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Arthur Rimbaud | La lettre de Gênes [1878]

Le passage du Gothard à pied, avant Alexandrie

mardi 27 février 2024


C’est sans doute à cause de toute cette blancheur qui m’entoure ces jours. J’ai repensé à cette lettre ahurissante de Rimbaud dans laquelle il raconte à sa famille sa traversée du Gothard à pied, ces images de neige : « Rien que du blanc à songer, à toucher, à voir, ou ne pas voir, car impossible de lever les yeux de l’embêtement blanc qu’on croit être le milieu du sentier. » J’étais persuadé qu’il avait écrit « entêtement blanc », et c’est peut-être le cas : le manuscrit est désormais introuvable (on finira bien par le dénicher, égaré dans une grange des Ardennes ou en vente parmi les collections privées d’un aristocrate ruiné).

C’est aussi à cause de l’invisibilité de la neige qui tombe, sa pesanteur de matière quand on la traverse. Le 20 octobre 1878, Rimbaud part de Roche : il arrivera le 17 novembre à Gênes. Le train vers Nancy, Épinal, Mulhouse, puis Bâle, et à pied en direction de Lucerne, et le col du Gothard, et puis la descente vers Lugano, et en diligence pour Milan et Gênes enfin.

Il faudrait dire toute cette année 1878 : la maladie, et malgré elle ou par elle, le désir de Roche et celui de partir, les deux pensées contraires ramassées dans la gorge et ce dernier désir (de foutre le camp) plus puissant, et le départ, féroce : après Gênes, ce sera Alexandrie, Chypre, et ce sera tout. Avant cette lettre, c’était la Belgique et le coup de feu de Verlaine, la lettre du 14 octobre 1875 à Delahaye qui semble un adieu au poème, à l’écriture, à une part de l’existence terrestre : et trois ans après pourtant, cette lettre de Gênes. Rien entre elles. Un gouffre les sépare. On ne sait pas si on a perdu la correspondance de ces années, ou si c’est déjà le silence. Le silence qui commence, qui recouvre tout, l’Afrique, la mort.

Sauf qu’il y a la lettre de Gênes : ces visions, la blancheur, la matière. Ces quelques lignes où il décrit des ombres avançant péniblement vers un horizon qui ne cesse de se retirer.

Cette lettre, beaucoup font comme si elle n’existait pas. Pour tant de lecteurs, il n’y aurait que Londres, la Belgique — et ensuite, rien. Mais non. Il y a cette lettre encore et il faut faire avec, cette lettre où passe cette vision d’ombres où toute l’œuvre est appelée, et se nomme, et se liquide brutalement peut-être : « Voici ! plus une ombre dessus, dessous ni autour, quoique nous soyons entourés d’objets énormes ; plus de route, de précipices, de gorge ni de ciel. »

Et il y a le Gothard tout comme l’a peint Turner : on y trouve parmi les ombres, le Diable, le Pont, et le gouffre amer là-dessous où jeter les dernières illusions — au fond, il y a la soupe chaude, touillée dans la marmite des enfers.

La neige sur le Gothard est l’envers de l’Afrique brûlante, mais déjà sa promesse aussi, son esquisse, sa perspective ombreuse.

Non, le poète n’est pas mort en 1875. Il ne s’est pas tu encore. Sauf que dans cette lettre, Rimbaud n’écrit pas au sens où il accomplissait sur le langage cette inouïe opération des Illuminations ; s’il écrit, malgré tout, c’est moins pour poursuivre l’aventure du langage qu’afin de s’en servir et nommer, malgré tout, ce qui le cerne et qui a tant besoin d’être traversé : la matière et le silence, son ombre, la mort, et par la marche l’horizon gagné, sous le tranchant du mot déchiré. Oui, malgré tout.

On est seul avec ce malgré tout, comme on l’est quand on n’est qu’une ombre sur quoi la neige tombe et qu’elle semble le monde, nu et froid, latent dans l’air comme en attente, et dur aussi sur la peau, invincible et léger, tenace, atroce.



Gênes, le Dimanche [1] 17 Novembre 78

Chers amis

J’arrive ce matin à Gênes, et reçois
vos lettres. Un passage pour l’Égypte
se paie en or de sorte qu’il [2] n’y a aucun
bénéfice. Je pars lundi 19 à neuf heures du soir.
On arrive à la fin du mois.

Quant à la façon dont je suis arrivé ici,
elle a été accidentée et rafraîchie de temps
en temps par la saison. Sur la ligne
droite des Ardennes en Suisse, voulant
rejoindre, de Remiremont, la corresp. [3]
Allemande à Wesserling, il m’a fallu passer
les Vosges, d’abord en diligence, puis à pied ;
aucune diligence ne pouvant plus circuler,
dans [4] cinquante centimètres de neige
en moyenne et par une tourmente signalée.
Mais l’exploit prévu était le passage du
Gothard, qu’on ne monte plus en voiture à
cette saison, et que je ne pouvais passer en
voiture.

À Altdorf, à la pointe méridionale du
lac des Quatre Cantons qu’on a côtoyé en vapeur
commence la route du Gothard. À Amsteg,
à une quinzaine de kilomètres d’Altdorf, la
route commence à grimper et à tourner selon
le caractère Alpestre [5]. Plus de vallée, on
ne fait plus que dominer des précipices,
par dessus les bornes décamétriques de la route.
Avant d’arriver à Andermatt, on passe
un endroit d’une horreur remarquable,
dit le pont du Diable, — moins beau pourtant

— que la Via mala du Splügen, que vous
avez en gravure. A Göschenen, un village
devenant bourg par l’affluence des ouvriers, [6]

[…] on voit au fond de la gorge l’ouverture du fameux tunnel, les ateliers et les cantines de l’entreprise. D’ailleurs tout ce pays d’aspect si féroce est fort travaillé et travaillant. Si l’on ne voit pas de batteuses à vapeur dans la gorge, on entend un peu partout la scie et la pioche sur la hauteur invisible. Il va sans dire que l’industrie du pays se montre surtout en morceaux de bois. Il y a beaucoup de fouilles minières. Les aubergistes vous offrent des spécimens minéraux plus ou moins curieux, que le diable, dit on, vient acheter au sommet des collines et va revendre en ville.

