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Lire sur iPad | apprentissage de la vitesse

vendredi 14 octobre 2011


Notes rédigées et mises en lignes sur iPad, dans le train Bordeaux-Paris — 11h26 / 14h45


 

Dix mois plus tard – bilan d’étape. Ce que l’iPad change à la lecture ; à ma lecture. C’était la raison principale de l’achat : lire. Lire autrement, lire différemment. Lire à raison de deux trajets longues durées par semaine en train, et l’impossibilité d’emmener avec moi de lourdes charges de livres. Le choix d’une tablette avec connexion 3G pour emporter avec moi, sous la main, le web, était aussi une volonté de déterminer la lecture par le net – de lire en ligne autant que des livres mis en ligne. Notes qui en prolongent d’autres, aventures de lignes.

 


 
— 1. Est-ce parce que je lis dans le train, le plus souvent (le métro aussi, mais plus rarement, attention portée, déportée aux stations qui défilent, le livre isole dans son espace propre), ou est-ce provoqué par l’objet lui-même : impression indéniable d’une vitesse autre de la lecture. Cela tient sans doute à la vitesse de la page elle-même, plus courte sur l’écran, qui produit un défilement plus rapide, un changement d’espace visuel plus fréquent, une reconfiguration des mots plus vive. Et donc, une lecture (sa perception) plus alerte – avec le dehors qui défile à plus de deux-cent kilomètres à l’heure, Balzac sous la main, ou Lautréamont, ou Bossuet, gagne une allure neuve.
 
 
 

— 2. Ainsi, la main qui touche la page pour la modifier scande un mouvement d’urgence, peut-être aussi parce que la page de l’objet demeure immobile mais se reproduit dans son dedans, latéralité gauche droite changée en dialectique fond surface qui change l’horizontalité du texte en verticalités successives. On ramènerait des profondeurs une surface sans cesse neuve. C’est comme un geste de géologue : on ponctionne la page dans ses entrailles, on la fait remonter, elle apparaît, on la rejette en arrière pour qu’une autre la remplace, mais le sol depuis lequel on plonge demeure. Altération vive qui touche à la matière malléable du corps du texte, ainsi emporté, enfoui, renouvelé en son intérieur.
 
 
 

— 3. L’oubli de l’objet. C’est le plus fascinant. Un livre découpe l’espace du texte dans le monde, désigne dans cet espace l’espace qu’il occupe. L’objet et le texte se confondent, on pose la main sur lui et lui seul : identité de l’objet et de son contenu, à chaque vase son eau propre. Avec l’iPad, par habitude, on sait qu’on emmène avec soi ses mails et sa musique, des films ; des livres, aussi, entre autres, et tout le net. Mais quand on fait surgir sous le doigt tel ou tel texte, l’objet qui nous fait face n’est pas le livre, simplement une puissance capable d’en accueillir le signe. Dès lors cette absorption immédiate, non médiatisée par la page, sa matérialité qui la fabrique nous fait apparaître le texte dans l’oubli total de l’objet qui le porte.
 
 
 

— 4. Exemple. J’ai plusieurs exemplaires du même texte de Shakespeare. En Pléiade, en folio, sous d’autres éditions, et dans la machine. La mise en page du texte détermine sa lecture, évidemment. Comme je peux régler les dispositions de marges et de police et le crénage avant importation, j’établis mon texte en fonction de mes usages propres, l’espace ajusté à ma lecture. Ainsi tous les textes que j’emporte avec moi ont-ils le même visage. Aucun ne possède donc de visage propre. Il n’y a plus entre moi et le texte quelque chose qui le détermine graphiquement et fait écran à sa lecture. Il n’y a qu’un écran qui est le texte, le qualifie toujours de la même manière, en lequel seuls demeurent des mots toujours différents.
 
 
 

— 5. Matérialité sensible du texte ainsi traversé. Ce n’est pas parce que le visage est le même qu’il ne fabrique pas une phénoménologie désirable, intensément. Qu’on ne (me) parle plus de neutralité du texte sur écran, de supériorité sensible de la page papier. Sensualité étrange du mouvement de la main qui touche la page non pour la déplacer dans l’espace, mais pour modifier sa forme dans le même espace. Et avec le choix des polices, la plasticité de l’epub, la préparation d’un texte produit une émotion accrue par ce choix de l’ajuster à ses propres attentes : le visage du texte dont je parlais est celui qu’on fabrique selon nos plus sûrs désirs.
 
