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Krzysztof Warlikowski | Élégies féminines et monstruosités du mâle
Le château de Barbe-Bleue / La Voix Humaine, d’après Bartok/Belazs & Cocteau/Poulenc
samedi 12 décembre 2015
— mise en scène : Krzysztof Warlikowski
— direction musicale : Esa-Pekka Salonen
— d’après les opéras de Bartok/Belazs, et de Cocteau / Poulenc
— Opéra Garnier – Automne 2015, Paris
Les élégies féminines de Warlikowski
Entre Barbe-Bleue – l’opéra symboliste et légendaire de Bartok (sur un livret de Bélà Balàzs) – et La Voix humaine – le monodrame réaliste et intime de Poulenc (d’après la pièce de Jean Cocteau) –, rien de commun, aucun dialogue possible. Mais c’est dans cet entre énigmatique, aberrant et donc essentiel que Krzysztof Warlikowski fraie sur la scène de l’Opéra Garnier. En suturant les deux opéras pour une œuvre rapide et tendue, le metteur en scène polonais ne fait pas seulement entendre les puissances de l’inconscient féminin à travers (et contre, surtout) le propos originel des œuvres, il travaille à prolonger son geste d’écriture théâtrale où résonne davantage que les voix des amours féminines massacrées : c’est la puissance du sacrifice qu’il fouille quand la mort ouvre la possibilité de la vie.
C’est un geste dont l’audace folle fait déjà œuvre. Audace de réunir en une soirée deux opéras opposés en tout point. Dans le drame, la langue ou le langage musical, dans les thèmes, la portée ou le sens, dans l’imaginaire comme dans le symbolique, nul n’est plus éloigné de l’opéra de Bartok que celui de Poulenc.
L’œuvre des deux Bélà, Bartok et Balàzs – créée à Budapest en 1918 – est tissée dans l’imaginaire du conte Barbe-Bleue transfiguré par les obsessions du musicien et du poète hongrois. Là, Barbe-Bleue (John Relyea, hiératique), dans la solitude de son château, est rejoint par Judith (Ekaterina Gubanova, généreuse – et habillée de vert, la couleur interdite, comme pour défier son propre malheur), qui a renoncé à tout, famille et fiancé, pour l’épouser. Les murs sont humides et froids, et pleurent la tristesse d’un Barbe-Bleue mélancolique, secret, tendre peut-être. La jeune femme vient apporter le jour sur cette vie, et voudrait ouvrir les sept mystérieuses portes qui cachent le soleil. Par sept fois, elle va demander à son amant les clés de ces portes, par sept fois, il va refuser, puis céder sept fois : chacune des portes s’ouvre sur un terrible secret. Une salle de torture, une chambre d’armes, un lac de larmes, un jardin arrosé de sang, un empire lointain… Avant l’ouverture d’une porte, le château gémit. Après la découverte de ce qu’elle scellait, la terreur de Judith redouble son désir de voir, de savoir, de toucher. La dernière porte résiste davantage : Barbe-Bleue prévient : « prends garde à nous ». Puis il cède de nouveau. Judith pense qu’elle va découvrir les cadavres de ses anciennes épouses, comme le dit la légende. La légende se trompe. Dans la dernière porte, trois épouses attendent, bien vivantes : chacune appartient au temps symbolique de l’existence et du jour – il y a l’épouse du matin de la vie de Barbe-Bleue, une épouse du midi, et une épouse du soir. Judith sera l’épouse de la nuit, obscure et infinie dans laquelle elle entre, terrifiée. Lui la pare de bijoux et du manteau noir de son emblème ; la pièce s’achève comme elle avait commencé : sur la solitude de Barbe-Bleue en son château qui gémit et qui pleure. Solitude cette fois sans rémission possible.