Puis commence la vraie montée, à Hospital [7],je crois : d’abord presque une escalade, par les traverses, puis des plateaux ou simplement la route des voitures. Car il faut bien se figurer que l’on ne peut suivre tout le temps celle ci, qui ne monte qu’en zig-zags ou terrasses fort douces, ce qui mettrait un temps infini, quand il n’y a à pic que 4 900 [8]d’élévation pour chaque face, et même moins de 4 900, vu l’élévation du voisinage. On ne monte non plus à pic, on suit des montées habituelles, sinon frayées. Les gens non habitués au spectacle des montagnes apprennent aussi qu’une montagne peut avoir des pics, mais qu’un pic n’est pas la montagne. Le sommet du Gothard a donc plusieurs kilomètres de superficie.

La route, qui n’a guère que six mètres de largeur, est comblée tout le long à droite par une chute de neige de près de deux mètres de hauteur, qui, à chaque instant, allonge sur la route une barre d’un mètre de haut qu’il faut fendre sous une atroce tourmente de grésil.

Voici ! plus une ombre dessus, dessous ni autour, quoique nous soyons entourés d’objets énormes ; plus de route, de précipices, de gorge ni de ciel : rien que du blanc à songer, à toucher, à voir, ou ne pas voir, car impossible de lever les yeux de l’embêtement blanc qu’on croit être le milieu du sentier. Impossible de lever le nez à une bise aussi carabinante, les cils et la moustache en stala[c]tites [9], l’oreille déchirée, le cou gonflé. Sans l’ombre qu’on est soi même, et sans les poteaux du télégraphe, qui suivent la route supposée, on serait aussi embarrassé qu’un pierrot dans un four.

Voici à fendre plus d’un mètre de haut, sur un kilomètre de long. On ne voit plus ses genoux de longtemps. C’est échauffant. Haletants, car en une demi heure la tourmente peut nous ensevelir sans trop d’efforts, on s’encourage par des cris, (on ne monte jamais tout seul, mais par bandes). Enfin voici une cantonnière : on y paie le bol d’eau salée 1,50.

En route. Mais le vent s’enrage, la route se comble visiblement. Voici un convoi de traîneaux, un cheval tombé moitié enseveli. Mais la route se perd. De quel côté des poteaux est ce ? (II n’y a de poteaux que d’un côté.) On dévie, on plonge jusqu’aux côtes, jusque sous les bras... Une ombre pâle derrière une tranchée : c’est l’hospice du Gothard, établissement civil et hospitalier, vilaine bâtisse de sapin et pierres ; un clocheton. À la sonnette un jeune homme louche vous reçoit ; on monte dans une salle basse et malpropre où on vous régale de droit de pain et fromage, soupe et goutte. On voit les beaux gros chiens jaunes à l’histoire connue. Bientôt arrivent à moitié morts les retardataires de la montagne. Le soir on est une trentaine, qu’on distribue, après la soupe, sur des paillasses dures et sous des couvertures insuffisantes. La nuit, on entend les hôtes exhaler en cantiques sacrés leur plaisir de voler un jour de plus les gouvernements qui subventionnent leur cahute.

Au matin, après le pain fromage goutte, raffermis par cette hospitalité gratuite qu’on peut prolonger aussi longtemps que la tempête le permet, on sort : ce matin, au soleil, la montagne est merveilleuse : plus de vent, toute descente, par les traverses, avec des sauts, des dégringolades kilométriques, qui vous font arriver à Airolo, l’autre côté du tunnel, où la route reprend le caractère alpestre, circulaire et engorgé, mais descendant. C’est le Tessin.

La route est en neige jusqu’à plus de trente kilomètres du Gothard. À 30 k. seulement, à Giornico, la vallée s’élargit un peu. Quelques berceaux de vignes et quelques bouts de prés, qu’on fume soigneusement avec des feuilles et autres détritus de sapin qui ont dû servir de litière. Sur la route défilent chèvres, boeufs et vaches gris, cochons noirs. À Bellinzona, il y a un fort marché de ces bestiaux. À Lugano, à vingt lieues du Gothard, on prend le train, et on va de l’agréable lac de Lugano à l’agréable lac de Como. Ensuite, trajet connu.

Je suis tout à vous, je vous remercie et dans une vingtaine de jours vous aurez une lettre.

Votre ami.



[1Rimbaud avec écrit Samedi, avant de rayer le jour. Sur les notes et les commentaires savants des tribulations du manuscrit, voir Raymond Perrin.

[2« je » est rayé sur le manuscrit

[3Rimbaud détestait couper en fin de ligne ; ces abréviations sont courantes chez lui dans ses lettres.

[4Rimbaud avait écrit « près de », avant de rayer.

[5La majuscule de l’adjectif dans le manuscrit : coquetterie courante chez Rimbaud.

[6Le texte qui précède est conforme au manuscrit conservé : la suite du manuscrit original a été perdue ; cette suite correspond aux publications du début du XXe s., basées sur ce manuscrit aujourd’hui disparu.

[7Il pourrait s’agir plutôt de Hospenthal.

[8Rimbaud omet (volontairement ?) de préciser « mètres ».

[9Il est supposé que la lettre portait l’orthographe sans [c].