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Koltès | 1988, autour du Conte d’Hiver

Piccoli, Bondy & Shakespeare

mardi 26 juillet 2022


Le 9 mars 1988 : quelques jours auparavant, Roberto Succo avait tenté de s’évader par les toits, et nu, au soleil, avait hurlé des insultes incompréhensibles à la télévision. Mais mars 1988, c’est aussi la création du Conte d’Hiver, l’étrange et maléfique Dark Comedy de Shakespeare que met en scène Luc Bondy au théâtre Nanterre-Amandiers : à la radio, sur France Culture, Yvonne Taquet s’entretient avec le metteur en scène, accompagné de Michel Piccoli qui jouera Leontes, et du traducteur de la pièce : Bernard-Marie Koltès.


Michel Piccoli : "Shakespeare est un farceur"
Philippe Garbit, Albane Penaranda, Mathilde Wagman/Les Nuits de France Culture (2021)

C’était un mois plus tôt donc, en avril, que l’émission est enregistrée : après une journée de répétition, on entend la fatigue exaltée dans la voix de Bondy, de Piccoli, et dans celle de Koltès, une joie tranquille, et comme souvent dans sa voix, un rire franc, canaille.

Je découvre cet enregistrement — il doit y en avoir d’autres, on les découvrira selon les envies de la radio diffusion –, Luc Bondy paraît heureux d’un travail féroce, ambitieux, et Piccoli, plein d’appétit aussi devant le monument ; et Koltès de prendre tous les contre-pieds possibles : la langue de Shakespeare est évidemment limpide, il suffit de s’attacher à la stricte simplicité de la phrase… Le jeu de Koltès, le sourire matois, est transparent ; il n’est pas sans vérité sous le mensonge, ni sans leçon : il en fera une morale, ou presque, de cette langue directe, franche — la complexité résidant seule dans la composition d’ensemble, l’énigme dans la structure, le secret dans l’architecture du labyrinthe, non dans la coquetterie de la maçonnerie [1]

On entend bien d’autres choses dans ce court entretien, et peut-être surtout, implicite et évidente, l’amitié avec Piccoli, ici rayonnante.

La pièce est donc créée le 8 mars et sera jouée l’été dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes à Avignon ; le 9 mars, l’enregistrement est diffusé — mais tout se jouait déjà ailleurs. Le 1er mars, Succo avait dansé sur les toits, et frappé par un fragile coup de vent, était tombé lourdement : Koltès n’avait rien manqué, et s’était jeté à corps perdu, armé de la langue que lui avait donné Shakespeare – qu’il lui avait prise de mains plutôt –, tranchante et effilée, dans sa dernière cavale pour approcher cet astre mort.

Reste, dans la voix déposée, cette vitalité terrible après le corps à corps avec Shakespeare, une soif sereine, le désir vif d’aller outre.


Portfolio

[1François Koltès m’écrit ceci au sujet de l’entretien :

Oui, j’étais dans la salle comme on dit, puisque je trimballais Bernard à Nanterre. C’était juste avant de dîner et ça s’est fait sur le pouce, ils avaient plus envie de manger que de parler. Je ne me souvenais pas de ce qui s’était dit, sauf du ton un peu agaçant de B (comme parfois cette année-là) du regard de Piccoli vers le plafond quand il cherchait ses mots et se perdait et de la tranquillité avec laquelle répondait Luc à des questions qui semblaient ne pas vraiment l’intéresser. En tout cas merci pour cet interlude oublié, dans ce restaurant qui avait le nom de cantine - un léger snobisme de Patrice repris par la journaliste - qui n’avait rien à voir avec la cantine de l’usine ni d’ailleurs avec celle de la Comédie Française -, mais où nous avons passé de bons et très forts moments quotidiens au temps de la ruche Chéreau et de Quai ouest puis par intermittence pendant la Solitude et le Conte d’hiver. C’est assez drôle d’entendre B dire à la question-réponse de la journaliste que c’était la première fois qu’il écrivait un texte en partant d’une œuvre préexistante, surtout s’agissant de Shakespeare.
[…] Agaçant quand même, il avait par moment un côté frimeur même si ce que tu dis de son rapport à l’écriture de Shakespeare est vrai, il en rajoutait un peu en particulier dans le ton. En cela il avait quelque chose de Chéreau lorsque celui-ci pouvait dire à propos de Zucco : « je les laisse faire et après je leur montrerai comment on fait » ou du théâtre à la fin des années 90 : « je ne sais pas trop ce qui se fait en ce moment, maintenant que le théâtre s’est éloigné de moi… »
Finalement, rien d’important mais ce petit truc qui est, pour B une sorte de jeu de langage, empreint d’affabulation ou d’exagération (pas trop tout de même) mais qui pour lui était de tout temps un mode d’expression et une manière d’entraîner les autres dans son enthousiasme. Par exemple quand on sortait du cinéma où le film l’avait emporté, c’était évidemment le plus grand film de tous les temps, de même pour les livres, etc. Pour son ami Willy, bien sûr qu’il avait totalement oublié son adaptation d’Hamlet, celles de Gorki, de Dostoïevski ou de Salomon, mais là qu’il était en plein « dedans », bien sûr qu’il lui rendait hommage en disant que son écriture était à la fois la plus grande et la plus simple du monde. Shakespeare faisait partie alors de son univers, comme l’avait été son pote Fiodor, où Faulkner ou Conrad ou Huston ou Fellini et j’en passe. C’est cela finalement que l’on peut ressentir en entendant sa voix, que l’on ressentait en tout cas quand il parlait de ce monde qu’il s’était créé et dans lequel on avait la chance de le suivre-ou non. En fait, le « cercle » alors était assez restreint, il s’est considérablement élargi depuis sa disparition et sa voix passe certainement par son écriture.