Comme est sans rémission celle d’Elle, la voix humaine de l’opéra de Poulenc créé en 1959 qui se saisit du texte de Cocteau pour en exalter la douleur sans emphase. Elle est seule dans la chambre, et reçoit l’appel par téléphone de son amant qui vient de la quitter. La solitude est écrasante : on la perçoit dans les silences de l’homme, puisqu’on n’entend que les paroles de cette femme. Paroles cousues de plusieurs motifs qui s’entrecroisent et s’emmêlent – contraste avec la tragédie de Bartok /Balazs, où un seul motif règne : celui du sang. La femme expose, dans l’intimité de la conversation téléphonique, la banalité quotidienne de l’amour, celui de la bourgeoisie des années trente. On sait combien cette pièce fut attaquée violemment par les surréalistes : cette transparence revendiquée de la vie et de l’art, cette représentation absolue du réel qui voudrait ainsi le rejoindre, comment l’accepter ? Mais Cocteau joue avec les illusions. Plusieurs fois, la liaison téléphonique est mauvaise, les « allo » désespérés déchirent l’espace de quelques instants la véritable tragédie : celle de l’écoute et de la séparation que figure le téléphone, cette arme qui donne l’illusion d’une liaison [1]. « Si tu ne m’aimais pas et si tu étais adroit, le téléphone deviendrait une arme effrayante qui ne laisse pas de trace, qui ne fait pas de bruit », dit-Elle.
L’illusion de l’appel est cruelle qui ne cesse de dire que l’homme n’est pas là et qu’il ne reviendra pas. Le drame quotidien se fissure dans les silences que la musique fait entendre, aussi : dès lors, on comprend peu à peu que la vérité et le mensonge se renversent. L’homme n’est pas chez lui, contrairement à ce qu’il disait, mais chez sa nouvelle maîtresse ; tandis que la femme n’est pas la courageuse qu’elle revendiquait au début : mais au comble du désespoir et au bord du suicide.
Dans l’un et l’autre opéra, l’attaque contre la forme même du chant lyrique est manifeste. Elle est portée au lieu du chant, à l’endroit du lyrisme. Bartok comme Poulenc choisissent une troisième voie, qui ne serait pas le chant virtuose, mais pas non plus le récitatif au près de la parole. Plutôt un aria mineur, phrasé qui tendrait à rejoindre la mélodisation en puissance de la langue, hongroise ou française. Quelque chose qui voudrait tout à la fois ne pas céder à l’opéra tout en le portant à ses limites.
Voilà qui pourrait donner une première clé pour saisir le choix de Warlikowski de réunir ces deux œuvres – énigme à plus de sept portes. Une attaque des codes pour mieux les refonder ; l’agression comme façon de retourner les motifs et les conventions ; le refus des identités et des normes comme force d’acquiescement. Tout pour séduire Warlikowski. Quels sont donc ces opéras qui ne chantent pas assez et ne parlent pas vraiment ? Des opéras mineurs et majuscules, où les solitudes envahissent tout, où l’espace est la parabole d’une conscience, et où la parole avance comme les mains dans l’ombre qui vont toucher ce qu’elles voudraient repousser ?
Fidèle aux violences que portent les deux œuvres, Warlikowski va ainsi, sur les deux fronts, trahir le propos originel ; et, dans les deux cas, parler à travers ces voix pour mieux en desceller la portée contemporaine.
Prendre le parti de Barbe-Bleue pourrait n’être au pire qu’un caprice, au mieux qu’une hypothèse, elle est ici une bifurcation décisive qui soulève l’œuvre dans des directions inattendues. Là, Judith semble à première vue une maîtresse trop pressente, enfiévrée, dont l’amour consume l’amour et qui fabrique dans son désir effréné sa propre perte [2]. Mais ce serait prêter aux personnages de Warlikowski une épaisseur psychologique qui n’existe qu’en surface. C’est oublier surtout combien le lieu est ici l’espace intérieur d’un fantasme, et les créatures qui traversent esseulées l’espace immense du plateau de l’opéra Garnier, des figures égarées d’un théâtre mental. C’est la psyché féminine que Warlikowski explore et interroge ; ou plutôt, c’est son théâtre qu’il voudrait interroger à travers elle : à l’ouverture du spectacle, une spectaculaire image des gradins de l’Opéra nous fait face, projetée sur le fond de scène – gradins vides, qui désignent à la fois le double du théâtre, et son intériorité, le creux d’un mystère. Science de Warlikowski : dénoncer l’illusion pour ce qu’elle est, refuser la dualité de la scène et de la salle comme surfaces de répartition, pour mieux traverser l’une et l’autre et les interroger, l’une par l’autre.
