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Les villes qui n’existent pas | Çatal Höyük

Par les toits de la ville, l’autre

jeudi 9 juillet 2020


Un projet : constituer l’atlas des villes qui n’existent pas.
— Présentation du projet
— Sommaire des textes :

– #1 Bielefeld – #8 Potemkine – #15 Jéricho
– #2 Atlantide – #9 Guanahani - #16 Dugway
– #3 Troie – #10 Ghjirulatu - #17 Tchernobyl
– #4 Detroit – #11 Byblos - #18 Eldorado
– #5 Tombouctou – #12 Beauregard - #19 L’île de Bermeja
– #6 Atitlán – #13 Monde vide - #20 Marioupol
– #7 Babel – #14 Çatal Höyük – #21 Null Island

Et pour continuer : la plus rêveuse de toutes : Çatal Höyük


Pour Mathilde Soulheban

La ville tient surtout aux espaces qui la séparent d’elle-même. À la respiration qu’offrent ces trouées d’air par où passent ceux qui passent et disent marcher dans la ville. Ils ne font que passer, autant dire aller entre la ville, se faufiler. Frayer ce chemin qui finit par tisser la ville entière des choses. La ville tient à l’enchevêtrement. À ce labyrinthe intérieur qui ne mène qu’à des centres divergents, relatifs aux sens qu’on lui donne, parfois à rien de connu ; donnant sa chance au pur hasard. La ville tient à tout ce qui n’est pas elle et la définit : les rues, les avenues, les boulevards, les traverses. La ville n’est que la somme des rues qui la contiennent : à la fois ce qui la relie et la sème. La ville est cela qu’on nomme : assemblage chaotique de rues. On a eu la folie de leur donner des noms d’hommes — voire de femmes, mais plus rarement —, à cause de la folie, de l’errance puisqu’il fallait s’y confier. La ville est à ses rues qui l’emportent sur elle comme le vent et que le vent emporte.

Alors, quand on a découvert, sous la terre en creusant au hasard quelque part sous le ciel, cet amas de terre plus dense encore que la terre, non, on ne pouvait pas imaginer qu’il s’agissait d’une ville.

Il n’y avait pas de rues.

Il a fallu donc tout reprendre. Imaginer. Et rêver. Il a fallu réécrire l’histoire des hommes et des dieux puisqu’il fallait admettre que c’était bien des hommes qui avaient imaginé cette ville sans faire l’hypothèse des rues. Est-ce qu’ils n’en ont pas eu l’idée ? Ou alors est-ce qu’ils en ont discuté, et discutant, pesant le pour et le contre, décidant que finalement, on s’en passerait ? Des hommes qui avaient cru aux dieux avaient rêvé une ville telle : sans rues. Oui, il fallait désormais, à partir de ce retrait par quoi nous pensions le réel seulement envisageable, tout envisager du réel à neuf.

Reprenons le rêve. Soit donc cette ville à laquelle on a retranché les rues. Il faudrait être plus juste et dire désormais que ce sont les rues qui ont été ajoutées à nos villes. Soit donc une ville première qui serait une ville totale, peut-être même purement achevée comme ville. Ville parfaite qui parfait l’idée de ville. Une ville sans rien d’autre qu’elle : ville ville. Ville absolument telle qu’en elle même l’origine l’a rêvée et imaginée et bâtie avec mains d’hommes sous le regard de dieux endormis en attendant qu’ils finissent.

Ça y est. Ils ont fini. Il avait bien fallu lui donner un nom, à ce rêve. Quelqu’un a pu proposer la « colline de la fourche » parce que la ville était posée sur une colline en forme de fourche et que l’homme avait peu d’imagination et très soif, qu’il voulait s’allonger et qu’on n’en parle plus. Va pour la colline de la fourche, va pour Çatal Höyük.

