Chapitre IV : « Denfert »

Épilogue : « Place des Innocents »

État des lieux du réel

Chapitre V

« la gare »

 



C’est pourquoi j’emprunte provisoirement l’humilité et je vous prête l’arrogance, afin que l’on nous distingue l’un de l’autre à cette heure qui est inéluctablement la même pour vous et pour moi.

Bernard-Marie Koltès

 

La grande verrière est si sale qu’elle ne laisse filtrer de la nuit au-dessus d’elle qu’une sorte de moiteur opaque, comme de la toile cirée piquée de quelques étoiles qui s’effacent. À trente mètres au-dessus du sol, elle permet au vent et au froid de passer, et la pluie transperce pour dégouliner jusque sur mon crâne — à quoi bon ces verrières de tôles blanchies tendues au milieu du vide et qui n’abritent pas, qui ne séparent jamais, qui ne protègent de rien ?

La gare est longue étendue devant moi, morte ; un corps inerte qu’on remue du bout du pied et qui ne réagit pas. Penché au-dessus d’un cadavre, on est forcé d’être sérieux — mais devant un corps comme celui-là ? Morte, toute cette place est morte et dérisoire, suspendue dans le vide entre deux heures : les derniers trains sont sur le point de partir, et l’aube semble si loin. Alors en attendant, la place fait le mort.

Derrière un bruit de fond indéfinissable et comme étouffé par la fatigue de la journée, on se rend vite compte que personne n’attend plus personne. Les gens qui traînent encore ici ne sont pas là pour partir, au contraire. Le cadavre est encore chaud — attire naturellement sur lui tout un grouillement d’insectes qui prennent naissance de sa mort pour le dévorer.

Aucun autre lieu qu’une gare ne change tant du jour à la nuit : de forme et de surface, de densité, de force, de grandeur même. Avec la nuit, quand la gare n’a plus de fonction, ne reste rien de ces longs espaces qu’on arpente dans le désœuvrement le plus grand — les quais deviennent des trottoirs qui ne débouchent sur aucune rue.

On annonce le dernier train — dans des frôlements de pas, certains que je n’avais pas vus, cachés derrière dans les couloirs ou assis sur des bancs dans l’ombre, s’avancent avec quelques valises et se pressent lentement sur la voie.

Dans le froid de ce soir, on esquisse à peine quelques gestes pour se saluer, et ceux qui accompagnent n’attendent pas que le train démarre pour s’éloigner, prendre un taxi, un métro, laisser vite la place à ceux qui maintenant prennent plus largement possession des lieux.

C’est fini — plus rien ne viendra avant le matin.

Dans ce lieu tout fait d’attente, essentiellement conçu pour attendre et s’en aller, grand espace vide fabriqué pour le quitter, on peuple une partie du monde sans réalité véritable. Place vidée de sa substance — mais l’espace ne s’est pas évanoui pour autant, se répand maintenant dans toute sa noirceur, dépeuplé et aussi lent et rare que la foule était il y a dix heures vive, dense, labile.

C’est comme cette pièce sans rôle dans une maison de maître — souvent l’endroit idéal pour entreposer des corps. Mais ici, cette pièce n’a pas de porte, tout juste un toit, et les corps qui l’occupent marchent en tous sens, tête baissée, mains au fond des poches, lenteur de ceux qui ont le temps, tout le temps du monde.

Des territoires invisibles se dessinent selon les déplacements de chacun et c’est toute la gare qui recompose sa géométrie. Je m’assois sur un de ces bancs dissimulés ; le manège commence sous mes yeux : par petits groupes qui se forment et se déforment, on tient position.

Quand des ombres viennent du dehors et s’approchent de ceux qui se sont posés contre les piliers à chaque extrémité de la gare — devenues centres écartelés, pluriels, invisibles —, pas besoin de se parler, on tend le bras, un peu d’argent, et l’autre glisse dans la main ce qu’il faut.

Ballets des ombres remplacées par d’autres — ceux qui demeurent ne bougent pas, viennent se confondre avec les piliers qu’ils prolongent : bientôt, ce seront les piliers qui ne seront que le prolongement de ces longs corps maigres, visages dissimulés sous les capuches.

Je remarque aussi ceux qui, plus loin, font le gué ; trépignent au moindre bruit pour avertir les silhouettes aux piliers, soufflent plus fort dans le silence, agitent les mains pour écrire dans l’air des signes indéchiffrables, passant d’une minute à l’autre de la panique à l’assurance — il y a peut-être cinq ou six groupes ainsi, et encore, de là où je suis je ne vois pas tout. Dans mon dos, je sens la présence d’autres encore.

Ça fait des raclements de gorge, des sons modulés qui forment un langage qu’eux seuls connaissent — avec la buée de leur bouche, comme des signaux indiens, ils parlent à dix mètres : les trafics se font au milieu de ces bruits tus, de cette chorégraphie précise d’ombres chinoises, lumière noire de la gare vidée de ses passagers sur corps noirs bleutés dans la saleté de cette nuit.

Sur l’immense horloge à l’entrée, les deux aiguilles vont se rejoindre — dans un quart d’heure, on sera demain : pourtant depuis quelques minutes déjà, on est un autre jour, un autre lieu.

Je ne bouge pas, s’ils me repèrent, je ne saurais pas trouver de raisons valables pour expliquer ma présence ici. Comme dans le métro, j’ai l’espoir qu’en demeurant immobile je disparaîtrai et pourrai m’enfuir — ce qui est sûr, c’est qu’ici, je n’aurai pas d’allié. Je respire le moins possible pour éviter que l’air que je souffle ne me trahisse. Je me rassemble de tout mon corps sur moi-même, ouvre à peine les yeux, et attends.

Attendre quoi ? J’attends que cela arrive. Cela va arriver.

Dans ces lieux de passage que j’ai tant pratiqué dans le passé, lieux qu’on fabrique dans tous le pays à l’identique (de sorte qu’il m’est souvent arrivé de les confondre, et quand le train s’arrête dans une gare, puis repart, je reste quelques instants persuadé d’avoir manqué l’arrêt, d’être emporté dans un lieu en avant de moi et de me retrouver dans l’impossibilité absolue de jamais revenir), le jour on ne fait que traverser, suivre automatiquement les panneaux, les quais, les heures, les voitures, suite de chiffres qui décident pour nous de la marche à suivre.
Je les vois encore, dans ce moment de longue vacance du temps, les types pressés — j’étais l’un d’eux—, passant sans voir les corps ; oui, ce sont des types comme moi habituellement quand je suis de l’autre côté du temps, du bon côté : quand la gare est cet espace d’usage qui me sert à aller, et non pas ce grand lieu inutile où les choses passent sans nous emporter — je les vois ces types qui vont l’allure attachée aux signaux, aux panneaux, machinalement emporté vers la voie qu’on annonce.

Cette nuit, leur fantôme me frôle : il en passe tant tout le jour de toute l’année qu’ils ont forcément laissé leur trace derrière eux, comme le spectre de leur passage : quand ils reviennent, ils n’ont qu’à emprunter de nouveau le sillage que dessine devant eux leur propre spectre : et il en passe des centaines ainsi que personne ne voit — que moi, je vois.

Le temps que j’ai passé dans les gares est impensable : fractionné et toujours en courant dans le retard, le billet serré dans la main. C’est une autre vie maintenant — et je ne reconnais rien ; je ne bouge pas et je suis déjà perdu. Oui, le lieu n’est pas le même quand on ne possède ni billet ni montre : je suis au même lieu, mais l’autre vie est passée sur tout cela qui l’a défigurée.

Les quelques minutes que j’ai traversées dans ces gares — chacune de celles-ci n’en forme qu’une seule vaste et semblable —, mises bout à bout, construiraient assez facilement des journées pleines, des semaines, des mois peut-être, davantage sûrement : quelque chose comme une courte vie d’enfant : mais une vie entière d’enfant sans cesse en retard et courant, traversant ces espaces transitoires disposés là uniquement pour s’en éloigner.