« En général, la scène dérange ; on voudrait en descendre et entrer dans la salle. Il faut l’oublier, en faire le prolongement de notre conscience. Ce lieu est en fait le plus grand obstacle du théâtre. La scène crée la distance, elle se trouve du côté saint, du côté de la convention, des attentes, au lieu d’être le lieu de l’imagination. Le mieux serait qu’il n’y ait pas, au théâtre, de lieu défini pour le jeu, que nous échangions sans cesse nos rôles, nous les spectateurs, vous les acteurs [3]. »
D’emblée, Warlikowski place le combat sur cette ligne de front : le théâtre comme construction d’un imaginaire capable de faire signe vers le monde. Loin de vouloir revisiter une fable, un répertoire, un mythe, c’est son théâtre qu’il voudrait réinventer, c’est-à-dire rien de moins que le théâtre, son rôle et sa portée. La psyché féminine est l’outil de cette exploration : nulle proposition pour révéler une quelconque vérité de quelque être que ce soit, plutôt la diffusion d’une inquiétude, et surtout – comme toujours chez Warlikowski – la désignation d’une impossible identité que le théâtre va malmener, et réinventer.
Warlikowski sait traverser à la fois les motifs d’une fable et les enjeux de son théâtre par l’espace qu’il dresse et sape : le château de Barbe-Bleue pourrait être à la fois le lieu du drame et le reflet d’une intériorité, tout comme le double du théâtre. Les portes qui s’ouvrent sont ici des blocs de surface transparente qui coulissent et entrent sur scène. Dans Koniec, le hors-champ à Cour et Jardin était central, comme dans Cabaret Varsovie : ici, les coulisses viennent envahir le plateau, comme un secret qui, révélé, ravage la surface et l’abolit. Beauté plastique de ces invasions de profondeur, dans cette latéralité souple, en jeux de miroir qui viendront se superposer, quand sept praticables transparents joueront d’un reflet à l’autre redoubler l’espace et le rétrécir, l’envahir et le rendre impossible.
Et puis, il y a la puissance des vidéos (de Denis Guégin) projetées à l’arrière : d’abord striée, l’image est un faisceau de lumières (celles de Felice Ross) qui tord l’espace et engage la lecture onirique. Hypnose. Fantasme. Délire. On entre ici comme dans un caveau : plus Judith voudrait ouvrir des portes pour faire entrer la lumière et la vie, plus elle s’engouffre dans la nuit qui va la recouvrir. Chaque porte qui s’ouvre semble une avancée supplémentaire dans le cercle d’un enfer. La vidéo d’un enfant, en noir et blanc – mais larmes de sang rouge – ralentit le temps au lointain, distant les surfaces, étire la durée. Gémissement. La porte s’ouvre : au lieu de s’ouvrir sur le dehors, le dedans de la pièce vient au centre du plateau. Renversement. Plus on s’approche du centre, plus l’horreur se fait brûlante. Les cercles infernaux sont autant de rites de passage : dramaturgie alternée entre les images des tableaux qui viennent sur le plateau proposer leurs horreurs muettes (jusqu’au fameux contre-ut de la soprano à l’ouverture de l’avant-dernière porte), et dialogues en mouvement des deux corps qui s’affrontent, où se joue le va-et-vient acharné de l’homme contre la femme, qui refuse et réclame, qui cède et demande davantage. Rituel amoureux et macabre qui, un pas après l’autre, rend le passé inaccessible, et la fuite inutile.
L’envoutement opère. Les dialogues se coulent dans la musique qui lisse l’ensemble d’une puissance magnétique. Le baryton et la soprano chantent les contrepoints terribles du masculin et du féminin, dans un étrange renversement. Le château de l’homme dans lequel on s’enfonce, qui pleure, saigne, et gémit (a-t-on entendu au théâtre gémissement plus terrible ? – de fracas si doux ?), semble un corps féminin singulier – comme semble férocement masculin le désir de Judith d’y pénétrer toujours plus avant.
Et puis, quand le drame se clôt, rien ne sera vraiment résolu de ces mystères : les corps des épouses de Barbe-Bleue viennent enlacer la jeune Judith condamnée. Warlikowski aura joué aux identités renversées, il aura surtout fait surgir des entrailles d’un lieu clôt les puissances du ravage. Ce que Judith a obtenu, au prix d’un sacrifice – de sa vie, de son amour, de son désir –, c’est une vie autre, qui est une autre mort, une vie et une mort d’après la vie et la mort, une manière de transfiguration.
