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Quand la nuit vient | La Photographie #28

vendredi 14 juin 2019

c’est ce qui explique la nuit qu’on soit seul
— sommaire

Autre chose le laissait sans protection au milieu de cette ville : quand il était sans appareil photo. Longtemps, un minuscule qu’il glissait dans sa poche ne le quittait jamais. Puis, c’était directement son téléphone qui ne lui servait plus qu’à cela : saisir à la volée ce qui volait et l’entourait sans quoi lui-même évoluait inutilement entre chaque chose qui allaient pour retomber inertes à ses pieds.

Il suffisait qu’il l’oublie chez lui pour que manque autour la densité du temps passé dehors, du temps inutile désormais qu’il allait, dehors, sans pouvoir le retenir et que chaque minute faisait passer sous ses yeux ce qu’il ne verrait plus jamais. Parfois l’appareil s’épuisait entre ses doigts, et c’était pire : il le tendait sur ces choses autour de lui, et rien. À en pleurer vraiment.

Il avait appris à voir la ville : prendre autour de lui ce qui passait pour qu’en surgissent la ville et le temps passé en elle. Prendre tout. Mais pas n’importe quoi. Prendre ces déraillements invisibles du réel qui l’exaucent, ces imperceptibles déplacements de formes et de figures qui déplacent sa perception ou sa densité et la soulèvent, faisait levier entre lui et la réalité.

Des tremblés du réel d’autant plus tremblés qu’entre ces mains imprécises et à cause du froid qu’il faisait souvent ici – et qu’il avait tant en horreur –, à cause surtout de la très faible qualité de l’appareil, c’était tremblé que le réel apparaissait toujours.

L’appareil produisait des images pauvres, mais il ne cherchait rien dans l’image – au contraire, tout tenait au cadre. Dans le cadre la position du regard et le découpage du réel. Dans le cadre toute l’énergie de celui qui l’arrachait au cadre plus vaste d’où il venait.

Dans le cadre enfin déposé comme un reste du réel ce réel qui donnait à voir l’absence de tout ce qui autour continue.

Alors très vite c’était devenu une façon d’avancer ici-bas au près du réel pour en peupler le manque : plutôt de s’en affranchir et de se dire ce n’est pas le réel qui fait défaut, c’est le regard. Du regard posé partout ainsi, non pour fouiller ou pour documenter, non, mais pour vérifier l’excès de réel partout, il en avait fait sa règle, dérisoire, étrange et secrète.

C’était une inscription sur un mur à l’entrée d’une impasse, un de ces graffs terribles qui réécrivent le monde à la surface même de l’écriture normée du monde : il s’en souvenait bien, de la première photo. Puis, descendant dans le métro, c’était une affiche arrachée qui laissait voir une affiche derrière elle arrachée aussi, laissant voir derrière elle une autre, et ainsi de suite, on ne pouvait pas compter les peaux mortes qui se succédaient et finissaient par laisser voir la véritable image de cette ville toujours en recherche d’elle-même et dont le passé semblait cette imminence infiniment retardée qu’on cherchait sous ses dépôts, oui plus qu’une allégorie, sa chair même, éventrée évidemment, obscène puisque si désirable. C’était la deuxième photo qui commençait l’infinie série. Ensuite, c’était chaque jour ainsi. La ville en possédait mille et mille, d’images comme celles-ci qui la nommaient entièrement. Ce serait inépuisable. Lui les recueillerait. Il en avait accepté la tâche.

Les lettres sur les murs, les lumières qui tombaient ici ou là pour fabriquer des ombres, des morceaux de ciel entre deux immeubles sales, des tours levées contre le ciel, des rues étroites comme des couloirs, le soir très noir, des panneaux abattus, des beautés singulières, des monstres d’images sans auteur que le hasard avait précisément posées là : folies qui semblaient pourtant d’une nécessité vitale et réglée comme une loi naturelle. Tous les jours la ville livrée en pâture.