À des endroits précis de ce lieu, j’ai déposé un regard, une émotion, une colère. Je les retrouve à l’identique ce soir sur le banc où je suis, m’efforçant à devenir invisible — y parvenant peu à peu —, et pour tuer le temps je loge un autre désir (celui de l’invisibilité), une autre frustration (celle de l’invisibilité), une autre partie de moi (invisible à mes propres yeux) — je suis sûr de me savoir ainsi quelque part.

Si je reviens dans le futur ici, en cette même gare, je me retrouverai là, immobile, retrouverai cette partie de moi attendant encore, désirant encore et peut-être désirant davantage, et face à face, le moi futur cherchera dans l’invisibilité une trace de ce que je deviens à présent : ne la trouvera que dans l’invisibilité — oui, c’est signe que j’y parviens malgré tout. Et je dis, à ce moi du futur : ne reste pas ici, j’y suis déjà allé et je ne t’ai pas trouvé, toi, alors, va plus loin trouver un lieu où enfin je ne serai pas.

Le face-à-face a déjà lieu, je me laisse me répandre dans le temps — à l’évidence, depuis ce matin, rien n’a eu lieu que le présent : des présents coulés dans le même temps, et juxtaposés les uns aux autres, moi seulement allant de l’un à l’autre : la ville comme une gare sans terminus, voie unique menant jusqu’ici : ici où je loge mon corps sans cause ni conséquence — j’attends, j’attends pour m’en aller : et l’attente ne fait rien advenir que de l’attente supplémentaire.

Il m’est arrivé plusieurs fois d’attendre longtemps dans cette gare : la première fois — premier train manqué (moi qui n’étais jamais en retard, qui prévoyais presque un train d’avance, mais que l’habitude avait fini par ne plus laisser me tenir sur les gardes de sorte que perdant peu à peu du temps, j’ai fini par arriver juste avant le train, puis en même temps que lui, enfin juste après lui : et je me suis retrouvé au point de départ, avec un long train d’avance devant moi, à cette différence près que ce n’était pas celui qui était indiqué sur mon billet : différence colossale), j’attends simplement : l’heure finira pas apporter sur la voie identique, un train identique, et j’irai me diriger, superstition sotte, sur le siège prévu : ce n’est que lorsque je trouverai quelqu’un déjà assis, à ma place, que je réaliserai véritablement l’acte manqué, et la journée perdue qu’on ne rattrapera jamais, que je continue de poursuivre.

La deuxième fois, c’était un jour de grève — (jour de rendez-vous essentiel évidemment, comme toujours en pareil cas, rendez-vous décisif : l’un de ces jours qui décideront de ma vie à coup sûr : et aujourd’hui, j’ai complètement oublié l’objet de ce rendez-vous : une vie s’est décidée malgré tout, et l’autre, où est-elle, qu’en ai-je fait pour l’avoir tant oublié ?).

Je me tiens à l’écart et je ne cesse pas de regarder ma montre, le train qui ne vient pas, les annonces qui ne l’annoncent pas, le retard qui grandit à chaque seconde et qui me laisse de plus en plus en retrait de ma journée, le poignet qui finit par brûler, l’heure du rendez-vous vient mais non le train : l’heure du rendez-vous passe sous mes yeux ; le train, non. L’heure du rendez-vous est passée, et plusieurs autres encore — on ne prend plus la peine d’annoncer.

Si je me souviens de ce jour de grève, de rendez-vous manqué (mais pas de la raison de la grève, ni celle du rendez-vous : ni de leur conséquence à tous deux : nulle, sans aucun doute), c’est qu’il y avait ce type jonglant dans la chaleur. Il a passé sa journée là, à jongler, ou plutôt à apprendre à jongler et je vois ses progrès du matin jusqu’au soir : lorsqu’il part, il ne sait pas plus manier ses massues.

Je reviendrai les jours et les semaines suivantes, il est là, il jongle, aussi mal, au même endroit à chaque fois — je ne le vois que quelques secondes, le temps d’attraper le train, mais je sais bien qu’il sera là à mon retour : qu’il reste là toute sa vie.

Pour lui, les trains qui arrivent ne partent jamais nulle part. Pour lui, les trains défilent, ce n’est qu’un espace lourd vidé de la possibilité d’être occupé. Pour lui, la gare doit avoir un autre nom, et les trains, et les passagers, et par cette force de contamination que possèdent les mots, tout le reste du dictionnaire, jusqu’aux verbes attendre, passer, vivre — et je désirerai toujours lui demander son nom sans jamais oser le faire. Je crois aujourd’hui qu’il me brûlerait.

Quand je le vois, il marche de long en large, tous passent à sa hauteur sans le voir. Une fois, je l’observe longuement — le train arrêté en gare pour raisons inconnues —, je le prends en photo, et avec mon appareil parviens même à le filmer de longues secondes. Il ne maîtrise pas encore suffisamment son art, ne dépassant jamais plus de six ou sept jets : mais recommence sans paraître lassé.

De là où je suis, assis à ma place dans le train, il me tourne le dos ; je le vois lancer en l’air et rattraper avec difficulté le temps avec lequel il jongle, comme chaque minute échangée avec une autre semblable dans son poids, toujours différente dans l’équilibre qu’elle propose. Il ne se lasse pas. Il se baisse sans fatigue pour ramasser ce qu’il fait toujours tomber : en fait, il ne jongle pas, il ramasse ce qu’il a lancé et qu’il ne parvient pas à rattraper.

Ce qu’il habite, c’est moins le temps que cet espace sans durée que je ne partage pas avec lui : de l’autre côté du quai, séparé par le gouffre, et sans jamais apercevoir son visage, le train s’éloigne alors dans le bruit lent et commence la nausée — cette fois, elle ne vient pas seulement du balancement.

Maintenant, dans la nuit noire où je suis et où je pense à lui, dans l’absence de foule, de bruit, de temps même, les panneaux aux murs dénués de lieux et d’heures, écrans bleus sans aucun chiffre : toute cette organisation précise du monde ne fait signe vers rien. L’attente a cessé alors et comme tombée à mes pieds. Mais quand je me penche pour la ramasser, je serre contre moi tout un jour traversé sans l’attendre : c’est pourquoi maintenant, j’attends — et cela arrive.

Un attroupement — un attroupement sur la gauche ; des cris, des coups partent soudain : on accourt alors de toutes parts, vols d’oiseau sur la droite, mêlées de quelques uns, et précipitation réglée au mètre près par l’habitude : un client plus récalcitrant peut-être, un compte à régler qui ne pouvait pas attendre, qu’importe : c’est l’occasion — je m’éclipse, prends derrière moi le long couloir qui s’éloigne des quais et glisse près des murs où la lumière est la plus faible pour me retrouver dans le cœur vide de la gare.

