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Fabrice Lambert | L’art et la manière de meubler
Jamais assez
vendredi 17 juillet 2015
Avignon 2015, Gymnase du lycée Aubanel
Au centre, un carré de lumière trace l’espace où évolueront dix danseurs dans la musique saturée de guitares et striée de voix. Une heure durant, dans le gymnase du lycée Aubanel, la chorégraphie de Fabrice Lambert, sagement, sérieusement, avec patience et acharnement, est à son travail : une heure comme on remplit un sac – ou le temps, ou l’espace – avec ce qu’on trouve. Domine alors doucement le sentiment que ce spectacle ne fait que meubler.
Lisant le propos que Fabrice Lambert tisse savamment dans le programme, on rencontrera noms de Maîtres (Pasolini, Virilo, Deleuze et Guattari), de Modèles (Carolyn Carlson, Catherine Diverrès, François Verret, Rachid Ouramdane… [1]), de Concepts (l’accident intégral, le corps sans organe), d’Idées (expériences de perception, bloc de pensée, d’énergie, de matière), lieux communs qui donnent à penser de la pensée tout établie, plutôt qu’ils ouvrent à la pensée les relations qui en renouvelleraient l’usage. Mais passons : on sait combien un chorégraphe aujourd’hui doit se plier à ces emprunts pour donner des gages aux institutions et parer ses projets d’un habillage rationnel et poétique – ce qui est convoqué ici porte ensemble les deux masques – ; façon de chausser les cothurnes tragiques pour se pousser du col. Jamais assez : jamais assez de références. Un corpus, avant les corps – au lieu même des corps. Il faudrait malgré tout qu’on se penche un jour sur cette normalisation rampante des pensées les plus vives de notre présent ramenées dans ces dossiers institutionnels à des platitudes convenues, passe-partout consensuels, passe-muraille stériles. On imagine qu’à un fonctionnaire de la DRAC ou un directeur de théâtre ce que de tels propos peut provoquer, évoquer : le dossier épais et nourri de citations comme gage de sérieux, et tant pis pour la cohérence – le temps est à la boîte à outils, à l’invocation de ce qui tient lieu de pensée plutôt qu’à l’invention de ses propres outils forgés pour soi-même.
Une fois encore, on sait trop combien les circuits de production exigent d’habillage et on s’autorise à feuilleter avec bienveillance et nonchalamment ces belles notes d’intention qui meublent le projet, pour meubler le temps ; c’est aussi peut-être la fonction de ce type de prose : que le spectateur puisse rêver distraitement autour des citations, syntaxe contemporaine de la pensée réduite à du slogan [2] – le temps passe, c’est sa nature ; on lit en attendant que le rideau s’ouvre. Car un rideau est levé à l’avant-scène. Dans l’esprit du metteur en scène, c’est peut-être une audace formelle folle, provocation même : ou comment renouer aux gestes les plus éculés du Théâtre voudrait témoigner de sa néo-modernité ? Détail ; d’ailleurs le rideau s’ouvre sans les trois coups, il ne faut pas exagérer. Mais c’est un premier signe qui aurait dû nous alerter : « Quand la philosophie peint gris sur gris, c’est qu’une figure de la vie est devenue vieille » – et quand le spectacle vivant se maquille le visage avec ses propres cendres ?
Outre les lieux communs de la pensée contemporaine et les slogans qui font le sérieux d’un projet, Lambert a donné à son spectacle un propos : ou plutôt un propos préexiste à son spectacle. Propos qui donnera matière à celui-ci, figure et dramaturgie, presque récit, à l’entendre. C’est un documentaire de Michael Madsen, Into Eternity, sur le chantier d’enfouissement des déchets nucléaires, chantier immense pensé à l’échelle de temps millénaire de destruction de ces déchets, qui a fortement impressionné le chorégraphe. On voit bien que ce film avait tout pour plaire à un artiste qui voudrait se situer à l’intersection des sciences humaines, sociales [?] et physiques [??] – brassons large – avec la volonté de le brancher à la philosophie de notre temps (qui date, faut-il le rappeler, des années 1970), et qui lui permet d’ajouter la ligne développement durable au CV de son projet. Parmi les soutiens financiers du spectacle, le Ministère de la Culture et de la Communication donne la main à la Fondation BNP Paribas : la danse est aussi un ami (concept blanchotien qui servira peut-être au prochain spectacle) de la phynance.
Mais le rideau s’est déjà levé tandis qu’on rêvait centrale nucléaire et déchets infiniment détruits, et que dansent devant nous dix beaux danseurs à la technique aussi irréprochable que la plastique. Une heure durant, le spectacle construira sa dynamique précise et souvent belle : une montée en intensité comme l’écrivent les artificiers du 14 juillet – gerbes isolées de solos (chacun son tour seul), puis duos, trios, avant le final de plus forte intensité (oh, la belle bleue, oh la belle rouge). Distraitement, on se souvient du propos. On tâche un peu d’ajuster sa fable à ce que l’on voit : les corps des danseurs seraient telles particules en mouvement, en désintégration, ou en libération ; mais peut-être la centrale nucléaire n’est qu’une allégorie de notre condition inhumaine, vouée à l’impossible destruction et infiniment vivant malgré tout ? Le poème sur le poème est aussi stérile que vain ; devant nous les dix danseurs dansent leur propre mouvement, et sans doute cela est assez.
