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Quand la nuit vient | La crise #10

lundi 27 mai 2019

c’est ce qui explique la nuit qu’on soit seul
— sommaire

L’ordre normal des choses depuis qu’il était enfant, c’était partout ce qu’ils nommaient la crise dans les journaux, les discours, les conversations.

La crise, ce n’était pas ce moment inattendu et brutal quand tout se renverse soudain et se crispe, non, c’était juste l’histoire de son présent depuis toujours et jusqu’à sa mort, il n’y avait pas de raison de penser le contraire.

La crise était le vent dans les arbres : le vent qu’on ne voit que dans les branches tremblées légèrement au milieu du ciel : le vent lui-même, on ne le voit pas.

Oui, la crise est comme le vent. Une force dont on ne voit que les effets, une force invisible qui organise le mouvement de notre temps – son immobilité lourde et forcenée. Car la crise produisait autant de chômage que de consensus, elle organisait la paix sociale et fédérait les énergies : tous étaient d’accord, il fallait tout mettre en œuvre pour réduire les conséquences de la crise. Mais puisque c’était le seul point d’accord, il ne fallait surtout pas réduire les conséquences de la crise.

La mise en œuvre de ces énergies alimentait la crise évidemment, et justifiait son existence – personne pour s’en apercevoir. Les effets mêmes étaient à la fois catastrophiques et silencieux : ceux qui étaient balayés par la crise, sans emploi, sans ressource, devenaient exemptés d’impôt, bien sûr – on n’attendait pas d’eux qu’ils réclament quoi que ce soi d’autres. Ils prenaient les métros à l’heure où ils étaient vides. L’image disait pourtant le contraire : c’était le monde autour qui avait fait le vide d’eux.

La crise terrifiait ceux qui pouvaient en être menacés à chaque instant, et liquidait ceux qui en étaient frappés.

D’utilité publique pour maintenir les foules dans la certitude de leur fragilité, la crise était le garant de la vie active. Ceux qui étaient dans la vie passive n’existaient plus vraiment : leur seule fonction était d’être exemplaires aux yeux des foules qui enjambaient ces corps dans la rue et comprenaient parfaitement que ces corps pouvaient être leur devenir.

Décidément, il n’y avait aucune raison pour les gouvernements d’éradiquer la crise. Peu à peu, cette crise immobile était devenue le moteur de l’histoire.
Les journaux rappellent souvent le mot de crise, mais personne pour se souvenir du mot qui dit le contraire, alors à quoi bon ?

Dans une gare minuscule, il y a longtemps maintenant – mais le souvenir était vif dans sa mémoire –, il avait vu un homme tout au bout du quai avancer lentement, infiniment lentement au bord des rails en contrebas, comme titubant.

Soudain, dans un tremblement de tout le haut du corps, les jambes figées, il avait basculé, et sans un cri était tombé sur les rails.

Lui s’était précipité, mais il était loin, et d’autres, plus rapides, étaient venus auprès, certains pour voir, certains pour aider.

Il était resté à distance finalement et avait regardé.

Le type, allongé en contre bas, convulsant, rassurait ceux qui s’étaient approchés de lui ; il portait les bras, tremblants vers eux, le visage incapable d’articuler les mots, mais tout son corps disait : ne vous en faites pas, c’est provisoire, ne vous en faites pas, j’ai l’habitude, c’est une crise, j’ai l’habitude : cela ne va pas durer.

Cela n’avait pas duré.

Il s’était relevé, un peu faible, mais il avait réussi, seul, à remonter sur le quai, puis s’était assis contre un pilier pour reprendre des forces.
Il pouvait parler maintenant ; il disait, tranquillement, que cela lui arrivait, que ces crises n’étaient pas graves, qu’il fallait les laisser passer.
Avec le temps, le souvenir était resté vif en lui, l’image ce type qui convulsait en rassurant les passants apeurés. Il y pensait comme un souvenir d’enfance dont on ignore si c’est un rêve, ou une légende qu’un autre lui aurait raconté, un désir de fable. Il peuplait tout cela de détails qui l’aidaient à comprendre cette vie.

Quand il marchait le long d’un quai, il se souvenait du visage de cet homme décomposé, les yeux, les lèvres, le front, tout, qui remuait, et la menace d’un train qui pouvait passer.

Il se souvenait aussi des bras et des mains tordus, des poignets retournés et qui, tendus vers les passants, possédaient encore la civilité, la pudeur et l’assurance : ne vous en faites pas, tout cela est provisoire, j’ai l’habitude, ne vous en faites pas, pardonnez-moi.

La crise sur le visage comme une décharge et le corps qui ne répond plus, doit laisser faire la crise le ravager le temps qu’elle s’exécute et s’épuise d’elle-même, le corps qui ensuite se relève après la crise toujours un peu plus faible.

Quand il rentrait dans une gare, l’image lui revenait de notre histoire basculée sur les voies, secouée dans ses tremblements, les rictus, et l’œil qui se ferme et s’ouvre seul, les lèvres tirées, puis la crise qui ne passe plus, le corps qui continue les secousses comme si c’était son mouvement propre et disant à ceux qui viendraient le secourir, ne vous en faites pas, ne vous en faites pas, j’ai l’habitude, cela va passer, et rien ne passe, alors on s’éloigne, rien ne passe sauf bientôt avec la vitesse d’un train qui ralentit emporté dans son poids quelque chose – est-ce le monde – qui va à la rencontre de ce corps, l’éventrera sans le voir, corps qui peut-être après le passage continuera d’être remué dans ses secousses, et dira, ne vous en faites pas, j’ai l’habitude, à personne qui l’entendra.