Je n’ai pas fait deux pas ici que je me sais suivi, avance quelques mètres encore, cherche une sortie, ne me presse pas — évidence qui me fait ressentir que je suis chassé, une proie sur laquelle se jetterait le fauve au moindre mouvement de précipitation : alors j’avance comme si : du pas le plus indifférent, mais cherchant d’un regard affolé, à droite ou à gauche un endroit où me cacher, et imperceptiblement, accélérant, accélérant le plus lentement possible, ne cédant à la panique que mètre après mètre, un pas légèrement plus vite que le précédent à chaque fois, sentant le pas de l’autre accélérant à même allure, il doit être à dix mètres, quand le couloir bifurque je regarde derrière mon épaule moins d’une seconde et je le vois, non pas lui, mais comme un morceau de corps grand jusqu’au plafond, la tête si rentrée, le blouson épais pouvant contenir plusieurs comme moi et les chaussures masquées par un pantalon trop grand ; profitant des quelques mètres d’invisibilité qu’offre pour moi l’angle mort du mur pendant qu’il demeure derrière moi dans le couloir j’accélère davantage et d’un pas plus lourd sur le point de courir, le pas juste avant la course, mais toujours un pied au contact du sol comme pour ne pas rompre ce qui m’apparaît comme une loi non écrite dont le châtiment pourrait s’abattre sur moi dans l’instant — mais suis si épuisé tellement que je m’écroule presque sur chaque pas persuadé qu’il pourrait être à chaque fois le dernier : alors qu’il n’est toujours que l’avant-dernier, et l’avant-dernier se répète jusqu’à ce couloir qui ne connaîtra pas de fin, s’enfonçant plus avant dans la latéralité de ce monde ; et derrière, lui aussi a accéléré : quand je fais un pas, il pourrait en faire deux, et l’avance que j’avais pris fond mètre après mètre je le sens bien, je n’ai pas besoin de regarder ; bien sûr je pourrais m’arrêter et me retourner, sans doute que ce simple geste lui ferait peur et il s’éloignerait sans rien dire, peut-être qu’il passerait à côté de moi sans me toucher, sans me regarder, peut-être, plein de honte, mais peut-être pas, je me dis peut-être pas et cela me fait avancer encore, je me dis peut-être qu’il se jetterait sur moi et cette pensée me pousse en avant : me précipitant comme un liquide dans le noir devant, pas assez noir pour me dissoudre ; j’avance mais ça ne suffit pas, chaque pas que je fais devant me rapproche de lui derrière, et déjà je sens son haleine rapide sur ma nuque et la main qui se tend qui va se poser qui se pose déjà ; je cours de toute mes forces maintenant sans le réaliser, les jambes lancées au plus loin, les cuisses brûlantes déjà comme les poumons, la salive dans la bouche a ce goût de brûlé, nos pas claquent sur le sol et je vais m’effondrer sous ce bruit — mais je vois sur la gauche une porte entrouverte dans laquelle je m’engouffre : je n’ai pas le temps de la refermer derrière moi qu’il bloque avec sa chaussure le pas de la porte, et j’appuie de tout mon corps sur la poignée : tout cela dans le silence soudain le plus rentré — on reste de part et d’autre ainsi, sans mot, tous les deux tendus dans la fatigue et la violence, avec juste au fond de la gorge cette espèce de long gémissement d’effort qui commence dans le ventre et reste bloqué au niveau de la gorge : à quelques centimètres l’un de l’autre, nos deux corps bandés sur la porte, mains agrippées sur la poignée glissante, à tirer, pousser, l’épaule, le bras entier, et le front, tout ce qui pourrait peser dans la balance, et dans le cri qu’on partage, l’essoufflement, mon désir sans raison de lui échapper, le sien sans plus de raison non plus de m’agripper — et sans doute son désir de me suivre est né du mien de lui échapper mais je ne le saurai jamais — on s’appuie sur la porte d’une force égale : sentiment que ma vie tient dans le poids du corps que je saurai répartir sur la surface d’une porte, il n’y a pas à penser ; il existe sans doute une loi naturelle pour calculer le jeu de forces qui s’affrontent et s’annulent, mais cette loi n’expliquera pas pourquoi je finis étrangement par avoir le dessus : il tape du poing sur la porte et appuie plus fort : c’est signe que je l’ai emporté ; il ne force plus désormais, sanglote un peu et s’en va ; je continue d’appuyer longtemps après son départ, mains à plats et à hauteur d’homme encore, encore, façon de le repousser aussi loin que possible par la seule force de mes mains, de la pensée, du cri rentré, et quand je le juge de l’autre côté de la terre, je tombe.

C’est de longues minutes après que je réalise où je suis — sorte de pièce tout en longueur où s’entreposent sans ordre des produits d’entretiens, des casiers aux noms des employés, des vêtements à même le sol : posé dans le coin le plus éloigné, quelque chose que je prends d’abord pour un tas de linge, remue — se soulève et s’affaisse au rythme d’une respiration irrégulière, saccadée, qui pourrait à tout moment cesser. Il y a là un homme qui dort.

Sans bruit, presque sans bouger — je le crois mort, mais le rêve fait remuer insensiblement les yeux à la surface des paupières. Rêve qui passe d’une seconde à l’autre de la terreur à la jouissance : rien de plus obscène que de regarder quelqu’un dormir. Rien de plus désirable, aussi.

La peur qui me tenait depuis le couloir s’efface dans l’instant, je bascule rapidement dans un état de conscience totalement libérée : rien n’existe autour que ce rêve auquel j’assiste — ni le lieu ni l’heure, ni ce qui m’a conduit ici, ni ce vers quoi je vais. Au juste, la seconde suivante ne compte pas : je suis rendu à la pure présence de ce moment : cet homme qui dort et qui s’expose à moi.

Un rêve sans image donc, un rêve sans objet, sans relief : sans durée non plus : mais hors de cela, rien du rêve ne m’échappe, j’en suis les moindres secousses, les précipices intimes qui jouent en lui et dont il ne saura rien quand il se réveillera. Moi, je saurai.

Je suis à cinq mètres de lui, son visage tendu vers moi, exposé dans sa nudité la plus misérable : je ne vois pas le reste du corps englouti sous le tas de vêtement qui lui sert de couverture et de matelas. Peut-être est-il nu sous ces linges.

Le visage trahit quelque chose qui jamais ne se montre — libéré de tout regard, il se livre sans pudeur à l’expression sauvage de ses intérieurs. Petits drames dont le récit m’échappe, ne m’intéresse pas — mais je lis la surface de tout cela et cette écume me saisit.

Si vulnérable : le visage se présente comme celui d’un condamné, les tempes lancées, la gorge offerte à moi pour être déchirée ; je ne résiste à la tentation que pour en jouir davantage.

Dangereusement, lentement, je me suis approché de lui afin de me tenir au plus près de ce désir : celui qu’il forme dans le rêve, celui que j’attrape au vol, malgré lui, celui que je fabrique avec son visage remué.

Angoisse pure : sans objet véritable, ou plutôt sans objet localisable : me tiens juste là au bord, seulement voir le visage réel de l’émotion dans sa brutalité quand elle n’est médiatisée par aucune situation, par rien qui, croit-il, la regarde.

J’aimerais poser mes doigts sur son front, ses yeux, courir le long de sa peau la pulpe de mon index comme enfant on lisait : et le texte surgissait sous l’avancée du doigt, jamais ne se levait de sa propre scansion.

Je suis près de lui, je l’entends même respirer — non, il parle : il murmure dans son rêve une langue qu’on ne pourrait pas imaginer plus étrangère : j’ai l’impression que c’est du sanskrit, du babylonien, du vieil araméen.

Sur ces traits, je peux deviner son âge : mais selon l’expression du visage qui change constamment dans le rêve, il passe facilement de cinquante à quinze ans : et le spectre s’élargit semble-t-il à mesure que je m’habitue à ses contours : c’est un vieillard qui est devant moi, et puis un tout jeune enfant, qui pleure, qui va pleurer : qui rit soudain.

Qui ouvre les yeux.

Je n’ai pas le temps de comprendre — le visage s’éteint alors, dans la seconde : il n’a rien à voir avec celui du rêve ; gravé par une longue cicatrice que je n’avais pas remarquée et qui court de l’oreille à la mâchoire, fermé surtout comme un poing, dur, plus glacé que le froid de cette pièce.

Le regard qui se pose sur moi est d’hostilité et de peur ; il se redresse lentement, sans mot. Il n’est pas très grand — il est terrifié. Au même rythme, je me recule jusqu’à la porte, l’ouvre rapidement et m’enfuis.

Je porte ce visage dans ma course — le visage de lui dormant, plein de remous et de vibrations, totalement abandonné à ma jouissance : oui, il aurait raison de m’en vouloir, mais ce que j’ai pris ne lui appartenait pas.

Des colonnades sous la nuit, des gares — l’eau des bois se perdait sur les sables vierges ; réciter de mémoire me tient éveillé et chaud : surtout je m’aperçois que les mots que je prononce éclairent mes pas comme j’avance : ils peignent à grands traits les murs qui m’entourent ; gare humide qui dégorge des averses de la journée, gare qu’on ne prend plus la peine de laver tant on la piétine : mais si je me penche sur le sol pour boire dans ces flaques, ou si je devais lever la tête et la bouche pour recevoir les gouttes qui descendent des parois, je serais bien empoisonné dans la minute par toute cette sueur des foules et des pierres qui s’accumulent et dont on ne saurait plus distinguer ce qui tient du travail ou de la fuite, ce qui tient de la pluie ou des larmes : les rigoles débordent et tout se mélange pour former ce poison noir et glacé comme la nuit blanche que j’enjambe.

