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Autoportrait à la solitude de Gilgamesh

Piétinant le visage du monstre vaincu

samedi 16 décembre 2023


C’est ainsi que naît le monde en nous : en terrassant ce qui l’a fait naître hors de nous — la sauvagerie, la cruauté, la terreur. Mais on ne le terrasse qu’en faisant preuve d’une plus grande sauvagerie encore, d’une cruauté et d’une terreur plus terrible. Reste, une fois la besogne faite, ce sentiment en nous, le deuil de ce qui n’aura plus lieu et qui nous fonde.

Du premier récit de notre histoire, on sait les grandes lignes : le héros mélancolique et puissant part en quête d’une aventure qui saura recouvrir sa tristesse. Il croise le chemin d’une bête féroce, l’affronte et en triomphe. C’est le premier acte de la civilisation. Abattre de ses poings la mort elle-même. Sauf que demeure la peur de la mort, et elle ne quittera plus Gilgamesh — mais c’est une autre histoire : ou plutôt c’est l’Histoire, la nôtre.

Devant l’image du Héros, on se sait petit : il pourrait tenir dans la main pourtant ; sous ses pieds de géant, Humbaba écrasé se mêle à la matière. Avec le temps, le visage de Gilgamesh n’est plus différent de cette matière compacte, noueuse, défigurée.

Je pose mon visage sur le visage de Gilgamesh pour m’y lire, deviner dans la surimpression des solitudes une fraternité : non avec le héros, mais avec celui qui l’a rêvé et pétri longuement de ses mains, et la besogne faite, est reparti prier Marduk ou Enlil, cuire le pain dans un four d’entre les fleuves, boire la bière fraîchement tirée du sol primordial, et dormir sous la lune d’Irak qui portait tant d’autres noms en rêvant à mon rêve.