’emparent d’un tel corps sans organe, marginal au sens d’un monde constitué entièrement de marges qui se déplacent.

Sur internet, c’est toujours sur le bord du monde qu’on se situe, comme un plateau posé sur une pointe, qui se penche qu’on se place à une de ses extrémités, et qui fait venir à lui l’écoulement du réel : ce que l’on nomme le flux, comme d’un fleuve qui ne cesse de passer, mais au présent.

Relation non hiérarchisée, présence permanente, espace immédiat, écran qui serait surface et profondeur, surgissements de proche au lointain : force auraculaire de l’écriture en ligne, si l’aura est précisément avec Benjamin ce surgissement du proche si lointain soit-il. Lointain de l’espace où l’auteur derrière son écran vient écrire, proche dans cette surface devant laquelle on lit, qui est finalement la même, et sur laquelle on s’approche de l’autre et du monde. C’est tous ces enjeux, déjà contenus dans le geste du lire-écrire imprimé, que refonde internet et que je voudrais comprendre ici.

D’un site l’autre se renouvellent les notions de temps et d’espace de l’écriture ou de la lecture : dans les flux qui s’opèrent d’un site à l’autre ; sur la page du texte ou depuis les bords éloignés des sites ; en commentaire ou sur les réseaux sociaux : twitter comme espace radical d’écriture/lecture, d’appel à la lecture et à l’écriture qui n’est pas seulement une réponse mais une relance ; dans des échanges plus ritualisés (je pense à ce qui se joue chaque premier vendredi du mois, qui s’est mis en place il y a près de deux ans, s’appelle les vases-communicants : qui veut propose à tel site d’écrire chez lui, et en échange se propose de l’accueillir chez lui. Écriture et lecture se font donc comme relation d’accueil et de partage, éthique de la communauté qui se prolonge dans la publication ensuite des liens où se produisent ces échanges sur la toile).

L’écriture et la lecture ne s’effectuent plus selon les anciens codes de la différance (du temps différé et de l’espace éloigné) – mais se traversent, presque simultanément, et font du texte l’élément d’une rencontre. Sur internet, les anciens statuts se fracturent de l’intérieur : le lecteur est toujours déjà auteur, soit qu’il possède un site sur lequel lui-même intervenir ; soit qu’il intervienne directement sur la page (sous la page ?) du texte. Quels bouleversements dans le geste même d’écrire, qui l’affectent et le renouvellent ?

Le bouleversement internet, c’est d’abord (et surtout) de réinventer l’entre de la relation : ici en mouvement, interminable, constitué en tous cas sans terme assigné. L’entre de la relation en ligne n’est plus un rapport mais une vitesse.

Entre les choses ne désigne pas une relation localisable qui va de l’une à l’autre et réciproquement, mais une direction perpendiculaire, un mouvement transversal qui les emporte l’une et l’autre, ruisseau sans début ni fin, qui ronge ses deux rives et prend de la vitesse au milieu.

Gilles Deleuze & Félix Guatarri

Sur internet, le temps entre l’écriture, la publication, et la lecture peuvent théoriquement être extrêmement resserré, voire quasiment immédiat — sans que l’ancien régime de l’écrire / lire ne soit forcément évacué. On peut très bien lire un texte qui vient à peine d’être écrit, comme reprendre un texte rédigé il y a quelques mois. Mais dans le premier cas, l’immédiateté affecte la relation, l’adresse est alors plus frontalement organisée sur le champ du présent, d’une présence commune : ce qu’on lit, dès lors, est autant le texte que cette présence là de la publication, immédiatement partagée.

Sur le champ de l’espace, l’entre de l’écriture et de la lecture rebat également les cartes. Le livre n’est plus l’objet transitionnel de la relation, mais il y a comme un processus de condensation. La surface de lecture et d’écriture est la même, qui s’annule : on ne lit pas le livre, mais directement l’écran. Or, l’écran est finalement le même à distance pour l’auteur et le lecteur : ce n’est qu’une surface réfléchissante, qui prend forme du texte, que le lecteur vient appeler à lui-même, et qui vient remplacer ce qu’il avait auparavant affiché.

Traversée de la lecture : on ne lit plus dans un miroir qui interrompt le monde pour le nommer, mais on fait l’expérience d’une traversée comme dans un espace à fond redoublé, infini, tel texte appelant immédiatement l’ouverture à tel autre, à l’encyclopédie ou au réel, au flux des nouvelles qui ne cessent pas de l’être, ou à d’autres textes qui n’ont rien à voir, mais que la mise en relation rend nécessaire l’un à l’autre, parce qu’après la lecture d’une page d’un blog, un lien nous renvoie à un autre blog, dans un jeu de profondeur qui peut n’avoir pas de fin. Bien sûr on peut faire cette expérience avec un livre, mais il faudra alors changer de livre : or, c’est sur une même surface que se joue sur l’écran la relation de lecture — le livre n’est plus alors le réceptacle qui contient le mot, mais le dynamisme de leur mise en mouvement, et leur appel.

