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Patrick Kermann | La mort en face ou le chemin de la méduse

À propos du Jardin des Reliques

mercredi 5 avril 2023


Article paru dans la revue Incertains Regards n°10, « Formes transitoires »,
Presses universitaires de Provence, – mars 2022

Cette note dramaturgique aurait dû accompagner la création sonore de la pièce, Le Jardin des Reliques de Patrick Kerman, réalisée avec les étudiants de la section théâtre d’Aix-Marseille Université — mais en raison de la crise sanitaire, il a été impossible d’enregistrer la pièce. Ces notes accompagnent pourtant le travail dramaturgique effectué à l’automne 2019 avec les étudiants.


Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement.
La Rochefoucauld, Maximes

On voudrait parfois être une tête de Méduse pour changer en pierre un groupe comme celui-là et puis appeler les gens. […] Il s’agit là d’une sortie hors de l’humain, de se rendre dans un domaine tout à la fois tourné vers l’humain et tel que l’humain s’y sent déplacé […] L’art garde ici encore une fois quelque chose d’étrange, de dépaysant. […] L’art met le moi à distance. Il demande ici qu’il y ait dans une certaine direction une certaine distance, un certain chemin. Et la poésie ? La poésie qui doit bien, n’est-ce pas, prendre le chemin de l’art ? Ce serait donc cela le chemin au bout duquel il y a la tête de Méduse.
Paul Celan, Le Méridien

Un dernier face-à-face

La scène est à la Chartreuse de Villeneuve-Lez-Avignon, au début du siècle. On sait l’histoire, elle hante encore malgré elle les couloirs des lieux. Patrick Kermann achève une résidence d’écriture cet hiver-là. Le 29 février 2000, il met fin à ses jours dans sa cellule de résident. Sur la table de travail, des feuillets rangés avec soin sous ce titre : Le Jardin des Reliques.

La mort signe-t-elle l’œuvre ? Est-elle l’envers de l’écriture ou comme son sceau finalement déposé ? Appartient-elle à la vie encore, et serait-il possible de considérer cette pièce en dehors de ce geste ? Il faut pourtant s’arracher à la sidération de la mort, au nom même de ce qui dans l’œuvre demeure à vif, mobile, appelé — hors l’énigme scellée dans ce qui la clôt — par la scène, les corps qui viendront dire les mots hantés par l’écriture, cette revenante de nulle part.

Au cours de sa résidence, l’auteur avait confié à Frédéric Sacard — qui travaillait alors à la Chartreuse auprès de la direction du Centre National des Écritures du Spectacle — son désir de composer une pièce qui soit comme un puzzle d’au moins dix ou onze parties — dix ou onze pièces, fragments morcelés d’un tout qui ne se laisserait voir qu’une fois ajustées les pièces les unes aux autres. « Chacun des morceaux — en plein ou en creux — se reliant à un autre. L’enchâssement ou du moins la jonction des parties pouvant révéler un motif formel et/ou thématique [1]. » Quelques jours avant le geste fatal, Patrick Kerman avait écrit six parties. Alors que Frédéric Saccard lui rappelait son projet d’en composer au moins dix, l’auteur de La Mastication des morts [2] lui répondit que « ce n’était peut-être pas nécessaire [3]. »

Non, la mort n’est pas l’ultime signe de l’écriture, pas même la signature de l’œuvre. S’agissant pourtant du Jardin des Reliques, pièce hantée, nombreuse, en mouvement, mais dont le regard semble obstinément fixé, adressé, rivé à l’irrémédiable, la mort semble littéralement incontournable. Dans le face à face qui s’y déploie se joue le véritable drame à l’œuvre dans l’œuvre : frontalité du théâtre, frontalité de la mort, quelque chose déplace la conventionnelle théâtralité du rapport scène/salle vers une adresse de l’écriture à la finitude — via (et c’est le fragile paradoxe qui fait tenir l’œuvre sur elle-même) l’appel d’une infinie reprise sur les plateaux telle que le théâtre, cet art de la répétition, désire infiniment demeurer, et sur quoi l’art du théâtre repose.