Le vent de Dieu jetait des glaçons aux mares, et tel qu’un pêcheur d’or et de coquillage — les mots me viennent en désordre mais me font aller, m’ouvrent les yeux : le sens m’échappe, ce n’est pas ce qui compte. Une direction fraie en moi sa volonté dans la montée de ces mots d’où se dérobe toute fin et tout début. Je suis obéissant — je la suis.

Ce furent des pays noirs, des perches, Des colonnades sous la nuit bleue, des gares : je me retrouve alors de nouveau sous la verrière, mais au sud, personne ne me voit, je suis à bonne distance des piliers — les mots remontent et me giflent ; je me saisis d’eux comme d’un bois rougi de cendres et à pleine main, je le serre et m’empêche de dormir : on me dépouillerait.

Puis l’orage changea le ciel jusqu’au soir : ce furent des pays noirs, des perches — la mémoire fonctionne à l’envers ce soir : je me rappelle des vers à rebours, mais qu’importe, c’est là leur fonction : de remonter, de revenir, de m’interdire de m’allonger ce soir.

Effet mauvais pour une enseigne d’auberge, puis l’orage changea le ciel jusqu’au soir — étrangement (j’atteins un endroit plus sombre d’où je vois plus nettement les échanges là-bas) les mots qui me viennent racontent la journée d’hier, je veux dire : d’aujourd’hui : racontent aussi ce qui passe sous mes yeux, le lieu qui m’entoure, tous ces désirs qui se donnent, les bruits qu’on étouffe parce que c’est la nuit, parce que c’est l’habitude, parce que surtout la gare vide ordonne le silence — les mots racontent cela et je n’ai pas besoin de savoir d’où ils viennent pour qu’ils se voient justifiés profondément, dans la sauvagerie avec laquelle ils me sont jetés.

Je remarque d’autres silhouettes à présent que je n’avais pas vues tout à l’heure ; il y a des corps allongés sous le banc où j’étais tout à l’heure, il y a moins de monde aux piliers, mais il continue d’en venir, et surtout, je ne peux détourner les yeux de celui qui, en face de moi, à trente mètres, s’est posé dans un rayon de lumière qui vient de dehors.

C’est un homme immense, il se tient à un angle ; regarde derrière lui et devant lui, tranquillement, sans hâte — impossible de détacher le regard de lui, évidence de sa présence, sorte de magnétisme qui oriente les forces du lieu autour de lui. Quelqu’un l’accoste. Mais on ne se donne rien, on ne prend rien : on parle seulement, et doucement.

Cela dure un peu : je n’entends pas un mot, juste le bruit de fond de la nuit. Je me demande ce qu’ils peuvent se dire — ce n’est pas un lieu pour parler, ici ; ce n’est pas un temps pour discuter. Les deux partent soudain, dans les couloirs où j’étais tout à l’heure et où je ne retournerai pour rien au monde. Ils avancent à distance l’un de l’autre, mais vont ensemble, puis se laissent avaler docilement dans l’ombre plus loin.

Derniers lieux de trafics — impossible désormais d’engager les affaires dans les squares, tous quadrillés par la police ; on vient dans les endroits de grand passage au moment où il n’y a personne : c’est une idée d’avance sur les forces de l’ordre. Quand on les chassera, ils trouveront d’autres endroits, la ville n’en manque pas. Lieux où tout se vend, tout s’achète : quand les bourses sont fermées, c’est ici que les valeurs se cotent : les seuls qui restent : et en derniers recours, les corps.

On ne fixe pas le prix du corps : on parlemente, on laisse faire le temps, et le désir — on laisse passer les gestes dans le vent, et les paroles, l’humilité, l’arrogance, tout cela qui ne se monnaie pas mais qui a besoin de temps : le temps seul coûte. Quand il a bien passé, que seul le temps qui reste devient précieux, et que cette préciosité peut se calculer, le prix vient naturellement, s’impose sans discussion.

L’homme, dont l’ombre se répand encore après son départ à l’angle, reviendra avec le matin ; je serai déjà loin. Je pourrais calculer le prix de sa nuit en comptant le temps qu’il a passé avec celui qui s’est approché, en mesurant la hauteur des gestes, en pesant le poids de sa marche quand il s’est éloigné — je ne le fais pas. Je garde pour moi cela, avec le regard qu’il m’a adressé par-dessus son épaule quand il a disparu dans le couloir.

Aux piliers aussi, on a remarqué ma présence — depuis combien de temps ? —, quand je bouge un peu, on lève les yeux vers moi ; on a bien vu que j’étais inoffensif. Alors, on me laisse regarder, on s’expose avec davantage d’obscénité : peut-être que tous ces gestes qu’ils forment là-bas depuis des heures, c’est pour moi qu’ils les inventent, exagèrent les colères, les douceurs, miment pour m’impressionner tout ce rite des corps qui sans moi n’existerait pas.

Je regarde encore un peu — mais suis vite écœuré par ce grandissement des ombres dont les taches se répandent sur le sol jusqu’à moi, finissent par me repousser au bord des quais quand la verrière se termine. Avance encore un peu : laisse la gare dans le dos, n’ai devant moi que les rails alignés en silence, vides, réfléchissant par endroits des reflets de pluie qui ne sèche pas.

Grandes tranchées des voies — lignes droites, on ne saurait tracer plus droits, qui vont : chemins innombrables dressés dans des parallèles plus précises que les méridiens : tous partent dans la même direction. Là-bas ; je veux dire : devant moi : dix ou vingt ou trente voies qui tracent jusque dans le noir où elles viennent disparaître des directions qui se perdent.

Ainsi, il y aurait un arrière-monde : il y aurait donc quelque chose qui à cette heure existe dans le même temps que moi — non pas seulement un horizon, non, mais quelque chose qui se déplierait sous le pas et que je découvrirais à mesure. Tout le contraire de cette ville-ci.

Car cette ville-ci est toujours la même : je n’en ai pas de souvenir — pas de premier souvenir ; c’est toujours une part de moi, la part objective, minérale, la part incontournable et projetée sur chaque mur. Je marche sur mes propres pas, toujours. Il y a bien eu tout à l’heure cette rue étrange qui n’appartenait pas à cette ville : mais elle a débouché ici, où je suis, toujours, incessamment.

Au contraire, les voies qui s’échappent — aussi loin que je peux regarder, la perspective triche la ligne de fuite, et j’ai l’impression que toutes les voies se rejoignent en une seule — créent la possibilité d’une ville, d’une autre ville que je connais pas, et dans le désir duquel je suis pris comme un animal piégé.

Il y aurait ainsi cette possibilité : de partir, de prendre cette direction en empruntant au hasard une de ces voies qui fraient et de partir. Une autre ville : ce serait si simple. J’ai marché jusqu’à la limite de la verrière — dans le tranchant du toit, l’eau dresse devant moi un rideau vertical ; il ne pleut plus, et je me demande d’où le toit puise encore toute cette eau. Je tends la main — elle est chaude comme du sang. Je m’avance encore et je suis dehors à nouveau.

Des trains, j’en ai pris des centaines, plus que cela peut-être, mais c’était toujours pour revenir : je ne connais rien des autres villes — un taxi à la sortie des gares me déposait au lieu dit, un autre à la fin de la journée me ramenait à la gare, et jusqu’ici, cette ville qui est celle de toutes les arrivées — on n’en part pas. Est-ce qu’il faudra que j’aie le visage rayé par autant de traits que ces voies pour m’en aller ?

Mais ailleurs sera toujours ici, cet endroit où j’appuie mes pas sur la terre — la terre en mouvement sur elle-même, en mouvement autour de ce qui l’attire, et dans sa course, me porte dans l’immobilité avec laquelle j’avance en regard : toujours ici, un pas après l’autre ne freine rien, un centimètre minuscule à côté de la distance parcourue chaque seconde.

On ne bouge pas — et on est traîné sur des milliers de kilomètres à une vitesse inimaginable, les deux pieds bien appuyés contre le sol, les bras ballants, immobiles sous la pluie qui ne tombe plus mais se déverse par jets derrière moi : je sens une légère brise sur mes joues — ce n’est pas elle qui me dit que mon corps tombe à la vitesse de mille six cent soixante-douze kilomètres à l’heure.