Appel. C’est qu’entre la lecture et l’écriture, il y a sur internet un autre bouleversement, c’est l’appel immédiat à l’écriture. Je voudrais terminer sur ce qui est en fait un mouvement premier — mouvement qui empêche toute secondarité. Internet est un lieu qui incite à l’écriture, parce que la lecture se réalise dans / sur un espace d’écriture, on l’a vu. Le geste d’écrire peut donc être conséquent à celui de lire, et c’est le commentaire sous le texte d’un site, ou réappropriation des énergies vives, ou c’est plus fondamentamement l’écriture d’un autre texte né de cette lecture sur un site personnel. Sur internet, il y a comme une puissance d’écriture — une écriture toujours en puissance, dont la lecture n’est qu’un terme dialectique, d’une dialectique qu’avec Benjamin on peut qualifier de non-résultative, puisqu’elle ne se résout pas, ne s’arrête jamais. Non que tous les visiteurs de site soient aussi des auteurs, mais du moins pourrait-on dire que le texte porte en lui cet appel, du fait de cette dynamique, de cet espace, et de ce temps immédiat qui incite.

Incitation qui a finalement toujours été le cœur de la relation auteur / lecteur, mais qui se radicalise sur internet. Relation textuelle qui rejoue l’érotique de la passion amoureuse, l’écriture sur internet est réponse à un désir, à une pulsion, à une violence de reprendre corps. Une manière de lire qui est celle d’écrire.

C’est qu’il y a deux manières de lire un livre : ou bien on le considère comme une boîte qui renvoie à un dedans, et alors on va chercher ses signifiés, et puis, si l’on est encore plus pervers ou corrompu, on part en quête du signifiant, et le livre suivant, on le traitera comme une boite contenue dans la précédente ou la contenant à son tour. Et l’on commentera, l’on interprétera, on demandera des explications, on écrira le livre du livre à l’infini. Ou l’autre manière : on considère un livre comme une petite machine a-sinifiante ; le seul problème est : “est-ce que ça fonctionne, et comme ça fonctionne ?” Comment ça fonctionne pour vous ? Si ça ne fonctionne pas, si rien ne passe, prenez dont un autre livre. Cette autre lecture, c’est une lecture en intensité : quelque chose passe ou ne passe pas. Il n’y a rien à expliquer, rien à comprendre, rie à interpréter. C’est du type branchement électrique. (…) Cette autre manière de lire s’oppose à la précédente, parce qu’elle rapporte immédiatement un livre au Dehors. Un livre, c’est un petit rouage dans une machinerie beaucoup plus complexe, extérieure. Écrire, c’est un flux parmi d’autres, et qui n’a aucun privilège par rapport aux autres et qui entre dans des rapports de courant, de contre courant, de remous avec d’autres flux, flux de merde, de sperme, de parole, d’action, d’érotisme, de monnaie, de politique, etc.

Deleuze, “Lettre à un critique sévère”, in Pourparlers (p.17)

C’est en ce sens que l’ancienne hiérarchie se défait : l’auteur n’étant auteur que le temps de la lecture, et le lecteur seulement dans la mesure de sa lecture, et encore est-il déjà appelé à un geste d’écrire qui le rendra à son tour lecteur, sans aucune assignation.

Dès lors, le statut social de l’écrivain (invention de la bourgeoisie du 18ème) ne résiste pas à ce qui se constitue comme geste : dans l’énergie libérée et libérante de ce mouvement hors de tout prisme social ou politique.

Il ne s’agit pas ici pour autant de défendre une valeur diffuse immédiatement obtenue, et laisser entendre que tous les textes se valent, mais en se plaçant du point de vue du geste du lire / écrire, comprendre qu’il y a là une radicalité neuve qui permet ensuite la constitution de nouvelles lectures, c’est-à-dire de nouvelles écritures.

Prendre la mesure de ces bouleversements semble donc essentiel – reconnaître leur puissance de fabrication de langue et de mondes possibles ; ses implications dans l’articulation du poétique et du politique ; sa force éthique de mise en question et de réinvention des grandes notions définies par les philosophies de Blanchot, de Lévinas, ou de Deleuze : celle de communauté, d’amitié, de devenir.

Écrire devient en effet immédiatement et de manière incontournable écrire pour et écrire avec. J’écris pour les analphabètes, disait Artaud : c’est-à-dire autant vers eux qui ne peuvent lire que pour ceux qui ne peuvent écrire. Sur internet, on est tour à tour et peut-être en même temps ces analphabètes et ceux qui leur écrivent, qui faisons l’apprentissage de la communauté de lire et de la solitude d’écrire, l’apprentissage de la nomination du monde et de son appartenance arrachée sur la surface même où s’écrit aussi ce contre quoi on lit et écrit : je n’oublie pas aussi ce pourquoi internet fut créé, que la littérature numérique est une perversion d’un usage premier aujourd’hui dissous, et même une provocation permanente que la loi depuis dix ans ne cesse de chercher (et échoue) à entraver.

Si l’internet littéraire est loin d’être un mouvement unifié, encore moins une tendance obéissant à des dynamiques partagées, il importe d’en saisir au moins ses lois singulières : dont je n’ai fait ici qu’en esquisser que les premières et les plus visibles, et qui continuer d’évoluer, de s’inventer. Ces lois, celles qui consistent à renouveler profondément (et jusqu’où ?) les relations de l’auteur et de son lecteur, de l’écriture et de la lecture – enjeux de prises de parole où la prise et la parole sont un seul geste et un seul moment, conçu dans un seul espace en partage.