Lire Le Jardin des Reliques, c’est se placer à cet endroit impossible. C’est se tenir face à ce qui ne nous regarde pas (l’adresse d’un auteur à la mort) ; c’est regarder ces jeux d’adresse, de défi, lutte à mort de la vie contre ce qui la nie ; c’est intercepter les forces encloses dans les adresses pour rejouer cette lutte, et ne jamais l’achever que dans ce qui rendra possible son recommencement. En somme, si l’on devait reconstituer l’œuvre comme trace, on la tuerait une seconde fois : on s’y figerait comme face à la Méduse ; c’est plutôt comme trajet qu’il faudrait la considérer, tâcher de ne pas la regarder en face, mais par le biais de l’art, qui n’est pas refuge loin des forces, mais déplacement par quoi seul on peut voir. Car face à la lumière, on ne voit rien ; on ne voit son spectre diffus que si l’on se place dans l’ombre. On voit alors la poussière en suspension.

C’est ce travail mobile et complexe de la frontalité jouée dans l’œuvre et déjouée dans sa lecture, rejouée sur scène, qu’on se propose d’interroger ici — et d’en proposer le trajet.

Chemin épars, finalités sans fins

Soit donc six pièces du puzzle : « Le spectacle de sa douleur » ; « Er » ; « Fable du temps d’avant » ; « Le monde etc. » ; « Vortex » ; et « Sheol ». Nulle dramaturgie de la révélation progressive ici, encore moins celle d’une tension narrative vers un dénouement, plutôt éclat successif où l’ordre des séquences semble pas à pas défaire toute idée d’ordre et d’ordonnancement, où le désordre est seule puissance d’organisation – corps sans organe, autant dire devenirs, mouvements aberrants et multiplicités. Mais puisqu’il faut bien faire le premier pas, suivons chacune des pièces/séquences, totalité close par elle-même, mais qui n’ont de finalité que pour être liées à une autre — le tout formant moins un tout qu’une constellation, où ce qui fait le dessin tient moins aux images qu’aux lignes imaginaires tracées entre deux astres peut-être déjà éteints quand nous recevons leur lumière à distance.

« Le spectacle de sa douleur » est un monologue d’une vieille femme adressée (à qui ?), laquelle demande qu’on la regarde. Contre-blason à la première personne, le monologue dessine comme un portrait baroque de la vanité où la chair livide, presque morte, s’offre comme objet de contemplation et d’adoration paradoxale. Son corps est l’espace sidérant où s’est déposée, jours et nuits, toute une vie arrivée jusque-là, dans quelques rides, sous quelques enflures de la peau. Une voix se dégage en contrepoint, italique et décalée sur la page, qui semble commenter, comme intérieurement, le propos.

mon corps qui s’en va sa langue qui s’émiette
sa peau
sa peau qui tombe en lambeaux

vous me regardez sa peau qui s’effrite
pleurant encore sa peau qui craquelle
vous pleurez elle est cela
Le spectacle n’est-ce pas de ma douleur toujours [4]

La vieille femme attend que des chiens la dévorent, les appelle même ; et cette première pièce s’achève en effet par le récit, au futur, de la voix intérieure, décrivant l’arrivée des chiens et la mise en pièces de cette vieille femme.
La deuxième pièce du puzzle, « Er », qui s’ouvre sur une citation de Médée de Sénèque : « Je suis morte », semble directement attachée à la pièce précédente, et se déploie en deux parties distinctes. La première se présente comme une suite de répliques brèves non attribuées : il s’agit d’un interrogatoire mené avec agressivité contre quelqu’un qui paraît ne pas se souvenir des faits sur quoi on l’interroge.

— oui ou non
— par où êtes-vous passé
— dis les couleurs
— des cris et quelle nature
— de la musique ou des cris
— vous devez savoir
— essayez de vous en souvenir
— combien de temps es-tu resté en ce lieu
— décris les personnes rencontrées
— leur aspect alors
— répondez
— quand
— que voulez-vous dire [5]

Dans le chaos violent des questions, il semble impossible de déterminer l’enjeu. On devine que la figure interrogée s’est rendue quelque part, et qu’on lui demande de rendre compte, voire tout simplement des comptes. Mais elle est incapable de se souvenir : de répondre même aux questions les plus élémentaires — tant et si bien que pèse le soupçon terrible : a-t-elle oublié, et s’est-elle même rendue « là-bas [6] » ?

