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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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Jrnl | Du temps qui ne passe pas
[24•11•06]
mercredi 6 novembre 2024
Le temps parfois s’exprime comme un peintre
Il change la couleur ou si vous préférez
Il change de couleur comme un homme pâlitAragon, « Poème du temps qui ne passe pas » (Chambres)
Ils disent que c’est une rupture, une bascule ; comme à chaque événement — que c’est ainsi qu’on reconnaît un événement : que la rupture fait entaille dans l’ordre des choses. Ils disent à chaque seconde que les événements disloquent le temps, que c’est terrible. Mais il n’y a pas d’événements, les bombes tombent comme elles le font toujours, sans cesser de tomber et dans les mêmes bruits, les mêmes déflagrations qui n’ont rien d’insensé, mais calculé : bien sûr que tout est chirurgical, l’opération consiste à ce qu’il ne reste rien. Il n’y a pas d’événements : ce qui s’élit n’est que le visage plus obscène de ce qui a lieu, a déjà eu lieu — a cours dans les marchés des idées toujours aux valeurs toujours davantage haussières. Il n’y a pas d’événements. Aucune rupture. C’est l’ordre du monde qui s’accorde à lui-même plus clairement ; c’est l’image d’Épinal aux couleurs qui débordent et qui décident d’être une image instagramée, dont le filtre est celui de la fierté orgueilleuse d’être immonde. Il n’y a pas d’événement ce soir : une clarification, et dans la boue où l’on est, une boue plus semblable à elle-même. Aucun événement : le monde n’est désormais plus que sa propre représentation, et ce qu’on éprouvait dans la chair des choses devient sa matière même, institutionnelle. Les bombes tombent, les élections élisent, les cadavres sont rejetés à la mer, les nuits s’effondrent, la réalité est inacceptable.
Chercher des antidotes, des sortilèges qui n’endormiraient pas. Plonger dans les textes de Enzo Cormann pour un travail en cours. Trouver des forces. Lire aussi ceci, d’Olivier Neveux, dans la préface qu’il propose de l’Histoire mondiale de ton âme : « On sait à peu près ce qu’il faudrait détruire de ce monde pour le rendre vivable — sans bien savoir comment. » La liste de ce qu’il faut détruire s’allonge chaque jour, à mesure des destructions de ce monde. Il n’est plus temps de se demander « Que faire ? », on le sait bien. Mais « Comment ? »
C’est comme regarder la pluie dehors et se demander par quel moyen on ferait de ce bruit discontinu et sourd, immatérielle et latent, quelque chose comme des ruelles intérieures, ou des amitiés, des motifs de ne pas renoncer ou des œuvres qui donneraient envie de vivre. Fermer les yeux fait cela, quand soudain les images prennent corps. Tomber amoureux. Refuser ce monde aussi. On a moins besoin de consolation que de forces pour conjurer le désespoir, et on en manque tant, le soir ; le matin nous trouve si fatigués : il faudra faire quelque chose de la fatigue pourtant qui ne soit pas des raisons de se laisser changer en pur réceptacle de la pluie, du désespoir.
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Jrnl | La perfection est impersonnelle
[11•01•24]
vendredi 1er novembre 2024
Ce qui est sacré dans la science, c’est la vérité. Ce qui est sacré dans l’art, c’est la beauté. La vérité et la beauté sont impersonnelles. Tout cela est trop évident. Si un enfant fait une addition, et s’il se trompe, l’erreur porte le cachet de sa personne. S’il procède d’une manière parfaitement correcte, sa personne est absente de toute l’opération. La perfection est impersonnelle. La personne en nous, c’est la part en nous de l’erreur et du péché. Tout l’effort des mystiques a toujours visé à obtenir qu’il n’y ait plus dans leur âme aucune partie qui dise « je ». Mais la partie de l’âme qui dit « nous » est encore infiniment plus dangereuse.
