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Quand la nuit vient | Le Glas #42

vendredi 28 juin 2019

Un peu avant midi, le glas sonnait. C’était presque chaque jour. À cent mètres de là où il vivait, une église se levait péniblement au milieu des immeubles ; on pouvait se demander à quoi elle servait : lui, il savait – un peu avant midi, le glas qui sonnait, il l’entendait.

De sa chambre, il savait alors qu’il était midi, un peu avant. Le glas annonçait le pli de la journée, et c’était peut-être cela aussi qu’on enterrait, déjà ; il souriait à cette pensée. Le glas, indifférent, sonnait.

Il n’avait jamais entendu le glas avant – comment savait-il que c’était le glas alors ? Au début, il pensait que c’était l’angélus : un peu avant midi, la ville se souvenait que l’église avait longtemps été plantée au milieu des champs, et que midi devait sonner le rappel des paysans. Mais non. Ce n’était pas l’angélus. C’était le glas.

Il le savait simplement, à cause de la lenteur, à cause de l’arrêt dans l’air qui se faisait entendre, à cause de la triste indifférence du jour contre l’indifférence du glas. Le glas sonnait un peu avant midi, il en était persuadé, et cela suffisait à faire de chaque midi le moment du glas.

Chaque midi, cela faisait beaucoup de corps à charrier, beaucoup de paroles définitives et solennelles à prononcer, beaucoup de solitudes à peupler. Il était impossible que dans chaque église, chaque midi sonnât le glas. Peut-être était-ce la seule église dont la tâche était d’accompagner les morts ? Il habitait près de cette église-là, indifférent à cette idée.

Dans la succession des jours et des glas, l’habitude venait, elle était inévitable.

Encore un midi, encore un glas : chaque jour que Dieu faisait (et il en fait un chaque jour) donnait lieu à un autre jour, à un autre glas. Lui songeait à l’habitude du prêtre qui devait dire les mêmes mots chaque midi devant des morts toujours différents, toujours semblablement morts : le prêtre faisait sans doute l’effort de faire entendre tout le scandale effroyable de la vie face à la mort, et toute la joie des corps rappelés. Tristesse et joie devaient sans doute s’échouer sur la mécanique habitude d’un midi comme un autre.

Il y avait pire que l’indifférence du glas pour le jour, ou celle du jour pour le glas : il y avait l’indifférence des corps pour lesquels chaque jour on faisait entendre le glas et qu’on portait dans le cercueil d’un lieu à un autre.

Depuis sa chambre, le glas sonnait donc le glas de chaque jour bien davantage que celui des corps qu’on emportait. Il annonçait le glas du jour suivant, et de tous les jours à venir : il annonçait peut-être son propre glas.

Devant l’église par hasard, il était passé un peu avant midi : le glas sonnait pour une foule minuscule, bientôt morte déjà, qui chantait d’une voix inaudible la joie des retrouvailles. Lui passait, le glas sonnait, la ville autour indifférente avalait les corps qu’on lui donnait.