La deuxième séquence de cette pièce est un récit, en première personne, de la mort d’un soldat abattu sur le champ de la bataille : « la lame transperça ma poitrine et mon âme quitta mon corps ». Ce récit, empreint d’un lyrisme épique, raconte comment, après sa mort, le cadavre fut jeté avec d’autres dans les fosses communes, qu’il fut dévoré par les chiens, que ses restes furent jetés au bûcher,

et que le feu gagna alors les corps bordant le tas/que l’odeur de chair calcinée monta dans le ciel sans nuage/bleu tout bleu ce ciel (vous n’avez pas oublié)/et que sous cet amas de cadavres rognés par le feu mon âme regagna mon corps qui se dégagea et se leva/cela non plus vous n’avez pas oublié n’est-ce pas : mon corps surgi du bûcher au milieu de la puanteur/mon corps que mon âme avait rejointe auprès dix jours et plus/et sous le soleil de midi mon pied nu qui toucha le sable brûlant  [7]

Entre les séquences, les échos sont nombreux par-delà la disparité des formes : de la mort imminente destinée aux chiens, aux charniers livrés à eux, de l’adresse aux souvenirs (« vous n’avez pas oublié ») à une sorte de résurrection de la chair par la parole, tout une circulation de forces et d’images irrigue les parties qui finissent par dessiner l’image d’une fugue.
La troisième pièce du puzzle qui porte le titre de « Fable des temps d’avant » paraît la réécriture d’un Cantique des cantiques de la catastrophe. Le chant d’amour entre l’Homme et la Femme, ouvert par une citation de L’Homme atlantique de Marguerite Duras — qui inscrit le désir dans l’absence [8] — se déploie dans l’espace dévasté des ruines du monde, cimetière à ciel ouvert — comme sorti tout droit d’une vision gabilienne de l’histoire [9]. Depuis la fosse commune qu’est devenu ce monde parcouru de chiens errants toujours en quête de cadavres à dévorer, deux corps surgissent des tombes, et vont chanter leur histoire d’amour, comme avant, « l’histoire de deux amants/la toujours même histoire/et à nulle pareille/[…] entre une femme et un homme/entre deux amants/dans la cité de cendres maintenant/dans les ruines/les maisons calcinées/les murs tombés [10] ». Le dialogue amoureux — mais non ignorant du monde détruit qui les entoure — paraît un contrepoint qui fait violence aux ruines, tout comme les ruines font violence à leur amour. Se lit finalement, par-delà le jeu troublant des paradoxes et des ironies — que l’on prenne ou non au sérieux le « cantique » amoureux —, l’écriture d’une Histoire sans progrès, immuable et indifférente à l’Histoire : toujours semblable et vouée à demeurer la même, malgré les ruines — l’amour comme ce qui fonde l’Histoire et ce qui lui survit, chant arraché du monde et au-delà de lui. La fin des grands récits, après « les murs tombés », n’a pas éteint la voix lyrique, quoique défigurée, qui seule plane sur les villes mortes pour nommer l’histoire de toute Histoire : celle du désir malgré tout.

l’histoire des deux amants de la nuit
récit du temps d’avant
du temps des récits
il y eut cela :
rires
noyaux crachés
pas dans la nuit
lèvres mordues
gémissements
aboiement des chiens
lune froide
il y eut tout cela
et l’histoire des amants

Femme et Homme. — notre histoire [11]

La quatrième pièce du puzzle, dont le titre est « Le monde etc., » prolonge la vision dévastée et reprend le dispositif du contrepoint, cette fois sans ambiguïté. Tandis qu’une voix répète, lancinante, automate poétique, le mantra romantique qui salue la joliesse du monde (« Bonjour beautés du jour »), d’autres voix, entrelacées, laissent voir ce qu’il en est, véritablement, de ces prétendues beautés : un désastre. Au milieu des joies niaises surgit le chaos — par l’irruption de la langue qui fait événement de langage dans la platitude étale qui précédait.

et soudain LES CORNEILLES SUR LA PLACE ET LE CROASSEMENT — surgit d’où — ENVAHISSENT LES RUES et les maisons ET LE CIEL SOMBRE D’UN COUP COMME SI LA VIE — la vie aussi — S’ENFONÇAIT DANS UN TROU ET ENCORE LE VENT ET SES ORAGES DE CHALEUR ET LA PLUIE DE GRÊLE FRAPPANT HACHANT ET AUTRES SIGNES autres phénomènes on dira DE LA FIN — la fin de quoi — MAIS SI INFIMES CES SIGNES ET LES CRIS DANS LA VILLE (le monde encore/le monde évidemment et/et l’éreintement de ses paroles/et l’effondrement délicieux de ses bruits/voilà que vois et entends) CES STRIDENCES ET EXHORTATIONS à quoi donc (et les miroitements songeurs/et la haine aussi qui noircit les sangs) LES ÉRUCTATIONS DE NOS BAVANTS-VOCIFÉRANTS (les débâcles intimes/les désastres ultimes) MAIS DE LEUR BOUCHE NE SORT NUL MONSTRE QUE L’AIR VAIN les images vides CAR JAMAIS RIEN N’ENTENDONS DANS LE FRACAS DE LA TEMPÊTE NI VOYONS DANS LE TOURBILLON DE SABLE CAR LASSÉS — lassés toujours — DU BABIL DE CES HAGARDS-ERRANTS FERMÉS AUX JOIES DU MONDE les grandes joies que nous désirons
LES GRANDES JOIES
voici le corps et les caresses qu’il appelle [12].

