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Les villes qui n’existent pas | Jéricho

lundi 20 juillet 2020


Un projet : constituer l’atlas des villes qui n’existent pas.
— Présentation du projet
— Sommaire des textes :

– #1 Bielefeld – #6 Atitlán – #11 Byblos - #16 Dugway
– #2 Atlantide – #7 Babel – #12 Beauregard - #17 Tchernobyl
– #3 Troie – #8 Potemkine – #13 Monde vide -#18 Eldorado
– #4 Detroit – #9 Guanahani – #14 Çatal Höyük - #19 L’île de Bermeja
– #5 Tombouctou – #10 Ghjirulatu – #15 Jéricho

Et pour continuer : la plus basse de toutes : Jéricho


Plus bas que terre, on lèverait les yeux sur le ciel et la mer, là-haut. On ne s’imagine pas. On marcherait dans ces rues, on irait seulement rejoindre les bêtes ou les champs, ou arracher des fleurs, chercher des baisers, on irait seulement comme le vent, le soleil, d’un bord à l’autre du monde : on irait, et devant soi, l’horizon plein des temps à venir : on est l’enfance de toute Histoire, on est au début. Rien n’a commencé. On est sans souvenir. Oui, c’est bien l’enfance. On va et en levant les yeux, on verrait, juste sous le ciel, la mer, qui bat ses rives à près de trois cent mètres au-dessus du niveau de la terre.

Quand tout sera fini du monde, qu’on dansera sur le cadavre des dieux, qu’on pleurera, Rimbaud écrira seulement : Il y a une cathédrale qui descend, et un lac qui monte. Ce n’est pas seulement un lac, c’est la mer qui n’est pas encore morte : qui le sera, bien vite, et qu’on ne nommera plus qu’ainsi. Aujourd’hui, quand on est sur les bords de la mer morte, qu’on plonge les yeux au fond de la terre, on voit la ville comme elle n’existe plus. D’ailleurs, elle n’existe plus que comme de la terre.

On dit trois cents mètres sous le niveau de la mer, mais on se trompe évidemment : c’est deux cent cinquante-huit mètres. Les rues sont belles et larges, taillées dans la pierre trouvée sous la main. La vallée du Jourdain en possède tant. Presque autant de poussière : et si peu d’eau. Mais une source en offre, pure et fraiche, près de mille gallons à la minute. On s’est rassemblé autour de la source. On a dû lui offrir les paroles d’usages qu’on ne doit qu’aux Dieux, qu’aux pierres, qu’à l’eau et à la lune qui ne sont qu’une seule et même chose — cette même chose finissant par se confondre avec la ville elle-même qu’on fabrique avec le bois, la pierre qu’on trouve ici.

On est dix mille ans avant qu’un dieu ne vienne mettre un terme à la croyance de l’eau et de la pierre, et qu’il ne mette à zéro le calendrier. On ne l’attend pas pour creuser des murs immenses autour de la ville, un fossé qui les protège, et une tour de près de dix mètres qu’on met 11 000 jours à lever, pas un de plus, disent aujourd’hui ceux qui savent lire dans la terre. Au-dedans, on sera bien pour avoir des souvenirs. Pour se protéger des vents aussi, du froid des vallées. Pour entreposer la chasse, les fruits. On se fatigue à marcher le désert en tous sens, avec les tentes, les bêtes qui rodent ; on s’épuise à aller d’un arbre rare à l’autre, chercher des sources quand on sait l’une d’elles intarissable et abritant les dieux. Alors on s’établit ici. Personne ne l’a jamais fait. Les premiers qui le font, ils ne savent pas que, ce qu’ils inventent, c’est la ville, rien qu’en y dormant dedans, et en mourant.

Les maisons sont rondes comme le ventre, en briques crues ; on ne fait des rues qu’au hasard, que le hasard sait vite détruire. On fait le feu au dedans des ventres des maisons : on cuit l’orge, des légumes, les bêtes fatiguées. Les maisons sont protégées du monde par ce mur d’enceinte plus grand que le ciel, et qui touche presque la mer, presque.

On est bien.

Le reste, on ne sait pas. On ne sait pas comment la ville éternelle est devenue de la terre finalement reposée sur elle-même pour l’éternité. Le reste, c’est-à-dire cette poussière qui se mêle à la terre, à la cendre des foyers éteints. Le reste, c’est-à-dire rien. Alors il a bien fallu l’inventer.

Les troupes ont remué la poussière. Ils ont allumé des feux tout autour des murailles. Ils ont dit : la ville est à nous. Nous avons dit non, elle est à la source, et à ceux qui y boivent, à ceux qui enterrent leurs pères ici, au dedans des murs. Ils ont répété : le dieu a dit qu’elle était à nous, et toute la terre autour, au-delà. Nous avons demandé lequel des dieux. Ils ont dit le seul dieu, et nous avons ri et craché, du haut des tours, et ils ont dansé, ils ont dit : la ville est à nous. Ils ont chanté, ils ont joué leur musique affreuse, lancé sur nous et les murs leurs chants atroces, promené autour des remparts l’arche d’alliance de leur dieu. Une journée entière et la nuit, ils ont dormi ; mais le lendemain, ils ont recommencé, l’affreuse musique, l’atroce des chants. Le deuxième jour est passé comme le premier, et comme passera le troisième et jusqu’au septième. Ils ont chanté plus fort soudain : l’atrocité de la musique. Les murs sont tombés, qui nous ont ensevelis.

Puisqu’il ne restait rien de Jéricho, ils l’ont rebâti. Ce n’était plus Jéricho, qu’on disait/wrḥ/dans l’ancienne langue : la ville à la lune. Ce n’était plus rien qu’une autre ville, on pouvait bien l’appeler Jéricho, tout s’était évanoui de ce qui restait du rêve insensé de nomades épuisés et désirant dormir un peu, l’éternité qui leur restait entre des murs qui inventaient la ville.

Aujourd’hui, quand on marche sur la poussière au lieu dit du Tell es-Sultan, qu’on lève les yeux, on voit le ciel trop pur, et trois cents mètres là-haut, la mer, morte.