Cela avait fini par lui tenir lieu de journal : chaque jour, deux ou trois de ces images, qu’il tirait sur du papier carré. Du temps brut. La seule trace tangible que le temps avait passé sur lui. La preuve, il avait été celui qui en face de cela s’était tenu.

Car sur chaque image, il y avait celle, invisible, de celui qui s’était tenu derrière elle pour la saisir, et c’était lui – juste image – invisible – de son propre passé déroulé jusqu’à maintenant d’où il le percevait.

La seule chose qu’il ne pouvait pas prendre : des visages. Il ne savait pas pourquoi.

Bien sûr, comme la musique, l’appareil le tenait à distance du monde. Entre lui et le réel, il y avait toujours cela qui faisait écran. Mais, comme la musique, c’était cet écran qui doublait l’expérience du réel. Qui intensifiait la joie de la séparation. Oui, sans cela, pire que désarmé, il devenait une chose au milieu des choses, incapable de voir ou d’éprouver.

Évidemment, c’était toujours quand il était désarmé – l’appareil épuisé – qu’autour de lui les signes affluaient plus féroces et majestueux, et les monstruosités plus monstrueuses, les beautés plus terribles, le sublime des collusions entre le hasard et la main de l’homme, l’effarement. Peut-être que c’est parce que, sans, son regard plus affûté encore à l’égard de ce qu’il allait manquer ne manquait rien. Sans appareil, il possédait déjà la nostalgie de l’événement à venir.

Plus tard, il revenait avec l’appareil dans les mêmes lieux où il avait vu le temps se charger d’une intensité terrible : et rien ne se passait, évidemment. Que l’attente stupide qu’à force de provoquer il faisait fuir. Il prenait une photo pourtant, pour vérifier l’absence du signe : celle-ci, il ne la manquait jamais.

En général, la photo vérifiait quelque chose comme le monde. Devant elle ensuite, au repos du monde, en retrait du signe quand il le laissait s’afficher sur l’écran de l’ordinateur, ça s’échappait, tout s’échappait. Ce n’était pas ce qui comptait. Ce qui comptait, c’était quand il tendait les bras pour prendre – ou plutôt, la seconde avant, quand il apercevait le signe : ou plutôt, puisqu’il ne voyait jamais le signe, c’était juste avant, lorsqu’il croyait le voir et allait s’en saisir, intercepter le signe qu’il désirait voir. Ainsi de suite, le temps reculé jusqu’à une naissance sans origine.

Le signe se logeait entre le moment où il regardait et l’instant saisi ; il savait cela, qu’il n’y avait rien de décisif là, seulement un déséquilibre et des intersections, le réel comme la fuite d’animaux effrayés quand, à mille pas, on ose à peine respirer.

Puis il y avait d’autres moments, des moments qu’il choisissait : des moments où il laissait volontairement l’appareil photo dans son sac ou chez lui. C’étaient d’autres moments laissés passés devant lui et auxquels il faisait grâce – à qui ces moments lui faisaient grâce aussi. Parce que dans ces moments particulièrement sacrifiés, ce qu’il sacrifiait était le temps lui-même accordé à ces moments éprouvés dans le manque futur – et qu’à ce manque il se livrait entièrement dans l’instant. Ces moments, il ne les revivrait plus jamais, n’en possèderait jamais l’image. C’était comme le contraire d’un sacrifice : la vie accordée à la sauvagerie du temps.

À choisir entre le souvenir d’une expérience qu’il n’avait pas vécue en la tenant à distance de l’appareil, et le manque d’un temps profondément éprouvé, mais qui ne laissait aucune trace, est-ce le sacrifice de l’un pour l’autre, ou de l’un par l’autre, il ne tranchait pas.

Il accordait à ces moments la douleur et la joie en pure perte ; ces moments étaient les plus sacrés, où la beauté pouvait le terrasser.