La langue fracture la ligne claire des images précédentes et par là s’engouffrent les visions d’horreur, interrompues régulièrement par le refrain qui bégaie son salut — « bonjour beautés du jour » —, sorte de piétinement sénile qui ne suffit pas à masquer ce qu’il en est véritablement de ces beautés du jour :

le monde est détruit/sur ses ruines nous vivons FAISONS çà et là ou pas mais je fais/je dis oui oui je fais/à tout tout tout je m’ouvre et fais itou/moi bois que vois et fais/soit je fais FAISONS SUR LES RUINES DU MONDE encore m’endors de mort et je fais/moi m’éveille de mort et fais/et moi moi mi ni dors pas et fais/moi fais ne faisant pas/tous faisons toujours SUR LES RUINES DU MONDE [13]

La langue bégaie encore, non pas cette fois de candeur béate, mais plutôt comme l’échouage des vagues sur le récif qu’elles tâchent de mordre infiniment.

Cinquième pièce du puzzle, « Vortex » semble une reprise en condensé de tout ce qui précède, selon la logique monadique déjà éprouvée et ici radicalisée. Monologue d’une voix cherchant à dire ce qu’il en est du monde — cette dévastation, ruines, horreurs —, dans l’indifférence de tous, tandis qu’une voix — marquée par l’italique — décrit peu à peu les spasmes du corps et l’agonie proche.

ça sort de ma peau et
et de mes orifices sort
ça sort encore
LE MONDE
et
et mes larmes aussi
soit mes larmes encore,
car elle est là : soubresauts et tressautements que ces choses qu’elle ose : elle parle à qui à qui donc parle-t-elle : vaines vaticinations de piètres pythies paroles mortes : LE MONDE elle dit ou croit : LE MONDE elle crie ou croit : LE MONDE

ici ne crie ni dis
ici chuchote
moi
moi je murmure et
moi je
je susurre juste
les doux mots qui m’habitent
les images indues et incrues d’eux,
car nous n’écoutons plus depuis longtemps [14]

Finalement, le corps s’effondre et la voix décrit l’approche des chiens qui viendront le dévorer.

L’ultime pièce porte le titre biblique de « Sheol », terme hébraïque intraduisible qui désigne « la tombe commune de l’humanité » — enfer et paradis mêlés où les justes et les impies attendent dans le silence de redevenir poussière : « Quoi que tes mains trouvent à faire, fais-le pleinement, car dans le Sheol où tu vas, il n’y a ni travail, ni plan, ni connaissance, ni sagesse [15] ». Chant halluciné depuis le charnier, cet ultime texte est composé d’une voix coupée — littéralement sur la page, par des tirets obliques — qui ne cesse de reprendre, de recommencer : ou peut-être sont-ce mille voix qui surgissent, râles épais, sorties des cadavres et sitôt englouties — choralité des corps alités sous la terre ? Au terme du parcours, les voix s’entrechoquent — ou est-ce parce que la voix se trame de voix autres qui la minent, la détruisent et la fécondent à la fois, voix étrangères mêmes qui explosent dans la voix première, elle-même trouée de parenthèses qui l’ouvrent comme on éventre un corps et que surgit par gerbes de sang la vie éparse qui se répand au dehors.

mon destin toujours : né (mal : très mal) à mort/né aux nuits de crimes : ce fut mon destin : arpentant leurs lieux ruines à seule fin de rapines avec mes chiens aux babines rouge sang/et toujours sous leurs cris et lazzis/mais quoi BORN IN THE BED OF DEATH (ils répètent) : ma vie et encore, car : immortel je suis et pur je suis : I’m death aussi – évidemment – la si laide la si horrible mort HORRIBLE HORROR AND TERRIBLE HORROR (ils disent aussi le matin découvrant mes crimes de la nuit : and I’m enjoying the morning scène and the air which is fresh) / ma vie/ma non-mort [16]