Car on devine un propos chorégraphique plus ferme – et moins de seconde main, que celui pseudo-philosophique et pseudo-politique, qui remplit le programme. Un travail où s’articulent finement et avec grande précision labeur sur le temps et ouvrage sur l’espace. De l’espace, on le dira recomposé presque à chaque moment, tant les corps en disposent autour d’eux – plutôt que l’espace dispose de leur corps –, le fermant soudainement, l’ouvrant plus largement, construisant des archipels et des continents, fabriquant avec science ce plateau en équilibre sous leur pas dont on a l’impression que, posé sur les cornes d’un taureau, il pourrait demeurer dans l’instabilité dynamique qui les maintient debout. Du temps, on le mesure relatif (ah, si Bergson avait été convoqué, on aurait pu demander des financements à un fabricant de montres : les Lipp sont aujourd’hui mécènes) : accélération soudaine des arabesques, et ralentissements en sortie de gestes, élévations brusques des corps, effondrement dans la lenteur d’une gravité contre laquelle lutte pied à pied la légèreté de ces danseurs.
La syntaxe chorégraphique de Lambert est lisible, ouverte, d’aucuns diraient accessible : rayonne surtout la boucle, qui autonomise chaque danseur et rend à chacun ses minutes d’attention. Ce spectacle se regarde geste après geste, et tableau après tableau par contiguïté de danseurs à danseurs – l’écriture de Lambert est généreuse pour ses danseurs et ses spectateurs : et c’est sans doute dans cette évidence – la fermeté de cette syntaxe – qu’apparaît finalement la portée de ce travail : sa datation immédiate. Car ces mouvements écrits et sur-écrits répondent absolument à l’idée que l’on pourrait se faire de la danse, d’une danse telle qu’en elle même le passé l’a produite et reproduite. Elle concède à la modernité (les brusques changements de rythme) davantage qu’elle n’en fait la conquête – et se fonde sur un classicisme (les voltes et les déplacements, la logique binaire du solo et des duos) comme socle où s’adosse le spectacle davantage que comme une forme à déconstruire ou à attaquer.
Spectacle plein de sueur et sans larmes – singulier et accablant paradoxe d’une démonstration mécanique de chair et de corps qui finit par produire de la désincarnation. Parfois (geste qui lorgne vers la modernité comme un passage obligé, voire contraint) la musique lourde s’arrête et on entend toute la pesanteur du souffle et des halètements, ceux qui marquent l’effort, mais dont on devine qu’ils agissent aussi comme signe pour les autres danseurs de la présence d’un tel pour le dessin des déplacements : on voit le travail à l’œuvre comme travail, comme du travail. Ces corps ne sont pas pour autant prolétaires du geste, plutôt artisans, athlètes mêmes. Alors face à ce mouvement, aucun déplacement intérieur : tout est à sa place sur scène (séquence édifiante où chaque acteur rapidement se croise pour que l’ensemble forme comme une spirale d’ADN : personne ne se heurte, tout est réglé comme une partition, ou ces boîtes à musique dont on tourne la manivelle pour entendre le son mécanique et rassurant d’une chanson vieillotte), tout interdit l’accident, la démesure, l’impossible, l’impensable, l’insensé, le débordement, le surgissement (la vie).
Une heure durant, ces corps auront accompli le programme qu’inlassablement dans leurs répétitions ils auront préparé. Aucun changement à vue : chaque minute passera, réalisée dans l’enchaînement des mouvements, comme on l’avait prévu sur le papier. Entre le programme qui avait meublé le temps, et devant soi ces corps tous à la tâche de meubler l’espace, on regarde quelque chose qui a déjà eu lieu, et qui paraît résolument obsolète.
Seule une image demeure : la première. Le carré de lumière au centre du plateau est vide. Imperceptiblement, des mouvements dans le lointain. Peu à peu, on discerne des corps roulés contre le sol, liés les uns aux autres, avançant vers l’avant-scène, lentement, très lentement. Ils atteignent le bord le plus éloigné du carré de lumière, l’avalent : et cependant, l’image donne à penser que ce sont eux, corps noirs, qui sont brûlés par la lumière et fabriquent une matière opaque, comme une coulée de lave avance et brûle en se solidifiant. Cette image, brève et liminaire, proposait la danse comme ce mouvement capable de fabriquer du temps en détruisant l’espace, d’arrêter le temps en inventant un autre espace, de faire du sol la surface même d’une profondeur, et de la virtuosité des acteurs, la pesanteur encombrée de leurs corps roulés sur eux-mêmes. Une façon de lutter contre la danse et le temps et l’espace et de lever un propos de lui-même. Mais, très vite, immédiatement après cela, les corps se sont mis à danser.
Voir en ligne : Critique parue d’abord dans l’Insensé