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Juan Branco | la parole présidentielle fragmentée

dimanche 18 août 2013


Reprise ici d’un texte de Juan Branco paru dans Libération au cœur de l’été – pour de nombreuses raisons : parce qu’il situe l’endroit où le politique achoppe sur le réel, là où précisément la parole ne sert plus qu’à
dire ce qu’elle dit, ne fait plus qu’agir pour se préserver. Pour cette approche du rationalisme vide dans la parole. Pour cette phrase aussi : « La pauvreté du langage apparaît comme la traduction de celle du regard. » Et pour cette autre phrase, du Pouvoir cette fois, terrible et drôle, après l’accident ferrovière meurtrier du mois dernier : « je n’ai pas attendu le désastre pour en tirer toutes les conséquences ». Texte de Juan Branco important, parce qu’au lieu de dénoncer il nomme, et parce que le langage peut être à la fois l’instrument de l’aliénation et le contre-poison. Pour tout cela, et pour archive personnelle en raison d’un projet en cours, où je voudrais aller à cet endroit justement, de la parole qui s’abîme dans le réel à l’endroit où elle pourrait le modifier.

Image : il pleut encore sur le Génie de la Place de la Bastille


Rome, 16 mars 1978. Aldo Moro, icône de la Démocratie chrétienne, est enlevé. Depuis dix ans, une chape de plomb s’est abattue sur la péninsule. La violence et les groupuscules extrémistes fleurissent, sur fond d’une puissante crise de sens. Le système politique, incapable d’y répondre, semble n’avoir plus d’autre but que d’assurer sa propre survie. Le soir même de l’enlèvement de Moro, l’alliance dont il rêvait entre Démocratie chrétienne et Parti communiste est effective. Le système assure ainsi sa continuité, sur le dos de son zélé défenseur et au mépris de la volonté du peuple. Plutôt que de prendre le risque d’une rupture nécessaire, les dirigeants font le pari de l’absurde pour préserver leur pouvoir. Muré dans son autisme et pris par une soudaine crise d’autoritarisme, le gouvernement laissera mourir Aldo Moro entre les mains de ses geôliers, malgré les nombreuses tentatives de médiation et des exigences revues à la baisse de la part des Brigades rouges.

Jardins de l’Elysée, 14 juillet 2013. Face aux journalistes qui lui posent une question précise sur la hausse des impôts, le Président ignore leurs relances et se laisse emporter dans une digression interminable sur la définition des classes moyennes. La parole patine, flotte, se montre rêche dans sa technicité d’apparence. Elle est débitée avec assurance, mais ne semble avoir d’autre but que de convaincre son propre énonciateur de la maîtrise de la situation. Elle ne dit rien. A peine six millions de Français regarderont l’intervention, qui pourtant ne dure que trente-cinq minutes. Face à une crise sans précédents et alors que montent les signes d’une explosion sociale, le Président est devenu inaudible.

L’essayiste Leonardo Sciascia et Pasolini avant lui lièrent la naissance des années de plomb italiennes à la progressive déconnection de la parole publique avec le réel. La Démocratie chrétienne et le Parti communiste italien, embourbés dans une crise systémique, semblaient avoir construit un nouveau langage, donnant à entendre une parole si vague et déconnectée de la réalité qu’elle paraissait s’adresser à un public inconnu, caché. Dépolitisés, ayant renoncé à trouver une réponse aux aspirations populaires, leur pouvoir n’avait plus pour autre objectif que son propre renouvellement. Moro, « le moins pire de tous », pourtant responsable et modéré, était pour Sciascia le symbole ultime de cette bulle politique autosuffisante qui s’était défaite du réel. Il ne voyait aucun hasard au fait qu’il fut la cible des Brigades rouges. Tentative de maquillage d’une impuissance orchestrée et, alors même qu’elle avait éloigné les politiques de la société, cette construction discursive avait permis de préserver l’emprise des partis sur le pouvoir politique, au prix d’une dégradation terrifiante du climat social et intellectuel. L’émergence de la violence d’extrême gauche fut décryptée par Sciascia comme une tentative de rupture dialectique plus encore que de révolution véritable, cherchant avant tout à faire sortir une nouvelle parole, purgée, ancrée dans le réel et acceptant enfin la confrontation. L’apparition brutale du terrorisme comme réponse désespérée à ce véritable autisme politique ne fit que le renforcer.