Au terme du chemin parcouru, le puzzle ne laisse voir aucune image pleinement réalisée : plutôt aura-t-on arpenté autant de cercles d’enfer, chacun seul et isolé, chacun portant cependant la somme des visions des autres, en réserve. Et à chaque étape de ce drame à stations — sans exécution terminale ni rédemption finale —, il y aurait toujours un même dispositif d’énonciation tout à la fois frontale et de biais. Une voix à la face s’adresse, poitrail ouvert, non pas à nous, adresse qui serait pauvrement frontale, mais à ce qui nous fait face ultimement : prenant le tout du monde à témoin. Et cependant, cette frontalité est l’objet d’une troublante lutte à mort, puisque jamais la mort ne marque une fin, au contraire : elle est ce face à quoi on se tient, et l’appui à partir de quoi la parole surgit, autant que le lieu depuis lequel toute parole même semble possible.

Tissant des liens avec les textes funèbres de la Bible ou dantesques, l’intertexte joue comme un autre partenaire invisible avec quoi lutte le texte, face à quoi il se dresse, joue front contre front, la frontalité des temps. Le face-à-face avec la mort tend en effet à tisser une communauté d’êtres unis peut-être seulement dans ce corps à corps par-delà les temps. Les reliques du titre ne sont-elles pas, dès lors, ce qui sert à désigner les œuvres du passé ?

Le chemin qu’emprunte le texte, il l’emprunte à la littérature elle-même quand elle se fonde sur l’appartenance minimale à notre commune humanité — chemin qui conduit face à la Méduse, ce lieu qui pétrifie si on le regarde en face, mais face à qui on peut tendre un bouclier en miroir pour que la mort elle-même se pétrifie en se voyant. D’où l’usage prolifique de l’ekphrasis, qui n’est le lieu de l’image de l’art que pour être l’arme par quoi s’arracher à la fascination de l’image. Moins clichés que lieu commun, les nombreuses références funèbres ne sont déposées ici que pour le seul but de faire de la littérature l’allié dans le combat. Tel est l’objet de la lutte, et telle la dramaturgie d’une œuvre qui ne lève l’image de la mort que pour l’affronter et la mettre à mort.

Affronter le désastre

Le dernier tableau ouvre sur l’image minimale qui pourrait enclore toutes les autres. Et le premier mot posé, qu’on pourrait croire dernier, devient pourtant l’accroc fait au tissu qui enveloppe toute l’Histoire, et par là, le texte arrache fil à fil l’ensemble de la trame pour mettre à nu le grand corps décharné du monde :

mort/mort déjà/ou comme/comme ils disent/mort déjà ils — tous : eux tous — disent/de là sorti/de tout là/de la mort surgie/du tout dedans de la mort surgi/ils — eux — encore diront/de là sorti et ici venu/revenu/ici revenu de/de la mort/venu-revenu/ici/dans cette nuit-ci/dans leur nuit-ci de cris/de vacarmes aussi/cette nuit du désastre [17].

Désastre : telle peut se nommer in fine la loi dramaturgique de l’œuvre ; désastre comme seule dynamique propre à l’errance dans ce Jardin des reliques, dont le titre, on le comprend finalement, désigne un Jardin d’Eden renversé — ou comme sa finalité. Le désastre désigne — dans l’antiquité — ce moment où l’astre cesse d’être favorable et devient catastrophe. Mais on sait depuis Maurice Blanchot qu’il est aussi tout autre chose que ce qui arrive. 

« Le désastre chez Blanchot est toujours en retrait, écrit Leslie Hill. C’est donc à la fois l’événement et ce qui reste en dehors de tout événement comme l’inachèvement même. C’est une pensée non pas de l’histoire, mais d’un événement spectral, qui relève peut-être d’une autre histoire, d’une histoire autre. Qu’est-ce à dire ? « L’autre histoire serait une histoire feinte, ce qui ne veut pas dire un pur rien, mais appelant toujours le vide d’un non-lieu, un manque où elle manque à elle-même : incroyable parce qu’elle est en défaut par rapport à toute croyance [18]. »

Suivant cette loi du désastre, c’est toute la stabilité de l’œuvre en tant que telle, de toute œuvre, que défait et déjoue l’écriture de Kermann. Désœuvrement et défaite, Le Jardin des reliques récuse termes à termes les principes qui président aux conventions théâtrales, celles qui par le jeu fictionnel organisent le chaos du monde pour lui donner une image organique, régie par un début, un milieu, et une fin. Tout au contraire, répondant au désastre du monde, c’est sous la syntaxe du désastre qu’elle l’affronte : qu’elle le confronte ou le cite à comparaitre. Dans la macrostructure — ces pièces du puzzle sans ordre qui ne finissent par ne produire aucune image totalisante [19] — comme dans la microstructure verbale — absence de ponctuation et de majuscule, syntaxe heurtée, piétinante, bégayante… —, le désastre structure une déstructuration, répondant par là à une vision de l’Histoire défaite.