Nous sommes presque 10 000 ans après eux : nous sommes peut-être leur rêve. Les plaines de Turquie centrale sont maintenant pleine de poussière comme quand on laisse un jouet ou la statue de bois d’une déesse oubliée quelque part pendant dix jours, dix ans, dix mille ans — le poids de poussière seule diffère. Deux mille maisons ont été déposées ici. Plus tard, ceux qui savent l’art de lire dans la poussière appelleront ces temps le Néolithique, mais c’est mentir. C’était simplement le présent d’un temps où le passé était encore à portée de souvenir. Eux, ils allaient dans cette ville persuadés qu’elle sera pour toujours, et d’ailleurs c’est le cas : quand elle sera recouverte de poussière, tout disparaîtra avec elle.

Il n’y a pas de rues.

Il n’y a pas de rues et ce n’est pas le seul miracle : la ville tient droite et ferme. Toutes les maisons sont bâties les unes contre les autres : elles sont nécessairement toutes conçues selon le même plan, présentent même hauteur et même forme, des blocs carrés compacts qui contiennent une pièce unique de la taille d’une chambre : le lit est taillé à même le sol ; un foyer surélevé et un four à pain sont creusés dans le mur sud, presque sous l’ouverture du toit — autant dire : face à la porte. C’est que, puisqu’il n’y a pas de rues, il n’y a d’entrée que par le ciel. On entre et sort par là. Une échelle est appuyée contre le mur ; une ouverture par le toit fait entrer le jour et les visiteurs.

Les murs sont blancs. Il n’y a pas de rues.

Puisque toutes les maisons sont identiques, ceux qui savent lire la poussière font l’hypothèse aussi folle que l’hypothèse de la ville sans rue : tous ici vivaient sans doute dans l’égalité, hommes et hommes, et hommes et femmes. Il y avait peut-être des riches et des pauvres, mais pas de puissants à qui obéir, d’esclaves : ni seigneur ni vassal. Peut-être est-ce parce qu’ils s’enorgueillissaient de se penser libres qu’ils avaient abouti, après la discussion, à cette ville sans rues ? Ou est-ce le contraire : ayant arrêté cette idée, ils s’étaient retrouvés égaux par la force des choses sous la nudité du ciel ? C’est ainsi et tout comme le ciel est nu : les voilà égaux subitement par la grâce d’une audace architecturale qui n’était peut être qu’une étourderie. On vécut ici des milliers d’années, libres et égaux en droits et en demeures. Ceux qui le peuvent chassent l’aurochs ; les autres cultivent le blé. Il n’y a pas de rues et pas de rois. Il y a des bâtisses plus grandes et peut-être sont-ces des sanctuaires : mais ceux qui ordonnent le culte ne diffèrent pas des autres. Il n’y a pas de prêtes, il n’y a pas de rues.

Puisqu’on rentre par le ciel, on se méfie moins des bêtes qui vont roder, on dort mieux. Les rêves de ces hommes sont l’art le plus raffiné de l’histoire de l’humanité première. Ils les ont d’ailleurs déposés sur quelques murs qui sont extravagants et doux.

Les rues, me direz-vous ? Il n’y en a pas.

Il n’y a pas d’autres bâtiments que des maisons, et ces rares sanctuaires.

On enterre les hommes et les femmes à même la maison, habillés et parés, sous quelques mètres de profondeur sur laquelle ceux qui survivent dorment.

On se transmet un rituel fabuleux dont on ignore le sens. Chaque cycle de quatre-vingt ans, la maison est détruite. On la vide, on la nettoie : on la détruit. Et on la reconstruit à l’identique. Ces hommes possédaient évidemment un savoir bien plus important que toutes les sciences de nos savants. Nous, on ne peut lire que dans la poussière.

Et ce qu’on voit dans la poussière de Çatal Höyük, à travers son égalité parfaite entre chacun — le poids de bonheur et de malheur qui seul demeure entre tous — est une ville sans rues, qui est une ville entière.

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