 
 

— 6. Supériorité décisive : j’ai avec moi en permanence près d’une cinquantaine de livres – et bien sûr, je suis loin d’exploiter la machine à pleine capacité. J’ai avec moi le Shakespeare de Hugo, quatre traductions différentes de la même tragédie, une réécriture contemporaine (saisie par mes soins), et d’un simple mouvement de la main, je passe de l’un à l’autre. Pour travail de recherche, je ne possède pas les livres numériques de mes Ricœur, Derrida, Auerbach, W. Benjamin, qui me sont d’usage quotidien et essentiel. Quand je les dispose sur la table, ils l’occupent entièrement, ou presque, avec l’ordinateur. Et pas de place dans le sac pour les emmener avec moi dans le train. Regrets, évidemment, mais tant pis. J’ai adapté mes usages de lecture en fonction. L’iPad me sert de lectures d’appuis autres, fictions au long cours qui viennent croiser le travail en chemins de traverse (relecture de Proust depuis trois mois, trois pléiades en un document moins lourd que le fichier de la 4ème de Brahms que j’écoute en sa vitesse). Quand même, impression d’arriver un peu tôt. Il faudra attendre combien de temps pour disposer de ma bibliothèque intégralement dans mes mains.
 
 
 

— 7. Le net. Sous le texte, un grand continent toujours relié. C’était le choix (contesté, je crois, un peu partout au moment où je l’ai fait), d’une connexion 3G. Dans le train, le café, telle bibliothèque, je demeure connecté. Moins pour mail ou réseau social, que pour accès au flux du monde, actuel ou intempestif, prise sur la présence du monde, ou recherche de la citation manquante, une référence, tout ce qui permet de prolonger la lecture (de lire en somme). Rencontrant dans mon travail, le nom de l’auteur Polonais Andrzejewski, dont je ne possédais que l’immense Portes du Paradis, j’ai pu obtenir biographie, bibliographie précise, extraits en ligne, liens vers pensées politiques et situations dans le champ historique et littéraire. Combien d’heures de bibliothèque jadis en comparaison de ces quelques minutes de recherches, à ma place identique quel que soit le train, ces carrés jamais réservés au fond de la voiture bar, places seules équipées de prises électriques (on a nos astuces) – oui, questions de prises, encore et toujours.
 
 
 

— 8. Les objets-web. Je n’ai rien contre les livres enrichis, au contraire – la collection portfolio que je coordonne avec Jérémy Liron pour publie.net joue largement de la possibilité de mettre en regard images et textes, de faire de l’image le texte même du livre. Encore peu vu cependant des livres qui faisaient du son, de l’image, ou du film, autre chose qu’une manière d’illustration. (Impression qu’on en est encore à la période que le théâtre a vécu sous l’âge du décor, toile peinte pour représenter et soutenir le drame en avant ; le temps de la scénographie du texte viendra, où l’espace sera la profondeur, l’interprétation, l’élément du drame). Plusieurs expériences fortes de littérature hyperliens : les fictions de Guillaume Vissac, en premier lieu (avec multiplication de lecture : et sensation d’un texte inépuisable, indéterminable). La revue d’Ici là, évidemment. Mais surtout, intuitions qu’on en est aux prémisses d’un mouvement plus large, où penser l’écriture en fonction de sa destination. Pour ma part, réflexion ne s’est engagée que sur le livre augmenté (anticipations, mon seul livre numérique, est plusieurs en fait – sans doute aussi parce qu’il touche aux mondes possibles de la fiction fantastique). Mais tout cela incite puissamment à s’engager encore, différemment, autrement, dans la fosse.
 
 
 

— 9. Quelle lecture alors ? Vitesse du livre et verticalité ; présence redoublée du texte dans l’absence même de l’objet qui s’efface dans la lecture ; multiplication des relations d’un texte l’autre ; surface et profondeur miroitées dans la surface profonde du net – je n’ai jamais sans doute autant lu, textes de la tradition, fictions contemporaines. Je n’achète pas moins de livres papiers, parce que j’y trouve encore une nécessité, pas seulement de travail, mais beaucoup d’auteurs qui m’importent se lisent là seulement. Pourtant la lecture y est davantage empêchée, arrêtée, sensiblement manquante. L’écran change la lecture en la multipliant, en la secondant.
 
 
 

— 10. Enfin, ce miracle, ce désir : la surface de l’écran est celle sur laquelle on écrit aussi. La lecture et l’écriture occupe le même espace physique. Jeu de flux et de relations insensées : dont le sens est précisément cet espace en partage. On ne sait plus, finalement, ce qui dans le flux fait écrire ou lire : si c’est la lecture ou l’écriture qui appelle à rejoindre tels textes, à lire, à écrire. Tout se joue sur le même champ (de bataille – un même théâtre d’opérations) : aux mêmes endroits des traces de doigts, aux mêmes lieux de son regard, des relations magnétiques, réciproques, des ponts enjambent : quels fleuves, quelles directions.