L’écriture fragmentaire serait le risque même. Elle ne renvoie pas à une théorie, elle ne donne pas lieu à une pratique qui serait définie par l’interruption. Interrompue, elle se poursuit. S’interrogeant, elle ne s’arroge pas la question, mais la suspend (sans la maintenir) en non-réponse. Si elle prétend n’avoir son temps que lorsque le tout — au moins idéalement — se serait accompli, c’est donc que ce temps n’est jamais sûr, absence de temps en un sens non privatif, antérieure à tout passé-présent, comme postérieure à toute possibilité d’une présence à venir [20].

Ce théâtre de moins que compose Kermann, en se délestant de toute une pesanteur conventionnelle, permet une saisie frontale des enjeux qui le fondent [21]. Nul jeu avec le jeu, nulle autre fiction que celle de l’écriture en acte, nulle action que l’action du langage, nul autre événement que la diction ponctionnée dans le corps à corps avec le mot qui désigne la mort [22] : la frontalité est absolue, si ce terme d’absolu désigne littéralement ce qui est arraché dans la solitude (ab-solu). « Il n’y a pas de solitude si celle-ci ne défait pas la solitude pour exposer le seul au-dehors multiple [23] » écrit Blanchot.

Dès lors, ce théâtre ultime — dans tous les sens du terme — semble une sorte de fosse commune, recueil condensé des littératures élégiaques en tant qu’il les exhume et les traverse, pour se dresser, comme seul, face au dehors multiple des textes du passé et des ruines du monde, pour dire qu’il est, par-delà la mort qu’il dit, passé.

Écrire, c’est ne plus mettre au futur la mort déjà passée, mais accepter de la subir sans la rendre présente et sans se rendre présent à elle, savoir qu’elle a eu lieu, bien qu’elle n’ait pas été éprouvée, et la reconnaître dans l’oubli qu’elle laisse, et dont les traces qui s’effacent appellent à s’excepter de l’ordre cosmique, là où le désastre rend le réel impossible et le désir indésirable [24].

Voix de la frontalité : voie de la Méduse

Reste qu’on aurait tort de s’en tenir au simple geste de lire l’écriture. Il s’agit de voir (d’entendre) combien le désastre affecte l’écriture elle-même et qu’à ce titre la langue ne demeure pas couchée sur le papier, plutôt se relève-t-elle comme les cadavres qui peuplent le drame, et qu’elle appelle à son propre éparpillement. Dés-assignée, la langue s’arrache à la page sans avoir été attribuée : le corps qui l’endosse ne se situe pas en amont de l’écriture, mais au-devant d’elle, corps de l’acteur pour qui il ne s’agira pas d’incarner, mais d’être incarné par cette parole.

D’une théâtralité diffuse, incertaine, féroce pourtant, Le Jardin des Reliques est le territoire dévasté où poussent ainsi que des mauvaises herbes les langues au-dedans des corps des acteurs qui viendront intercepter les forces. Cette théâtralité, dont on a pu dire qu’elle appelait à une frontalité scénique — pour peu qu’on ne réduise pas cette frontalité à un simple jeu d’adresse directe avec le public —, est celle d’une parole soufflée, non pas à la signification, mais au geste même qui emporte, souffle sur les braises.

Entre écriture et oralité, le désœuvrement conduit à faire trembler toutes limites, notamment la fixité de l’écrit et l’emportement de la voix, entre ce qui a disparu, mais vivant dans la mémoire, et ce qui est devant soi, cadavre du monde. Rimbaud avait déjà parcouru ce paradoxe fondateur : « Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. ». Pour fixer de tels vertiges, Kermann travaille singulièrement l’écriture — en tant qu’appelé à disparaître —, via la ponctuation. Elle n’est pas ici un signe syntaxique de hiérarchisation é propositions syntaxiques, mais accède au rang de signe prosodique, instrument du souffle, « part visible de l’oralité, […] graphie du temps et de la voix [25] ». Si l’écrit est incomplet, part mutilé du langage, c’est parce que lui fait défaut le souffle qui l’anime et l’active, comme le considérait Paul Valéry : « Grand désavantage de la poésie, — l’inexistence d’une notation de la diction. — Allure, accents [26] . » Kermann enrichit la ponctuation conventionnelle de nouveaux signes, comme le [/] ou [— ], et pour compléter les signes de diction, jouent des formats de police de caractère et de la disposition du texte sur la page, ou des italiques, qu’il s’agirait aussi d’interpréter, non comme signification, mais comme jeu trouble entre sens et non-sens.