Le train redouble le mouvement mais ne le rejoint pas. On ne rejoint jamais. Le train ne fait que répéter dans son échelle dérisoire la vitesse relative des astres sans jamais rien rejoindre. Le bruit de l’eau derrière bat une mesure à contretemps ; je ne m’y fie pas : mon cœur frappe sa propre mesure. Et pourtant, rien ne tombe juste.

Quand je suis dans le train, assis, lisant ou regardant coulisser le monde jusqu’à sa fin, mon corps évolue à une vitesse de trois cent kilomètres par heure — si la machine devait rencontrer un obstacle (tel camion posé en travers de la voie, telle forêt abattue par la tempête) et s’arrêter brutalement, mon corps poursuivrait sa course à cette vitesse : si je devais alors à mon tour rencontrer un obstacle (le fauteuil devant moi, la porte qui sépare deux voitures), la terre continuerait, elle, d’avancer à sa vitesse toujours constante, croissante peut-être (toutes les lois n’ont pas été découvertes) : et mon corps immobile, rompu, dans le ventre du train broyé, poursuivra encore et encore une course commencée bien avant sa mise au monde, achevée bien après le morcellement de sa poussière en poussière de poussière, la terre allant ensuite se fracasser peut-être sur un corps immobile posé dans le hasard au milieu de l’espace, et mis en mouvement par le choc, tout recommencerait : à une vitesse différente sans doute, dans une direction différente, mais tout, le train, mon corps, sa poussière, la terre écrasée contre le corps céleste et le corps céleste ensuite se mettrait en mouvement selon des lois toutes nouvelles qu’il serait bon peut-être de prévoir dès maintenant. On ne le fait pas. On a tort. On préfère marcher d’un lieu à un autre en espérant rejoindre : on ne rejoint pourtant jamais.

Car si l’on avance d’un lieu à un autre (il serait plus juste de dire : si l’on avance pour échanger un lieu avec un autre), c’est qu’on voudrait se retrouver quelque part : le temps d’y aller cependant, tout s’est tellement déplacé. Ainsi est-il impossible de croire à l’espace : et puisqu’on nous a expliqué que le temps n’était que de l’espace parcouru, comment croire aussi au temps ? On n’est jamais là maintenant. Décidément, non, on ne peut jamais rejoindre, jamais, nulle part : le monde continue de coulisser à sa vitesse qui ne sera pas la nôtre : à moins d’arrêter brutalement la course des étoiles — mais qui le voudrait ? —, quelle lâcheté.

Ainsi, après avoir mis Dieu à mort, c’est le temps et l’espace qu’on a rendu impossibles. Je me demande quelle sera la prochaine étape. La prochaine étape est peut-être déjà passée et personne ne l’a remarqué : la terre continue d’avancer sur ces évidences qu’elle connaissait déjà. La terre obéit aux lois qu’elle ignore, qu’on invente tout exprès pour elle espérant en justifier la courbe et les caprices. On aimerait qu’elles dégagent aussi des raisons et non plus seulement des causes : la terre continue de tomber sans raison ni cause, sans fondement véritable.

Ailleurs pourtant, au-devant de soi toute cette possibilité des villes où aller, non pas se rendre — se rendre en prisonnier — mais aller comme au-devant de la route même, en intercepter la ligne la plus désirable et l’emporter, ailleurs encore.

C’est ce que je me dis devant ces voies mortes, tendues comme des fils sans qu’elles portent aucune machine au-dessus de ce vide que je pressens quand je songe à la ville autour. Voies mortes, réellement, deux longues barres de fer interminables que relient des panonceaux de bois rongés, mangés par l’humidité et la chaleur des freins, entre lesquelles poussent des mauvaises herbes.

Quand l’œil s’est suffisamment habitué à l’obscurité, on voit s’élever de toute cette moisissure comme une brume fine, transpiration du ballast à travers le fer et le bois qui ne monte pas très haut, avalé dès le premier mètre par le souffle de l’air. On ne part pas, non. Ailleurs n’a jamais lieu, c’est ainsi.

Sur la droite, plus loin, caché derrière quelques bâtiments qui semblent abandonnés — ils doivent donner cette impression depuis leur construction —, c’est l’hôpital des machines : un mouroir plutôt. On ne distingue que de vagues silhouettes de locomotives noires comme de la suie, hors d’usage, cela se voit au premier coup d’œil. Mais on les conserve là : peut-être pour prélever quelques pièces pouvant servir aux machines capables de servir encore.

Peut-être ce lieu joue le même rôle que nos asiles et nos cimetières, afin d’exhiber de l’intérieur même du lieu le destin de ces locomotives — une sorte de memento mori de seconde main, d’acier et de plastique fondus, de menaces en forme de prédiction.

La journée, elles doivent paraître invisibles au milieu des machines allant et venant sans presque s’arrêter, repartant aussitôt arrivées : mais là, dans cette nuit où l’on ne voit rien, leurs longs fuselages avancent avec le noir et forment sur le lieu des ombres riantes comme les sourires des crânes décharnés.

Au sol, traînent encore un peu plus loin les embranchements : c’est là où les choses se séparent : depuis les voies principales les voies de circulation affectées à desserte interne du grand complexe de cette gare, et puis les voies de service pour les manœuvres, et puis d'anciennes voies principales déclassées, voies d'évitement, voies de garage enfin, et voies secondaires qui plus loin prennent le rôle de voies principales avant plus loin de se séparer à nouveau, à l’infini : à l’aiguille, c’est comme la paume d’une main de géant couverte de rides en gerbes.

C’est là semble-t-il qu’on opère les distinctions, les premières distinctions. D’une ligne apparemment unie s’ouvrent toute une gamme de possibilités. La possibilité, on la connaît en fait : c’est la direction inscrite sur son billet, le train ne se trompe jamais.

Dans une vie, ces directions apparaissent souvent rétrospectivement : oui, à ce moment-là, à ce moment-là précisément, les choses auraient pu suivre un autre chemin. Mais quand elles sont posées devant soi, toutes les directions offrent un égal visage : aucune n’est plus désirable qu’une autre, ce sont seulement deux lignes parallèles qui ne se coupent jamais qu’à l’infini.

Dans les vieux romans, c’est ainsi que se donnait tout l’art poétique du récit : le choix de telle ou telle piste, et plus édifiant, le refus de telle ou telle autre. À chaque page, les refus s’accumulent, et on finit par lire non ce que le récit offre dans sa possibilité, mais tout ce qu’il délaisse à ses pieds comme on se dégage à la machette une route dans une forêt épaisse de signes, abattant à droite et à gauche les branches qui empêchent l’avancée : branches qui gisent sur la terre devant nous et qu’on piétine pour avancer.

Ce serait donc cela, aller : refuser d’aller ailleurs.

À y voir de plus près, les embranchements ne se présentent pas vraiment comme des lignes détournées : mais dans un enchevêtrement complexe de pleins et de déliés, dans des superpositions de fer et suivant les pentes naturelles du terrain, épousant des angles imperceptibles d’abord avant de cesser peu à peu, par variations infimes, d’être parallèles, finissent par s’écarter de la ligne principale centimètres après centimètres, laissant un espace de plus en plus grand entre eux et les rails premiers, fuyant de plus en plus rapidement jusqu’à tourner le dos quelques centaines de mètres plus loin à la direction initiale, dessinant depuis origine première une rosace écartelée aux quatre points cardinaux.

Le poste d’aiguillage posé aux bords des quais ressemble à un entrepôt aussi désaffecté que le mouroir, c’est là qu’on transmet les commandes — enclenchement entièrement informatisé après les postes mécaniques du siècle passé : le train change de voie en obéissant à des ordres extérieurs, le mouvement se fait en-avant de lui, il l’apprend comme il l’exécute, une fois la direction prise.

Aux aiguillages, la précision fatale de l’embranchement : quand on a passé, aucun retour possible — à moins du pont-tournant qui le fera pivoter pour revenir en arrière : mais ces machines-là se font rares, je n’en vois pas ici. Oui, ce ne peut être que la fin du monde, en avançant.

Le rêve de la nuit passée a perdu ses contours, et les directions qu’il donnait se sont évanouis dans le jour. Mais en se dissipant, j’en ai fait la matière de mes pas, de mon allure, la vitesse de chaque geste : ce n’était pas d’aller quelque part qu’il s’agissait.