Simone Weil, La personne et le sacré [1]
La fatigue se mesure aux nombres de pensées qui ne laissent pas la fatigue tranquille et l’assaillent et la relancent. Dix jours dans le tambour de la machine, jusqu’à croire être une part de la machine, ou son mouvement. La route dès le matin, un article qui en chasse un autre jusqu’à midi, et l’après-midi, s’enfermer dans un studio d’enregistrement, s’acharner sur le théâtre pour qu’il vienne, et il sait fuir, connaît les ruses, les trappes ; parfois, il se laisse prendre, mais c’est de guerre lasse ou sur un malentendu. Il faut seulement accepter de renoncer, de laisser venir à soi les miracles. De n’être là que pour le rendre possible.
Il y a la lecture aujourd’hui, en continu, de Simone Weil, d’un texte à l’autre, à la recherche de quelque chose qui m’échappe — autour du sacrifice, de cette livre de chair, et de ce que cela suppose de renoncement, d’acquiescement. Pourquoi le théâtre ? Jeter devant soi une forme pour voir comment le monde là se défait : confondre le travail des mains et celui des sens, de la pensée et du corps épuisé : ne surtout pas se trouver, se reconnaitre. Le soir, je découvre dans la boîte aux lettres le Journal de travail de Chéreau, les années 1977-1988 : l’acharnement à chaque page, c’est cela aussi, le travail, le sacrifice et ce qu’on paie — le vent entre nous, la poursuite du vent. Au détour d’une note, Chéreau réécrit ce qu’il avait écrit déjà une année auparavant : « qu’il soit bien clair que la gaieté, l’invention, le mensonge, le mensonge tonitruant, claironnant, viennent d’autres choses, c’est l’envie, l’expression d’un tel désarroi, d’une douleur. » Sur une autre page, la date sur l’agenda d’un rendez-vous avec « Bernard K. » : rendez-vous pris le 4 octobre « au 3e niveau — FNAC du Forum des Halles. » Il n’en reste rien non plus, de ce Forum des Halles alors fraichement rénové, et dans lequel, trente ans plus tard je passerai du temps, — mais quel temps ? —, dans ces ruines. Aujourd’hui, il paraît qu’il est fraichement rénové.
La mer était noire de monde, vers midi : regardant l’eau, la foule hurlant sa joie, je pensais qu’on était le premier novembre, bientôt le deux à Mexico et Guatemala City, alors je pensais à Valence, aux ruines de Donetsk, de Gaza et de la Bekaa — faut-il que ce soit le même monde qui sous les yeux se dérobe ainsi et s’impatiente d’aller au fond des temps où on l’oubliera, dans ces cris de joie et d’ignorance sous le soleil de juin en novembre.
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Jrnl | Rien n’a encore eu lieu
[14•10•24]
lundi 14 octobre 2024
L’instant décisif dans le développement humain a lieu tout le temps. C’est pourquoi les mouvements spirituels révolutionnaires qui déclarent nul et non avenu tout ce qui précède ont raison : rien n’a encore eu lieu.
Franz Kafka, Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin [2]
Il est temps de regarder pourrir le monde : il est toujours temps, puisque la pourriture du monde est sa façon de s’établir et de régner, et de ne pas cesser d’être cette chose inerte dressée entre nous et ce qu’il faudrait rejoindre. Dans les embouteillages de Marseille à Marseille, j’écoute la voix à la radio qui crache sur moi, j’éteins. Je regarde la pluie tomber : c’est de la boue. Le Sahara a soufflé jusqu’à nous encore et le vent nous salue.
La lecture du Procès hier, pour perdre le sommeil (et il se perd) : lire au ralenti pour sentir le poids de la phrase, des images, et respirer avec K. l’odeur âcre de la chambre du peintre, voir avec lui le tableau atroce : la justice représentée avec sa balance, mais en mouvement (comment dès lors pourra-t-elle s’équilibrer ?), sous les traits de la déesse de la victoire, qui soudain se métamorphose sous nos yeux en Diane chasseresse : avons-nous bien vu ? Les jours qui sont les nôtres font lever cette image. Les tribunaux font semblant de juger pour mieux acquitter les criminels ; les drones d’attaques exécutent les peines ; Beyrouth disparaît sous le tapis de bombes qui a recouvert Gaza ; les sinistres au pouvoir lancent sur nous leurs lois immigration qui suffisent à définir l’art de gouverner ; nous sommes seuls, en si grand nombre.