C’est l’énième paradoxe que tresse le drame de Kermann : produire son effacement, non pas malgré l’écriture, mais par elle. Contre l’œuvre de mort que constitue toute écriture écrite, Kermann propose un théâtre qui vise à se défaire de la frontalité de l’écrit avec le silence de sa lecture, du définitif avec l’irrémédiable — tristesse de la chair, hélas !, par les livres consommés. Le Jardin des Reliques est dispersion des forces, émission des énergies — échappée de la frontalité paroi contre paroi, lignes de fuite des voix éparpillées.
 Le théâtre est le territoire de la mort, ce lieu rituel où les vivants tentent la communication avec l’au-delà. Sur scène, dans une balance incessante entre incarnation et désincarnation, matériel et immatériel, visible et invisible, apparaissent des fantômes qui portent la parole des morts, pour nous encore et tout juste vivants.

« De là l’importance dans mon écriture de la recherche de formes fortes qui approchent au plus près cette essence du théâtre : déambulation dans un no man’s land entre terre et enfer (De quelques choses vues la nuit ou Les tristes champs d’asphodèles), voix d’outre-tombe (The Great Disaster ou La Mastication des morts), installation sonore (A) ou livret opératique (La Blessure de l’ange) qui évacuent le corps pour ne garder que la parole défunte.
De là aussi ce qui fait à mon sens la seule légitimité de l’écriture contemporaine, le travail sur/de/contre la langue : du monde des morts ne surgissent que des voix spectrales, des sons d’une autre langue, de cette langue des morts qui se fait chair et s’incarne en l’acteur. Ne m’intéresse donc que ce dialogue fragile avec les morts, ces souffles ténus recueillis auprès des morts qui témoignent de leur avoir été à l’histoire et au monde » [27].

On comprend dès lors combien cette poétique du désastre a à voir avec un regard posé sur le monde — qu’elle est plutôt sa réponse, face à quoi elle se dresse, tout à la fois pour en rendre compte et afin de le traverser.

Cette traversée, entre l’effort de fixer ce qui a disparu et ce qui met en mouvement les forces, entre désirs d’arrimer la langue au mouvement de la pensée, et cet emportement des langues ancrées depuis l’espace immobile du corps, c’est cela que Paul Celan nommait « le chemin de la Méduse » : se poser frontalement face aux choses sidère, et paralyse ; mais fuir le face-à-face pour se réfugier dans la contemplation abêtie et mensongère de la joliesse serait lâche. L’œuvre de Kermann est l’envers d’une poétique de la consolation qui fait florès aujourd’hui — elle ne cherche pas à « réparer les vivants », plutôt à briser la mort, et pour cela cherche à l’atteindre.

On a vu quelques-unes de ces stratégies : utiliser le bouclier-miroir de l’art ; se situer dans l’au-delà du présent pour mieux le considérer ; défaire l’œuvre pour manier le biais du langage en désastre. Rien d’acquis. Rien de victorieux, de triomphateur. Au contraire, un tel travail s’offre dans le recommencement toujours repris, à reprendre à jamais, dans l’incertain.

Poésie : peut-être le temps simplement que le souffle tourne. Qui sait si la poésie ne fait tout ce chemin — celui de l’art y compris — le chemin à mettre derrière soi, en vue simplement d’un tournant, ce tournant à la fin de l’inspiration ? Peut-être parvient-elle, au moment où l’ailleurs, c’est-à-dire l’abîme et la tête de Méduse, l’abîme et les automates, semblent s’indiquer dans une seule direction — peut-être parvient-elle alors à séparer deux ailleurs, la tête de Méduse maintenant tête réduite, les automates maintenant détraqués — maintenant, dans ce très court moment ? Peut-être qu’avec moi — ce moi passé par l’étranger, ici et ainsi dégagé — un autre, peut-être, aussi devient libre ?