C’est aussi ce qui est en jeu dans le drame de Poulenc tel que Warlikowski le lit. Et sa lecture est, bien plus que pour l’œuvre de Bartok, un saccage – au sens où cette destruction, comme une mise en mort, une mise en pièces, opère une altération qui par elle-même permet d’accéder ailleurs. Opération violente, mais nécessaire pour s’arracher à l’identique terme de l’œuvre, se séparer des données du problème pour en poser un autre.
Dans la fable inventée par Warlikowski, Elle délaisse le téléphone pour s’adresser, titubante et ravagée par le chagrin – rimmel coulé noir sur son visage défiguré par la douleur – au vide, peut-être ? À son amant du passé, au passé antérieur d’un appel déjà passé ? Ce qu’elle chante, c’est le souvenir d’un échange perdu. Mais bientôt, on voit apparaître, en arrière de la scène, comme l’ultime porte de Barbe-Bleue, l’ultime secret – l’ultime pièce fermée à clé que la parole d’Elle délivre : Lui, l’amant dont Elle pleure l’amour et la perte, apparaît, chemise tachetée de sang. Et on se souvient qu’au moment où Elle apparaissait, dans les derniers sanglots de Barbe-Bleue – entrée en scène fabuleuse, opéradique –, revolver à la main, qu’elle avait laissé tombé sur le sol dès les premières mesures de cette voix humaine, qui possède tous les accents monstrueux du crime.
Warlikowski est à la tâche : il produit une fable après la fable de Cocteau, mais dans ses propres mots. Et depuis eux. Ainsi Elle aurait tué son amant, qui vient ici danser son agonie (il ne chantera pas, mais dansera (sublime Claude Bardouil ) une mort interminable tant qu’Elle parlera, à son futur cadavre peut-être). Cocteau avait noté, pour préciser le lieu de sa pièce : « Une chambre de meurtre » ; et il avait décrit son héroïne en ces termes : « comme assassinée ».
Warlikowski lit le figuré comme un appel au littéral : parce qu’il sait que le littéral sur scène est la porte d’entrée la plus efficace et énigmatique vers un figuré plus profond que la métaphore – celui de l’articulation au monde des affects, monde directement branché à la conquête d’un corps qui est pour le metteur en scène l’enjeu politique de sa scène [4]. De même, le téléphone était chez Cocteau « comme une arme ». Les métaphores ne sont finalement que des invitations à les figurer. Mais les figurer comme métaphores elles-mêmes : ainsi, le téléphone sera laissé à Cour, posé sur une commode Art-Déco, et nul besoin de s’en saisir. Ce qu’elle tiendra dans ses mains, et portera à la tempe, ce sera une arme véritable, ce revolver qui a servi à abattre l’amant [5]. Mais puisque nous sommes au théâtre, ce revolver est à son tour une illusion et une métaphore : un appel à voir dans ces meurtres et ce suicide une allégorie à la puissance – la mort est ici encore l’image d’un passage essentiel d’un corps à l’autre, d’une identité transitoire à l’autre, d’une réinvention permanente de soi.
La voix après la mort, le crime de l’être aimé comme puissance de rédemption de soi, le deuil comme mis à nu du chant, et la chambre intime comme espace funèbre : les deux opéras soudain, d’une seule image, et par le coup de force d’un unique renversement, se croisent et dès lors dialoguent puissamment. La femme au téléphone pourrait être la cinquième épouse : non plus soumise cette fois, mais maîtresse de son corps et de son destin, l’arme à la main plutôt que le téléphone, suppliante encore, certes, mais rageuse. Criminelle en sursaut. Meurtrière comme un salut. La mort pour rester en vie. Les Quatre Épouses assises. Elle, seule, debout. Digne.
Déjà, les images de la Bête du film de Cocteau pendant les lamentos de Barbe-Bleue nous avaient préparés à ce passage ; déjà les suppliques de Judith de se jeter sur le seuil du château en cas de refus de son amant [6] nous avaient initiés à cette bascule : suture fulgurante pourtant. Le fort contraste musical ne ménage, lui, aucune liaison ; celle-ci est toute entière imaginaire, dramaturgique, d’une cruauté théâtrale absolue : elle invente un récit unique à partir de deux membres inaliénables – un récit comme corps aberrant, sans organisation autre que son désir de délirer un tout, œuvres sans d’autres organes que leur capacité à produire en avant une origine commune : notre présence face à elles.