Par-dessus les toits, le jour s’efface aussi à mesure qu’on le regarde. On voudrait qu’il fasse plus vite, qu’il s’éloigne plus loin, que tout cesse, pour que tout recommence, et qu’on puisse faire de la nuit qui nous enveloppe bientôt l’arrière-monde par où la pluie, le vent, la terre serait autre chose que des métaphores du désastre, mais de la pluie, du vent et la cendre où reposent nos morts.
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Jrnl | Qui pousse de nouveau des racines dans les siècles anciens
[05•10•24]
samedi 5 octobre 2024
[…] Toute cette littérature est un assaut contre la limite et si le sionisme n’était pas venu s’interposer, elle aurait pu facilement déboucher sur une nouvelle doctrine ésotérique, une Kabbale. Il y a des amorces dans cette direction. Il est vrai qu’il y faudrait un génie ô combien incompréhensible, qui pousse de nouveau des racines dans les siècles anciens ou recrée les siècles anciens et n’y dépense pas toutes ses forces, mais commence à présent à les dépenser.
Kafka, Journal (16 janvier 1922)
Regarder les frontières se former au milieu de la mer fendue par ses vagues venues mourir jusqu’ici avec l’idée même de frontières déposées à mes pieds : regarder. C’est peut-être pour cela que je me rends, le soir dans le froid et la fatigue, au théâtre, ce qu’on appelle des théâtres. Je la comprends peu à peu, cette peine que je m’inflige. Ce n’est pas, non, pour les spectacles, le spectacle, les acteurs (qu’en sais-je) et les vérités assénées, pas — encore moins — pour le plaisir que j’y prendrai. Mais d’une seconde à l’autre, et d’un spectacle l’autre, j’apprends à regarder. Cela que le théâtre m’enseigne, je l’use ensuite ailleurs : le théâtre m’aura ainsi appris, je l’avoue, à mieux voir la naissance des vagues ou les mensonges des discours, la haine du monde et la beauté qui la venge, l’atroce réalité, le silence, la fragilité de tous les corps, cette façon que possèdent les cheveux de tomber quand on marche, le désir d’être ailleurs et le bruit d’un lac maya quand on jette sur lui une pierre, le sens de la gravité, la peine.
Syntaxe terrible du rêve de la nuit dernière : ou des rêves ? Interrompu cinq ou six fois, il reprenait, non pas tout à fait là où je l’avais laissé — il avait continué sans moi et je reprenais le train en marche. Cette grande maison, bâtie toute en hauteur, murs d’épaisseur de carton, chambre minuscule avec la place d’un lit, escaliers montant toujours plus haut, je la vois si clairement : les amis prenaient possession d’elle en riant, et j’étais triste, sans motif ni espoir, je disparaissais au prétexte de vouloir choisir la chambre, mais c’était pour m’enfuir : je me réveillais alors et quand je reprenais le rêve, des mois, peut-être des années avaient passé, les visages des amis avaient perdu de leur joie, je réalisais que j’avais vieilli aussi ; la maison allait s’effondrer, et alors ? Dans une chambre, un lit froissé témoignait de la nuit passée, le jour ne parvenait pourtant pas à se lever.
Les lumières dessinent sur le sol des frontières qui n’en sont pas : parce qu’elles sont toujours mouvantes, mordent la poussière, sont tout à la fois droites et tremblantes, et sans chaque instant sur le point de s’effacer — les lumières tracent des frontières qu’on enjambe sans s’apercevoir, on est de l’autre côté, le combat des ténèbres et du jour ne se joue que de part et d’autre d’une ligne invisible et plus fine que le monde : les lumières dessinent partout des appels à la décolonisation.