Peut-être le poème est-il à partir de là lui-même… et peut maintenant, sans art, libre d’art, suivre ses autres chemins et donc aussi les chemins de l’art — continuer de les suivre ?

Peut-être [28].

Patrick Kermann aura écrit ici, peut-être, le contraire d’un testament. Il aura bien plutôt lancé des voix qui n’appellent qu’à être dites, et jetées plus avant, au-devant de nous, afin qu’un autre les ramasse et les jette plus loin encore. Sa mort n’achève rien, elle commence ce qui dans la vie, aura été son inlassable question. Ainsi de cette forme ouverte, puzzle peut-être inachevé : c’est parce qu’il manque des pièces dans un jeu mécanique qu’il bouge, par le vide même qui le constitue et le dynamise encore. Et Le Jardin des Reliques de s’achever sur une coda insatiable, dépourvue de point final, lancé dans l’ainsi de suite de la langue étrangère, revers du langage – désastre de la fin qui rend la mort jamais finale, toujours reprise, et inachevable.

j’aime les ruines/et mes crimes
crapuleux/odieux
j’aime le matin/et mes mains
de sang séché/de sang caillé

and so on [29]


[1Notes de Frédéric Sacard, postface de l’édition du Jardin des Reliques, Montpellier, Espace 34, 2014, p. 89

[2Patrick Kermann, La Mastication des morts, Lansman, 2015.

[3Frédéric Sacard, postface de l’édition du Jardin des Reliques, op. cit., p. 89.

[4Patrick Kermann, Le Jardin des reliques, op. cit., p. 23.

[5Patrick Kermann, Le Jardin des reliques, op. cit., p. 27.

[6Écho peut-être, d’une ironie inquiète, à la phrase fameuse d’Arthur Rimbaud dans sa lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871 : « Donc le poète est vraiment voleur de feu. Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme : si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue. »

[7Patrick Kermann, Le Jardin des reliques, op. cit., p. 36.

[8« Votre seule absence reste, elle est sans épaisseur aucune désormais. Vous n’êtes plus nulle part précisément. », cité par Patrick Kerman, Le Jardin des reliques, op. cit. p. 37.

[9On pense à celles qui peuplent Gibiers du temps, par exemple.

[10Patrick Kermann, Le Jardin des reliques, op. cit., p. 39.

[11Ibid., p. 47. Derniers mots de « Fable du temps d’avant ».

[12Ibid., p. 54-55.

[13Ibid., p. 59.

[14Ibid., p. 71.

[15Ecclésiaste 9:5-10. On trouve d’autres mentions de Sheol dans la Bible : Genèse 37:35 ; Deutéronome, 32:22 ; Job, 3 ; Proverbes 30:20 ; Isaïe 5:14… 

[16Patrick Kermann, Le Jardin des reliques, op.cit., p. 85.

[17Ibid.,,p. 75.

[18Leslie Hill, « Sur un désastre obscur », texte prononcé lors du colloque « Blanchot essentiel » dans le cadre des Revues parlées du Centre Pompidou, avril 2002, repris en ligne dans L’Espace Maurice Blanchot.

[19« Le fragmentaire, plus que l’instabilité (la non-fixation), promet le désarroi, le désarrangement. » Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 17.

[20Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, op. cit., 1980, p. 98.

[21« Ce qui se passe ensuite : le ciel, le même ciel, soudain ouvert, noir absolument et vide absolument, révélant (comme par la vitre brisée) une telle absence que tout s’y est depuis toujours et à jamais perdu, au point que s’y affirme et s’y dissipe le savoir vertigineux que rien est ce qu’il y a, et d’abord rien au-delà. », ibid., p. 117.

[22« Dans le travail du deuil, ce n’est pas la douleur qui travaille : elle veille », ibid., p. 86.

[23Ibid., p. 15.

[24Ibid, p. 108-109.

[25Henri Meschonnic, « La ponctuation, graphie du temps et de la voix », La Licorne, 52, 2000. Lire en ligne.

[26Paul Valéry, Cahiers II, Paris, Gallimard, Coll. « La Pléiade », p. 1579.

[27Patrick Kermann, sur le site de son éditeur Espaces 34.

[28Paul Célan, Le Méridien [1983] (discours prononcé à l’occasion de la remise du prix Georg Büchner), Paris, Seuil, « La librairie du XXI° siècle », 2002, p. 76.

[29Patrick Kermann, Le Jardin des reliques, op. cit.,p. 86. Derniers mots.