Au-dessus de moi, il n’y a aucune étoile. Les lumières de la ville forment un halo de clarté qui nous empêche de les voir. Non, c’était d’aller jusque là, d’aller là jusqu’où oublier le rêve : qu’il s’incorpore à la ville devant, et à mon propre corps, qu’en les traversant, l’une et l’autre, il ne reste rien que de l’oubli ayant pris corps en elle et en moi.

Alors revenir vers la gare, repasser sous le fin mur d’eau sale qui tombe de la verrière, et jusqu’au début du quai, quand la voie se referme sur elle-même, butée du terminus où les trains vont toucher terre — et s’arrêter, là, le monde dans le dos, ou plutôt la possibilité du monde, et faire face au vide de la gare : s’arrêter devant cela et en soi même pour que la ville revienne et qu’on y prenne part.

La nuit toute droite a remplacé les murs, on ne les voit plus, on ne voit que cela : surimpression du noir, les types au fond, partis évidemment, compter — et ça leur prendra le reste de la nuit, ils partiront se coucher quand ils finiront, le prix étalé devant eux colonnes de chiffres plus grandes encore que leurs piliers où toutes ces heures ils les ont fabriquées ; lorsqu’ils se lèveront, ce sera la nuit encore, il faudra de nouveau ici se poser au même pilier et fixer la valeur de chaque chose, le prix donné, le prix reçu.

Entièrement vide alors, je suis au milieu de la gare entièrement vidée, non, ce n’est pas possible, il doit bien y avoir quelqu’un, mais j’ai beau de long en large chercher et appeler sur cet espace large comme une place ouverte dans le centre des villes — on pourrait y mettre une fontaine, des cafés autour, des terrasses qui vomiraient de la foule jusqu’au centre —, comment être davantage perdu : comment être plus éloigné de la ville et du corps des autres, ici où il n’y a rien que sur le sol aussi noir que le dehors une ombre plus noire encore qui suit chacun de mes pas ?

Non, ce n’est pas un lieu localisé de la ville — c’est la ville même quand elle se retourne en son envers, laisse voir quelque chose qui saurait la nommer : mais comme j’essaie ici d’appeler, d’appeler quelqu’un qui saura me le dire, et me dire ainsi où je suis, ce que je fais ici, il n’y a rien d’autre que ma voix qui m’entoure, elle vient ricocher sur le mur en face, et contre l’horloge immense s’abat sur l’aiguille pour la faire tourner avant de revenir plein visage.

C’est la ville même quand on l’abandonne : je ne parle pas ici de catastrophe historique, heures sombres où on s’est retrouvé jeté sur les routes, la soupe chaude laissée en l’état sur la table et sa chemise comme seul bagage, la ville aux quatre vents dispersée ainsi dans le désœuvrement des combats perdus avant d’avoir été menés : non, je dis : c’est la ville qu’on laisse le soir, tous les soirs, traîner dans un coin parce que quoi faire d’autre, dans le coin le plus inoffensif qui soit, ici, et sûr de la retrouver en même place.

Mais dans ces heures mortes, on se trompe : la ville continue, organisée selon d’autres principes — sous la faux du dépeupleur, ville qui avance sur elle-même, ne va pas tarder à me recouvrir.

Se défendre : contre quoi ? Non : comment ? Comment est la seule question. Il n’y a personne. Que de la nuit plus lourde encore de se faire et de plier sur mes épaules. Comment — chercher comment est la seule manière de rester ici un homme, pas une bête, ou un pan de mur, un autre sol sur lequel marcher.

La réponse s’impose, d’elle-même : elle s’arrache, c’est grande déchirure d’abord dans la gorge, et qui vient se déplier hors moi, hors ma propre solitude et en regard dans le grand dehors de cette solitude qui nomme la ville quand elle habite cette heure, ce grand espace vide que j’occupe à moi seul comme pour toujours puisque quand ces heures finiront, ce lieu n’existera plus, un autre prendra sa place ; le dépli qui sort de moi, comme expulsion de toutes rages et incompréhensions, je ne le reconnais pas, je ne le nomme pas, il vient sur moi pour me prendre et m’arracher, et c’est arrachement absolu que cela, s’abat sur moi et le lieu de même manière et sous le même son rauque de ce cri qui se lâche, qu’en moi quelque chose lâche, la corde trop serrée qui me maintenait encore je ne sais pourquoi à cet ordre des choses, au plan de réalité qui faisait de cette gare une gare dans la ville quand c’est de tout autre chose qu’il s’agit, il suffit de voir les formes que prennent les ombres au passage du cri que je pousse longuement, et comme elles se rétractent et reculent, le cri n’a rien à voir avec moi, avec ma voix qu’il emprunte pour mieux la perforer, ce cri est entièrement forgé de ce contre quoi ma voix est faite : pas de mot possible hors ce long envahissement de son uni, tressé avec le reste de ma fatigue, et le reste de ce qui pourrait être le contraire de la fatigue, bien sûr, je tombe, de tout mon long, sous ce cri, sous ce qui a produit le cri, sous tout ce qui a permis depuis le rêve de cette nuit, la longue traversée de la ville et tous ces morts que j’ai croisés, les bruits que je n’ai pas compris, toute cette appartenance qui se refusait, rien de cela ne manque dans le cri, il y a aussi l’appel, et ceux qui appellent en moi le recensement infini de la vie pour mieux la trouver, ceux qui s’appellent dans ce cri, des forces ininterrompues des passés en moi, toutes ces vies passées que je n’ai pas pu éprouver, la vie future dans cette interruption du réel en quoi a consisté ma marche interrompue sous ce cri : qui continue, qui déforme sur son passage la bouche, le visage, le corps, et la gare au-dessus de moi, la ville qui naît sous elle et grandit après elle ; espace vide que je cherchais, où je cherchais à me loger et qui s’étend à perte de vue : j’en ai croisé ce jour des hommes et des femmes avec tous sur le corps les vêtements qui disaient : ce que je suis, où je vais, ce pour quoi je marche, et le port de tête qui disait même chose au passant que j’étais réduit à être, croisé des centaines qui allaient tous à un endroit différent du monde, rejoindre ce qui forme sans doute une vie, je veux dire la vie telle qu’on la construit patiemment à rêves d’hommes et de femmes portant vestes et costumes et petites valises sous le bras contenant même documents sans doute où s’écriraient en toutes lettres les chiffres d’un destin, est-ce que ça suffirait, en moi, la volonté d’un destin inscrit en toutes lettres, est-ce que ce serait acceptable : des centaines, qui se déversent sous ce cri, inclus dans ce cri qui les nomme, ainsi sont-ils ; ainsi sont ceux que croisés je n’ai pas su toucher, et croiser leur regard : ce n’est pas faute d’avoir essayé : de croiser leur regard mais impossible, eux regardent ailleurs, je suis maintenant plié sous le cri qui continue et reprend, qui reprend en continuant sur la même note hors de toute portée, tenu et décroissant, et cri croissant à la fois dans l’intensité à mesure que se déversent ces regards que je ne croise pas, qui se dirigent droit devant eux, au prochain pas qu’ils font, peut-être, ou plus loin, ailleurs, l’heure du rendez-vous, mais on a de l’avance, ne vous en faites pas, ceux qui marchent ainsi ont toujours de l’avance, alors, où, dans le vide sans doute, regard vide, c’est ainsi qu’on dit, dans le vide où leur regard les porte, leurs pas aussi, et tous leurs corps qui se précipitent en marchant droit d’un rendez-vous à l’autre, regard vidé pas besoin de voir où aller, et surtout, ça protège des yeux de ceux qui comme moi tentent de les croiser pour déceler leur secret, chercher à savoir comment ils font, de marcher d’un jour sans fatigue sur l’autre, le monde à leur pied, déroulé sous eux à leur volonté, chaque heure a sa fonction, chaque lieu l’utilité manifeste qu’ils lui prêtent, le cri dit cela aussi en un sens, dans leur valise le destin ne les préoccupe pas, déjà écrit par d’autres qu’eux, il suffit de le suivre, à la lettre, il finira par s’accomplir — s’il ne s’accomplit pas, on prétendra le vivre par procuration sous d’autres que soi : voilà le secret, toute une majorité de vies vécues dans la procuration attribuée à d’autres, le cri n’en vient pas à bout, ne viendra jamais à bout de cette allure qui entraîne ceux pour qui le monde est acquis — et je ferme les yeux sur cela : viennent d’autres corps, d’autres allures, des visages que je n’avais pas vus mais que j’ai croisés dans ma marche, qui cherchaient à croiser mon regard que je leur refusais, des longs corps maigres de marcher comme moi tout le jour et de se poser parfois, sur les cages d’aération qui font monter la chaleur des métros et les odeurs, alors ceux qui s’assoient, leur regard, verrouillé sur du vide plus vide encore que le vide des autres, d’une vie passée sans qu’on ait pu trouver comment s’en saisir, comment y entrer, une vie passée devant soi et rien à faire pour s’en faire maître et possesseur, vies des autres qu’on finit par ne plus regarder parce qu’on les tuerait rien qu’avec nos mains, rien qu’avec nos regards même — croisés des corps et des regards qui ne se trouvent pas, mais dans le frôlement desquelles je me suis tenu aujourd’hui, entre lesquelles j’ai pu avancer sans m’effondrer : avant de m’effondrer maintenant ; le cri les porte elles aussi, ces vies impossibles, et j’en arracherai ma propre gorge et ma voix même, qu’il n’en reste rien, pour que je puisse les concevoir, mais il me faudrait pour cela le vide de leur regard et l’épuisement qui fait asseoir aux bouches d’aération des métros : du cri, il ne reste plus rien de ce qui l’avait expulsé, je suis vautré au milieu de lui, sur les genoux, et je m’étends soudain ; la forme de mon corps vient se loger dans l’ombre épaisse du sol et quand le cri s’arrête, je cesse aussi de percevoir la réalité des choses ; et le corps désarticulé, je perds connaissance sous la dernière sensation du froid du sol embrassé à pleine bouche