Et l’art de Warlikowski de se rassembler : dans tous ses spectacles, le metteur en scène aime dans un ultime moment replier son œuvre sur elle-même et la traverser pour mieux à la fois la saisir et l’éparpiller. Mouvement dialectique qui servait, dans Koniec à arrêter son propos pour l’interroger, ou dans Contes Africains, à le violenter, voire, dans Cabaret, à en produire sa propre performance [7], en ménageant un saut entre l’ordre de thanatos et le désordre vital d’eros [8]… Ici, l’opéra de Poulenc n’est pas vraiment une deuxième partie : il joue ce rôle de repli de l’œuvre sur elle-même, une façon de discuter avec elle : d’en dévisager les limites et d’en excéder la forme. Là où l’histoire de Barbe-Bleue est cette plongée dans les méandres d’un passé sans mémoire, celui du conte étrange et magique, la parole de La Voix humaine est celle d’un présent absolu. Le drame qui se joue se fabrique dans ce présent, qui défait sous nos yeux une liaison et un être. C’est ce présent que Warlikowski interroge – mais dans la distance de sa propre fable.
La chanteuse Barbara Hannigan, – impressionnante dans le rôle d’Elle –, malmène son corps et sa voix, traine sur le sol un corps désarticulé. Surtout, la vidéo lève derrière elle, sur l’écran spectaculaire en fond de scène, l’image de son corps découpé, fragmenté, parcellaire. Là où la vidéo pourrait rendre visible le corps, elle le redonne en image qui nous échappe. Elle finit par produire un corps autre, étranger à ce qu’on voit dans le même temps sur scène. Un corps utopique, qui s’invente un corps fantôme, introuvable.
Bien sûr, le geste final d’Elle – comme Judith – est de destruction : elle pointe l’arme contre elle, et dans un dernier accord violent des archets, s’abat sur le sol. Mais la mort, ici encore, n’est pas un terme ultime de la trajectoire : plutôt ce que le corps concède à la vie pour changer à la fois de nature et de puissance.
Là encore, le drame opère une transformation de ce corps qui parvient à se délivrer, par la mort – donnée concrètement cette fois, et non plus reçue symboliquement comme Judith. Délivrance du corps, ou l’autre nom pour parler de sainteté ? Mais une sainteté noire, sans exemple. Les femmes de Warlikowski sacrifient quelque chose de leur être sans condition – et passe, d’un corps à l’autre, vers une existence autre.
Chant de mort qui est la condition de la vie, l’élégie que traverse Warlikowski est sidérante dans le spectre qu’il saisit. De la tragédie baroque et gothique au drame intérieur et intimiste, de la femme-objet de l’homme à la femme sujet de sa romance, du symbolisme sans solution au réalisme trash, la scène parcourt en moins de deux heures et dans un tempo sans précipitation, la tension des corps en devenir qui voudraient s’inventer ailleurs, et autre.
Un tour de force, un tour de magie ? Avant le début, quelques secondes avant le magnifique prologue parlé, Barbe-Bleue et Elle sont en scène ensemble – seule et unique fois, évidemment. Soudain, il esquisse un geste de magicien de seconde main : bras lancé, doigt tendu, regards fixe – et Elle de s’élever au-dessus de la salle. Théâtralité outrancière. On ne voit pas les ficelles, ou les cordes [9]. Warlikowski joue à l’opéra. Et pourtant, derrière la dérision de façade (et la beauté aussi de l’image) se donne déjà une loi : ces jeux d’illusion nous invitent à les dépasser, parce que ce qui se produit en surface n’est qu’une manière de nous appeler à déceler (à desceller) les mystères, non pour les éventer – on sait ce qu’il en coûte –, mais afin de s’en laisser parcourir. L’invention de soi est à ce prix.
Aux discours sur l’identité – comme gage supposé d’une plus ferme certitude en soi –, aux appels aux frontières – comme cadre plus ferme d’une sécurité dont on sait désormais la fragilité : au nom de laquelle pourtant, tout état policier qui se respecte se met en place –, Warlikowski lève la scène des identités arrachées à soi et à l’autre, des frontières impossibles, de l’affolement comme puissance : du sacrifice comme devenir. Et du chant de mort comme parole de vie qui sait mettre la mort en arrière, et la vie toujours au-devant de soi.