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Jrnl | Le nom de la chose
[01•10•23]
mardi 1er octobre 2024
Des années de nourriture trafiquée, frelatée, reconstituée, nous ont accoutumés à déguster moins la chose elle-même que le nom de la chose.
Annie Le Brun, Du trop de réalité, 2004
Ne pas laisser la réalité tranquille — phrase que j’entends, tout à l’heure, et que je laisse résonner en moi, autour de tout ce qui reste suspendu dans l’air lourd du jour et qui m’accompagne dans le trajet retour d’Aix vers Marseille. « La tâche de la fiction est de ne pas laisser la réalité tranquille ». De l’autre côté de la vitre, le ciel se couvre. Sur lui se pose le souvenir d’une phrase de Lao Tseu : « Laissez la réalité être la réalité. », qui fait tomber sur nous et notre époque les airs de lâcheté que la sagesse possède toujours face à la catastrophe. Oser la laisser être, cette réalité, c’est lui accorder le droit de nous écraser puisque telle est sa fonction désormais. Le droit tranquille : le droit inscrit dans l’ordre des choses et que les choses ordonnées possèdent toujours, que les forces de l’ordre appliquent : la réalité est décidément à l’ordre du jour. Quels antidotes ? La fiction : et l’art de remuer dans l’air les idées qui viendraient frapper l’air et soudain nous faire apparaître la réalité comme un choix, ou seulement malléable. Introduction au discours sur le peu de réalité — c’est le titre de ce déjà ancien livre d’André Breton et ce geste qu’il fit, définitif, de proclamer l’imaginaire comme une part de la réalité — sa part féconde, fécondante.
Mais voilà, la réalité semble aujourd’hui comme l’air comme respire : irrespirable. Ils parlent de la précarité au lieu de dire la misère. Ils nous obligent à ne pas continuer à nous taire tandis que partout on nous tient en respect : autant dire qu’on nous maintient dans le mépris. Les mots sont retournés. Les majorités minoritaires sont renversées au profit de minorités écrasant : la domination sait d’autant plus la loi qu’elle n’est écrite que pour elle. L’avantage : la réalité apparaît elle aussi, telle qu’en elle-même, en machine de guerre. La démocratie n’est qu’un mot en plus d’être cette faon de contrôler les populations. Les guerres ne sont que des opérations pacifistes ; les exécutions ? Des neutralisations. Le neutre ? « Un principe en mouvement, une éthique de désir et de l’absence dont il faut se garder de faire un dogme ». Les mots de Barthes frappent eux aussi l’air vide et résonnent, entre deux bombardements aux phosphores sur les plaines de la Bekaa.
La réalité, ce soir : les embouteillages sur Marseille, la voix d’un vieillard dans le poste qui proclame sa politique générale sur le ton cadavre de l’époque, des bombes qui tombent au hasard sur des camps de réfugiés, des grèves qui ne rassemblent personne, de l’étouffement comme principe actif. Oui, vraiment, chaque discours prononcé par un « responsable » public n’est destiné qu’à nous convaincre de l’impossibilité de la révolte : qu’elle soit inacceptable ou inutile. Le monde n’est plus qu’un programme en quelques points. On voudrait une position, stable, si possible, et la tenir : sur une colline devant les banlieues fumantes, ou dans l’existence, salariée et cotisante. La réalité : ce champ de ruines qui prend la forme de nos villes et de l’organisation intime de cette vie. Le goût du saccage ne nous vient pas seulement d’écœurement : mais comme un enfant devant une flaque d’eau où le ciel miroite. Sauter dessus à pieds joints est la seule réponse valable, et le seul geste qui vaille pour rejoindre d’un mouvement la terre, la pluie et le ciel, seul geste capable de mettre en mouvement le temps, de rendre la vie désirable, sans raison, sans fin, sans mot. La réalité : notre adversaire. Ce avec quoi il faudrait en finir pour commencer autre chose autrement, enfin.
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Jrn | Dans le ciel de l’Histoire
[30•09•24]
lundi 30 septembre 2024
Comme certaines fleurs orientent leur corolle vers le soleil, ainsi le passé, par une secrète sorte d’héliotropisme, tend à se tourner vers le soleil en train de se lever dans le ciel de l’Histoire.