Combien de temps passé ainsi, coma noir et plein de ce silence de mort où rien ne passe, dans la tête aucune image, suis soulevé seulement par cette houle du corps quand la respiration vient et s’en va, nausée que cela m’inspire plus grande encore que l’odeur du sol qui me tient à demi-éveillé malgré tout, mais d’un éveil si lourd comme si la verrière de la gare pesait plusieurs tonnes au-dessus de moi — combien de temps ?

Combien de temps jusqu’à ce que je sente autour de moi des piétinements d’animaux essoufflés, et des petits rires, qui dansent à droite, à gauche, puis qui s’approchent, qui vont jusque sur la nuque, de ce petit rire terrifiant, de ceux qu’on voit sur les visages des spectateurs au jour d'échafaud quand la lame va tomber

On me tâte le dos, puis la poitrine dont on fait le tour pour glisser une main à l’intérieur de mon manteau ; la main fouille, fouille, trouve une poche, fouille encore, cherche l’autre poche pour fouiller ; j’ouvre alors les yeux, je reviens à moi.

Me redresse soudain, et sans que j’aie vraiment bien compris ce qui se passe, tords le poignet que je trouve d’instinct : laisse alors échapper le hurlement de la jeune femme qui au milieu de la gare toujours aussi vide, et plus noir s’il était possible, résonne à tous les murs.

Je m’étais écroulé sous mon cri, et c’est elle qui crie désormais, mais en moi les deux cris font une chaîne de chaque côté de la conscience, entre l’évanouissement et la veille soudaine, et il faut bien quelques secondes pour réaliser que c’est moi qui la fait hurler : je lui lâche la main — et dans sa main valide tenant comme un objet sa main à-demi brisée, elle s’éloigne rapidement avant de s’immobiliser à quelques pas de moi.

Est-elle de dos ou de face ? Elle se met à parler très vite, impossible de savoir si elle demande ou propose, je ne sais pas si je comprends la langue qu’elle parle, si c’est seulement l’accent, l’écho étrange autour de sa voix, ou si je ne suis pas encore étendu sur le sol et je rêve : mais la nuit qui se fait autour d’elle laisse quelques détails saillants qui la rendent d’une présence insoutenable.

Elle est de face. Elle a autour du poignet droit d’énormes bandages qui ont sans doute été blancs, je suis à à cinq mètres mais je vois bien ces bandages, sortes de linges pliés et repliés dont elle a fait des pansements, ou des mitaines, elle continue de parler sous un débit unique, juste avec le bout des lèvres, et la main encore endolorie par ma torsion, tenue à bout de bras, comme morte, elle jure maintenant, elle doit jurer dans une langue incroyablement étrangère : dans toutes les langues on sait reconnaître les injures, et elle m’insulte de toutes les insultes possibles de son pays ; quand elle a fini elle crache par terre, manière d’insulte qui se passe de grammaire.

Je m’approche d’elle et je voudrais mimer que je n’ai rien, que je lui donnerais bien tout si j’avais ; un pas en avant lui fait faire un pas en arrière ; je m’arrête, recule et elle s’avance : je plonge alors ma main dans la poche intérieure de mon manteau, elle recule de nouveau, ou plutôt fait le mouvement de reculer mais reste, curieuse, immobile, son visage toujours mangé par le noir et sa main qu’un rayon de lumière du dehors vient heurter et blanchir dans sa salissure même ; je sors mon portefeuille et l’ouvre, l’éventre pour bien montrer dans le pli qu’il n’y a plus rien ; articule lentement que je n’ai rien — articule de différentes manières comme si l’articulation d’une part pouvait forcer une langue étrangère à être comprise, et comme si d’autre part en insistant cela pourrait changer quelque chose : le geste suffit, alors je m’avance encore, le portefeuille ouvert et le corps penché pour bien lui montrer que : non, je n’ai plus rien.

Elle, immobile un temps, je vois bien qu’elle a compris, s’avance lentement, fait le geste de s’avancer ; elle approche les mains, le visage demeure invisible — pose la main bandée sur le portefeuille, puis l’autre, plus lentement parce que meurtrie encore.

On reste ainsi sans bouger, moi sans respirer presque, toujours dans l’attitude un peu penchée : nos quatre mains posées sur le portefeuille, elle le tâtant, et moi l’ouvrant davantage pour lui montrer qu’il n’y a rien, que je n’ai rien, non, plus rien.

Ce doit être une voiture dans l’angle de la gare qui passe mais je n’entends pas son bruit : en passant, elle laisse traîner de la lumière qui vient balayer son visage — le mien aussi sans doute — l’espace d’un seul instant, et cette lumière au lieu de l’éclairer la renvoie plus profondément dans le noir : il me faut quelques secondes pour que l’impression puisse agir en moi ; ce n’est que lorsqu’elle se fait que je vois vraiment son visage, différé, après-coup du négatif le temps qu’il se révèle. Je devine alors sous la silhouette qui me fait face les traits qui la contiennent, vues moins d’une seconde et qui me durent.

Visage de jeune fille — de très jeune fille ; mais yeux de qui a vu passé trop de nuits sans dormir et de guerres contre elles, yeux non pas plus âgés mais usés de trop voir peut-être ce qui ne peut s’envisager que de loin et qu’elle a approché de si près, et plusieurs fois : qui ont vu ce que je ne saurai jamais imaginer : creusés de toujours d’avoir guetté, et surveillé, et attendu ou surpris : mangés, des yeux mangés de s’attarder sur ce qui entrevu m’aurait défiguré.

Est-ce vraiment l’inappartenance de ces yeux au visage, ou du regard, qu’il s’agit ? L’œil est le seul organe du corps qui ne grandit jamais, on le sait — trop imposant sur le visage d’un nouveau-né, minuscule chez le vieillard, il ne trouve jamais à s’ajuster à l’âge d’aucun corps.

Mais regard qui la porte, elle, tant son visage ne suffit pas, trop jeune, ne semble pas avoir vécu ce que ses yeux disent — regard qui dément autour de lui ces traits simples et évidents, transpercés par deux yeux comme de douleurs et de temps, lourds d’avoir regardé trop et longtemps dans les lieux les plus reculés du monde, sous les verrières des gares quand plus aucun train ne part, réveillés seulement la nuit au moment où elle se termine.

