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L’insensé soutient Sens Interdits

Édito

mardi 18 octobre 2022


Je reprends ici l’édito écrit pour L’Insensé, en soutien au festival Sens Interdits.

« Un festival de théâtre international, mais pas que… » Créé en 2009 à Lyon, le festival biennal Sens Interdit — théâtre de l’urgence — s’est construit comme un lieu débordant le théâtre vers la pensée et l’alliance d’un internationalisme de la résistance : résistance de la mémoire et des devenirs, des mondes pluriels ou à venir, en lutte « au moyen de l’arme la plus artisanale qui soit : le théâtre ».

Cette année, le festival propose pour la première fois l’événement « Contre-Sens », « né à la suite immédiate de l’invasion russe en Ukraine, en réaction face à l’affolement du monde ». Au programme, des spectacles et des temps à contretemps où entendre penseurs et témoins autour du drame qui se joue là.

Aujourd’hui, le festival est en danger : à quelques jours de l’ouverture de sa nouvelle édition, la Région Auvergne Rhône-Alpes a fait savoir, sans le justifier, qu’elle supprimait toute aide financière.

On peut évidemment se demander les raisons qui ont conduit l’autorité publique, par la voix du président de Région Laurent Wauquiez, à signer l’arrêt de mort d’un tel moment. Ou bien considérer qu’il y aurait là comme un mouvement mécanique dans le contexte que l’on vit : les garants des financements publics ne défendraient plus que leurs intérêts. Se dévoile aussi, surtout, de la part de ces financeurs une conception de l’art comme ce lieu du délassement et de la rêverie gratuite, et que cela a un coût : en échange des deniers publics, il faut contractuellement donner des gages d’être-ensemble (où l’être et l’ensemble sont définis par ceux-là mêmes qui sont « aux manettes »).

Sitôt qu’un espace artistique prétend se fonder sur le principe du débordement, on suspecte — et peut-être à raison — que l’art serait donc prétexte à tout autre chose que lui-même : par exemple, la pensée, le réarmement des imaginaires, la levée d’une urgence. Finalement, l’affaire possède le mérite de la clarté, et montre les forces en présence telles qu’elles sont : antagonistes, de part et d’autre d’une barricade où les courriers officiels resteront sans doute lettres mortes.

Mais il ne faudrait pour autant pas s’en tenir quitte, et dans ce faux deal des maîtres chanteurs (« en échange de cela, on vous donne ceci »), refuser cet état de fait, ce donnant-donnant à perte, qui ne recouvre qu’une dette impayable. Car au juste, ce n’est pas d’un soutien de Laurent Wauquiez dont a besoin Sens Interdits (et avec lui, les quelques rares lieux encore féconds et nécessaires), ni maintenant ni jamais — et qu’est-ce qu’un soutien d’un tel personnage impliquerait ? —, mais tout simplement le concours de l’argent public pour permettre qu’aient lieu des moments où la pensée se met en jeu avec elle-même, et son dehors. Dès lors que la subvention devient soutien, elle se personnalise, et se donne à lire comme marchandage. Que donne la Région quand elle donne de l’argent à un lieu tel que Sens Interdits ? Une forme d’engagement qui consiste à l’État à affirmer que l’espace public nous appartient aussi. Après tout, comme l’écrit Mikel Dufrenne, « Le libéralisme n’exclut pas la générosité ». Et cette générosité n’est jamais la preuve d’une caution (morale ou économique). Seulement ce qu’elle concède à ce qui ne lui appartient pas. Confondu avec un bon vouloir princier où l’argent n’irait qu’à ce qui reconduit les formes de la domination, le principe de générosité se perd dans autre chose qui menace, qui est là déjà.

En ces moments de pénurie, il est bon de rappeler que l’autoritarisme n’est que la forme que revêt le capitalisme en temps de crise.

Sens interdits doit vivre, et L’Insensé le soutient pleinement.