Walter Benjamin, IVe thèse sur la Philosophie de l’Histoire.
Lundi. Au lever du soleil, la course avec les vagues (personne sur la plage ; je jette un regard sur l’endroit précis où les câbles internet se jettent depuis l’Amérique jusqu’à nous) ; la course ensuite avec la vie elle-même, le temps qui percute le temps pour produire cette espèce de fuite d’où s’écouleraient les secondes à grosses gouttes jusqu’à faire d’un clignement d’œil une matinée entière ; l’après-midi, ouvrir la parenthèse pour écrire, s’enfouir entièrement dans la clôture à huit plis ; la course. Quand on court, on atteint parfois ce point où la pensée s’arrête, où elle bute sur quelque chose qui l’anéantit et où tout à la fois elle semble se vide : ce point à partir duquel la douleur dans le corps n’est plus différente de la sensation d’avoir un corps et au-delà duquel le passé n’est qu’un pas, et l’avenir un souffle, le présent seulement ce lieu où le pas vient de se poser pour s’en arracher. Ce point qui n’existe pas et qui nous traverse à chaque foulée. J’y ai pensé plusieurs fois dans la journée, sans le comprendre.
Ciel fait pour le vide et rempli de drones d’attaques ; ville faite pour qu’on y passe et qui s’effondre sous ses décombres : à Beyrouth, deux bombes ont atteint un immeuble, une seule a explosé, l’autre n’a fait qu’éventrer le bâtiment de part en part, qui s’est donc recourbé sur lui-même. Ces bombes veulent venger octobre et ceux qui possèdent encore dans les souterrains un enfant de neuf mois, qui a peut-être eu un an, on ne sait pas. La réalité se passe de mots. Le ciel, lui, est toujours aussi vide, strié des passages d’avions quand je lève les yeux. J’ai appris que pour se rendre au Japon il faut contourner la Russie par le sud ; on rentre par le Pôle Nord — la réalité est ce trajet fait d’un détour ahurissant pour seulement être possible ; la dernière vision du dernier ours polaire sera celle d’un ciel embouteillé.
Marcher dans Beyrouth via Google Street View et refaire les marches ; sentir d’ici les odeurs, entendre les bruits, percevoir toutes les lumières et les ombres — savoir qu’en les rappelant à moi pour les faire durer je commence à les oublier.
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Jrnl | Seul, égaré, muet, et à pied
[26•09•24]
jeudi 26 septembre 2024
Ce n’est que seul, égaré, muet, et à pied, que je parviens à reconnaître les choses.
P. P. Pasolini, L’odeur de l’Inde
Sensation tenace que tout échappe. La vie, ces derniers jours, consiste surtout à savoir ruser contre elle pour mieux dompter ses contraintes. Le temps aussi prend de court, il faut sans cesse le devancer, le prévoir. Je regarde la paume de ma main, les lignes s’enfuient elles aussi, se creusent pourtant, insistent à faire signe ; je les suis du bout des doigts, les lignes entraînent vers le passé davantage que vers l’avenir. Enfant, on ne possède pas d’avenir : seulement un pur présent qui ignore même les jours de la semaine. Maintenant ? Tout échappe, oui : le train qui m’emmène vers la montagne me ramène le lendemain à la mer, les kilomètres se mesurent en mails envoyés, reçus ; il faut donner le change à la réalité.
Et puis, tout autour, il y a ce qui s’effondre. Je regarde mes images de Beyrouth, de Tyr où j’ai tant aimé regarder les pierres, le ciel, où j’ai posé mon ombre sur quoi bientôt rouleront les colonnes blindées ; il y a les cris dans les rues aimées des quartiers d’Achrafieh, de Mazra’a, ou d’Hamza. Le théâtre de Shams, ou ces cafés le soir, les toits terrasses tournés vers Damascus Street (qui ne porte pas ce nom, aucune de ces rues ne portent de noms, sauf dans les cartes des touristes faites pour les perdre). Ce dont nos jours sont faits : le matin, apprendre la suite de la catastrophe ; le soir, en prendre la mesure considérable : et le lendemain, comprendre que le pire attendait.