Réalise alors que parmi les choses qu’elle a trop endurées, les objets qu’elle n’aurait pas dû voir, j’aurai bientôt ma place : je compte, moi, déjà, dans la part inacceptable de sa vie trop vite passée sur elle. Que moi aussi, j’aurai participé à altérer ce regard pour toujours.

Je voudrais baisser les yeux, me cacher dans le noir mais je suis précisément le noir devant lequel elle se tient et dont elle a croisé le regard. Je voudrais m’absorber en lui et m’en laver, mais j’accentuerai alors davantage ce noir. Alors, je demeure, me redresse et me tient aussi droit que possible parce que je sais qu’à trop remuer le piège dans lequel on est pris, on le serre — je refais mentalement le trajet de la lumière sur son visage et recompose en moi chaque trait, le grain de la peau, le dessin des lèvres blanches, la cicatrice de morsure sur le dessous de l’œil, le rehaussement du regard pour ne jamais l’oublier.

Lorsque le balayage des phares est passé sur elle, son regard était posé sur le portefeuille, et malgré l’invisibilité où elle se trouve maintenant — à un mètre de moi — je sais bien qu’elle ne l’a pas quitté des yeux, et son regard tire à elle le faux cuir centimètre après centimètre : lentement, il glisse entre mes doigts glacés sans que je résiste, sans qu’à l’inverse je lui cède.

Elle le tient désormais entre ses mains — le ramène vite contre elle : vrai, tu me le donnes ?

Mes mains gardent la forme que leur avait donnée le portefeuille, en conserve la sensation du poids ; je n’ai pas besoin de les voir pour savoir que ces mains sont vides.

Je ne dis rien. Elle prend cela pour ma réponse — incline la tête davantage, et dans un rire de fille, fait un mouvement que j’interprète mal ; puis elle me tourne autour, comme un chien. Alors je tourne aussi, sur moi-même, la suivant.

Cela dure un temps, tout le temps qu’elle me parle.

Elle dit, de sa voix si fine qu’elle fait violence au lieu où l’on se trouve et à l’heure qui nous entoure : elle dit, accent découpant chaque mot :

C’est étrange comme tu ressembles — laisse moi voir.

(Moi, je ne laisse rien du tout, je me pose entre elle et la gare autour pour me cacher, elle tourne toujours — et de la lumière vient au moment où elle dit cela : de la lumière jaune qui passe au-dessus de son épaule pour se poser sur moi à intervalles réguliers dans sa ronde autour de moi. Étrangement, j’ai l’impression que c’est la lumière qui tourne et nous qui demeurons immobile : si je fais un pas de côté elle coulisse sur moi comme une poursuite de théâtre — si je reste sans bouger, elle demeure attachée à mon corps : je sais que je ne lui échapperai pas.)

Tu ressembles à quelqu’un, tu sais ? Laisse moi un peu voir, tu ressembles, oui ; mais — ce serait toi ?

Ce serait toi —

(Elle laisse passer du silence et la distance entre nous s’en trouve modifiée par cet arrêt, par les mots qu’elle vient de prononcer. Dès lors, l’espace qui nous sépare lui appartient entièrement.)

Où tu étais, tu peux me dire ?

(C’est comme si à mesure qu’elle tournait elle s’approchait de moi — mais je ne bouge pas, la suis des yeux, éblouis par moments quand elle passe devant la lumière, et les cercles autour de mon corps se font à égale distance ou presque.)

Où étais-tu, dis moi ?

(Plus doucement) Tu étais là, tout ce temps ?

(La lumière qui m’aveugle m’empêche de voir autre chose qu’un contour de corps : au contraire, moi je dois lui apparaître comme en plein jour, et sans autre contour que la gare ; elle reprend à voix plus forte.)

Tout ce temps que j’étais ici, toi aussi, c’est ça ?

(Elle respire fort, très fort, souffle contre moi.)

Et pas une fois tu viens et tu me dis je suis rentré ; pas une fois : et pourtant, moi je n’ai pas bougé je suis resté comme tu as dit, et comme tu as dit je t’ai attendu, mais toi tu reviens et tu ne le dis pas — et tu étais où, alors, et tu attends quoi pour me dire que tu es revenu, et pourquoi ? Ne dis rien, non, ne parle pas quand je te regarde, mais enfin tu ne vois pas que j’ai attendu et alors toi, tu attendais quoi pour me dire je suis revenu — que je meure ?

(Elle lâche le portefeuille qui fait un bruit mat sur le sol.)

Mais je ne meurs pas, tu vois : tu le vois ? Tout ce temps, vraiment, qui me le rendra ? Oui je t’ai attendu, tu penses quoi — que moi j’étais partie, que moi je ne t’avais pas attendu, c’est ça que tu penses. Tu penses peut-être que moi je n’ai pas de parole, que je dis quelque chose pour ensuite faire le contraire — alors ?

(Elle s’approche et après un long silence, m’insulte comme tout à l’heure dans sa langue : les mots sont différents, mais la langue est la même, impossible de se tromper — dans sa colère, elle lance quelques mots en français qui sont avalés dans le flot qu’elle déverse sur moi : quand elle a fini, comme tout à l’heure elle crache.)

Et comment tu as pu faire ça — comment tu as pu revenir ; partir, oui, je peux comprendre ça, et même si tu as dit que tu reviens, que tu ne reviennes pas je peux comprendre aussi, c’est normal, mais pourquoi tu reviens et tu ne le dis pas : ça, ce n’est pas normal et tu le sais.

(La peur qui me prend c’est qu’on pourrait nous entendre : elle a élevé la voix et j’ai l’impression qu’elle hurle dans un dortoir — le pressentiment que des milliers de dormeurs vont se réveiller en sursaut sous ces cris et vont chercher à en savoir la cause : et la cause, c’est moi, inévitablement — mais moi, je ne dis rien.)

Alors maintenant, va-t-en, pas besoin de toi, on n’a pas besoin de toi : on se débrouille seul : maintenant, tu t’en vas, et tu ne reviens plus, et je ne te vois plus ici, c’est fini.

(Elle se penche et ramasse le portefeuille à ses pieds, quand elle se relève, elle vient intercepter la lumière de la rue, son profil s’y détache alors nettement. Elle continue de parler, sans bouger cette fois, et avec plus de tendresse, gardant l’intensité du timbre, intensité douce cependant — je n’écoute plus ce qu’elle dit : elle parle, je suis tout à la buée qu’elle laisse échapper dans sa voix, dans son souffle plutôt, sorte de vapeur qui monte dans le contre-jour artificiel, montée d’encens qui l’embaume, les volutes ne suivent pas le rythme des mots, se forment parfois entre les mots ; et puisqu’elle est tournée, qu’elle s’interpose à la lumière avant de me frapper, fumée du corps fine comme le taffetas qu’on déchire, et en transparence, le noir qui décline autour, qui prend corps de cette transparence-là — je réalise alors, combien sa voix est venue effacer peu à peu les étoiles au-dessus de la verrière, que le noir d’encre est passé au gris emprunté aux toiles de Whistler ; évaporation de la nuit dans sa voix même de pure incantation qui pourrait se passer de mot tant à elle seule elle dégage tout le ciel des idées pour les éparpiller : quand elle finira de parler, ce sera l’aube — mais ce n’est pas tout de suite — tout de suite, il y a ce visage de jeune fille dessiné au crayon, et les yeux injectés de rage — et la buée qui prend son temps pour lever le jour ; elle s’arrête soudain, au milieu d’une phrase, de ce que je prends pour une phrase (mais sans doute les intonations sont différentes dans sa langue), et se tourne de nouveau en face de moi — elle ne bouge pas, ne bougera plus : attendra le temps qu’il faut que je parte, tourne le dos et m’en aille.)

Elle n’aura pas à attendre longtemps — j’aurais voulu que le jour se fasse autour de son visage pour, une seconde, une seconde seulement, la voir sous la lumière naturelle : il fait encore nuit pour quelques secondes que je n’ai pas — son impatience me tient en joue, et je lui tourne le dos ; je tourne le dos au moment précis, j’en suis sûr, où la lumière se fait, car quand je sors de la gare, il fait jour déjà.

 

 

Épilogue : « Place des Innocents »