Aujourd’hui en France, la parole présidentielle ne s’énonce à son tour plus que par codes, messages subliminaux et énoncés fragmentés. Face à son auditoire imaginaire, François Hollande ne cesse de détailler l’évidence et de montrer sa virtuosité intellectuelle, comme s’il s’agissait encore de briller à un cas pratique de l’ENA ou un exercice d’application d’HEC. Sa parole, se parant des meilleures intentions, révèle l’effroyable banalité d’une politique qui, angoissée à l’idée d’une quelconque rupture, s’enferre dans son approche toujours plus gestionnaire et conservatrice.

Alors que Nicolas Sarkozy comblait son impuissance par des jérémiades et des variations infinies autour de la dichotomie entre le « nous » et l’Autre, qui fondèrent le programme de son quinquennat, le président de la République tente, lui, sans plus de succès, l’artifice de la parole fragmentée. Au changement de paradigme qu’il ne veut ni ne peut envisager, il croit pouvoir substituer une accumulation de réponses catégorielles. Entreprises, syndicats, marchés, tous ont droit au bon mot, à la phrase censée les satisfaire et aux mesures qui en découlent. Incapable de formuler un projet global, le Président s’en trouve réduit à distribuer les prébendes. A trouver des équilibres.

Comme dans l’Italie des années de plomb, cette stratégie qui ne vise que le maintien en place du système tel qu’il est, et de ses dirigeants avec, par la satisfaction d’intérêts particuliers, se trouve en complet décalage avec une situation explosive et des attentes à l’avenant. A force de n’être qu’éléments de langage agglomérés, le discours comme la politique est devenu inintelligible. Croyant satisfaire chacun, Hollande ne se fait entendre par aucun. Fragmentée et fragmentante, la parole présidentielle nourrit les frustrations à la fois que la montée des violences, sans même s’en rendre compte. La proposition faite par le Président d’une « clause de conscience » à la loi sur le mariage pour tous a ainsi joué un rôle fondateur dans la naissance des larges mouvements d’opposition au projet qui survivent encore, alors qu’elle ne fut énoncée que pour éviter les sifflets d’une assemblée de maires. La parole comme simple support, sans conscience de sa puissance.

Dénués de rapport à la culture autre qu’utilitaire, le Président comme son entourage ne croient pas au tragique de l’Histoire. Ils refusent d’accepter qu’ils en sont traversés de toute part, et que la pauvreté de leur parole limite l’horizon de leur politique. Alors que son ex-camarade de promotion Laurent Mauduit lui envoyait récemment un ouvrage intitulé l’Etrange Capitulation,Hollande répondit : « Rien n’est étrange. » Peut-être cette phrase permet-elle de comprendre le regard que porte le Président sur le monde. Tout s’explique, tout se rationalise, tout se résout. Le rôle des mots est dès lors tout tracé : expliquer, encore, l’omniscience de la raison économique et de modèles techniques appris de seconde main. Résumer, encore et encore, les solutions sans imagination trouvées par une technocratie aux abois. Sans ne jamais interroger. Ce rapport au réel est certes parfois dépassé. Mais c’est alors comme un aveu d’impuissance, frisant l’absurde, sans s’inquiéter de construire un imaginaire commun ou ouvrir la pensée. Dans un demi-lapsus, François Hollande prétendra, lors de son dernier entretien, avoir devancé la catastrophe de Brétigny, affirmant « ne pas avoir attendu le désastre pour en tirer toutes les conséquences ». Dans un registre moins anodin, il appellera à la « destruction » et à « l’éradication » des « criminels terroristes » au Mali, empruntant à la rhétorique néoconservatrice sans réaliser les dangers de cette parole sans pensée.

Il n’est nulle place pour le clair-obscur, pour l’ouverture au monde. La pauvreté du langage apparaît comme la traduction de celle du regard. D’un regard qui considère le pouvoir comme outil d’ajustement, moule prédéfini auquel on ne peut déroger, et qui conçoit le discours, la politique, comme pure technique. Morcellement du corps social, exacerbation des violences, réduction du champ des possibles. Loin de son apparente futilité, le vide de la parole présidentielle crée pourtant les conditions d’une catastrophe politique à venir. Loin d’un symptôme secondaire, elle montre la profondeur de l’impasse dans laquelle s’enferre le Président, convaincu non pas tant de sa bonne étoile que de la pertinence de sa raison pratique. Une obstination coupable, qui ne semble avoir d’autre but que la préservation du pouvoir. Si la situation n’est pas encore comparable à celle des années de plombs italienne, l’inquiétante similitude des mécanismes en œuvre doit être notée. L’impasse n’est pas loin.

Juan Branco, Chercheur, Yale Law School (Connecticut)