Les nuages naissent où meurt le paysage : la disparition du monde devient davantage qu’une simple hypothèse dont on voit l’horizon comme on voit la mer, le soir, au moment où la jour tombe sur elle.
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Jrnl | Le soleil se mourant
[09•09•24]
lundi 9 septembre 2024
Encor ! que sans répit les tristes cheminées
Fument, et que de suie une errante prison
Éteigne dans l’horreur de ses noires traînées
Le soleil se mourant jaunâtre à l’horizon !
Mallarmé, L’Azur
Sur la route ce matin, la même vitesse me frôlait, immobile dans la voiture, tandis que je laissais mes pensées se perdre quelque part où je n’étais pas : il fallait pourtant s’y résoudre, c’était bien la rentrée, celle qui ne conduit que vers la sortie, comme cette bretelle d’autoroute qu’on prend inévitablement après cette longue courbe sur la droite et qui conduit vers Aix-en-Provence, après m’être faufilé entre les fous furieux en costume dont on devine les insultes dans leur habitable. S’y résoudre, mais ne jamais s’habituer : et pourtant, je suis de nouveau là. Malgré moi, je jette toujours ce même regard dans cette côte vers Luynes pour apercevoir, une seconde à peine, les miradors de la Maison d’arrêt (mais comment faire dans cette vie sans ce geste), et c’est d’un même mouvement imperceptible que je jette encore ce regard (est-ce le même ?) vers la Sainte-Victoire découpée dans le matin, indifférent à tout, usée de tant de regards. C’est la rentrée, où qu’on regarde. La radio crache l’actualité à notre visage ; je m’efforce de me laver avec de la musique qui n’est jamais assez forte, assez juste, assez féroce pour m’en délivrer.
Je trouve cette phrase dans le rêve : la mort, on s’endort trop longtemps et quelqu’un finit par trouver. Je crois que c’est dans une pièce de Sara Stridsberg, je ne sais pas, je reste avec elle et je m’allonge à ses côtés ce soir, avec le désir de la consoler.
La vérité n’est pas dans un seul rêve, elle est dans beaucoup de rêves : cette fois, je sais que c’est Pasolini qui arracha cette phrase de lui, et je sais aussi qu’il faut renoncer à faire de Pasolini un auteur de phrase sous peine de défaire en lui sa puissance scandaleuse, irréductible, l’horreur adorable qu’il inspire et le désir terrible qu’il suscite. Mais la phrase de Pasolini flotte autour de moi, comme un contrepoison à celle de Stridsberg : devant la mer hier, au milieu de mon souffle (je courrais et les vagues arrivaient toujours avant moi), le soleil s’est mis à tomber, comme cela, et je voulais comprendre comment était fait l’horizon — jusqu’à me souvenir que l’horizon, on le fabrique avec des phrases comme celle de Pasolini. L’horizon est le seul lieu qu’on ne rejoint pas, il est même ce qu’on ne rejoint jamais et pourtant : comme dans les pièces de Tchekhov, ce là-bas qui permet de traverser le jour, sûr qu’un lendemain saura nous en arracher, et ce n’est pas l’espoir, non, c’est la vérité : un jour, l’Histoire aura lieu qui rendra ce jour caduque, et s’il faut nous supporter l’ignoble du jour, c’est pour cela : qu’il aura été renversé et défait. Je regarde comme le jour s’y prend pour défaire la lumière et la jeter, par-dessus bord, faire lever la nuit seule capable de faire lever un autre jour. Je regarde et j’apprends.
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Jrnl | ignorants de la trappe des gouffres
[09•04•24]
mercredi 4 septembre 2024
Par la nuit de tempête où les phares s’engouffrent
Comme des fouettés et des déterminés,
Nous marchons, ignorants de la trappe des gouffres,
Vers l’horreur des demains sans paix ni charité.Vents, étoiles, déserts, la Ville va nous prendre
Chères amours, et bois et montagnes et prés,
Et lacs de bleus reflets et couleurs de ciel tendre,
Pour enchaîner et abrutir vos libertés.Gaston Miron, « Désemparé »
Le poème de Miron ne dit rien du temps qu’il fait ce quatre septembre, l’orage de tous les diables avec la foudre qui s’écrase en même temps que le tonnerre, la pluie qui s’effondre aussi épuisée que nous de tout le poids de l’Histoire qu’il nous a fallu porter un jour de plus, mais où ? Il faut reprendre. J’ai trop laissé ces pages. Entendu au café : Tu sais, cette douleur, quand elle est tellement forte qu’on ne la ressent pas. L’écrire ici pour lui donner une place et qu’elle repose, et que je ne l’oublie pas ; ou n’est-ce pas le contraire : l’écrire pour m’en débarrasser et qu’elle rende possibles d’autres phrases ? Par exemple, celle-ci, entendue il y a longtemps déjà, griffonnée sur le téléphone pour conserver la trace ou la douleur qui a lancé jusqu’ici : Elle, elle n’est pas dans la réalité, elle est dans sa réalité.
On est lourd de ces phrases qui nous hantent et nous possèdent, mais qu’en faire ? Un monde qui ne serait pas celui-là, oui. Un monde qui saurait les accueillir et leur donner forme : donner forme à ces phrases et ça fabriquerait des romans justifiés seulement pour une phrase ou deux qui auront été capables de nommer le monde et le détruire. On nomme aussi pour mieux détruire, faire de la place.
Ce monde-ci, cela fait trop longtemps qu’il pèse sur nous, le ciel et la terre, et l’horizon de l’Histoire.
Un été à chercher dans quelques pièces de théâtre les outils de déblayage ; traquer plutôt.
Et voilà la prétendue rentrée. Celle qui ne fait toujours que recommencer et n’existe que pour faire entendre l’absente de tout bouquet, cette sortie par où seulement tout serait désirable enfin.
L’odeur de pluie dehors, la terre comme ce chien mouillé surpris par la pluie et qui ne sèchera plus jamais, qui regarde. Le platane dégoûte lentement dans le soir qui s’ouvre, sa lumière blafarde, lointaine.
Entre nous et la réalité, la distance qui sépare l’orage du lendemain.
Le poème de Miron se poursuit.
Où irons-nous, mon âme, à quelle heure servile ?
Ô forces de la vie, ô lumières d’été,
Quels pays fabuleux, quelles secrètes îles
Vous hébergent encore en toute intégrité ?Dites-dites-le-nous, les oiseaux de passage
Qui avez bu le vent des pays visités :
Lors d’une escale autour d’un étrange village
Auriez-vous eu cette vision d’un enchanté ?Le poème de Miron se poursuit, mais ne s’achève pas ou alors quelque part où ne pas aller ni le voir, sauf à détruire le monde : ce qu’il faudra bien faire, un jour ou l’autre, en espérant que ce ne soit pas l’autre.
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Chronique de Paris désert [#3]
[24•07•24]
mercredi 24 juillet 2024
Ici, on abandonne ce qu’on ignorait posséder
Au-delà d’un certain nombre d’humains, rien n’était plus garanti.
Les escaliers peinaient à gravir le ciel, accablé du poids de ce qui les cernait.
Des ruses parfois semblaient se dessiner.
Des énigmes partout.
Des cris transformés en musique silencieuse, en dessin invisible.
Et parfois, dans les vieux tableaux du passé, des indices d’un devenir fatal.
[1] Le texte a paru pour la première fois sous le titre « La Personnalité humaine, le juste et l’injuste » dans la revue La Table ronde, n° 36, en décembre 1950. Il a été repris sous le présent titre dans les Écrits de Londres et dernières lettres, Paris, Gallimard, 1957.
[2] Texte établi par Max Brod et publié en 1953, bien après la mort de Kafka, à partir de fragments retrouvés