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Théâtre documentaire, théâtre documenté ?
De la vie au théâtre, aller retour
samedi 19 janvier 2019
dans le cadre du focus documentaire organisé par la Régie Scènes & Ciné — [Fos-sur -Mer] – janvier 2019
Résumé
Le théâtre documentaire possède une longue histoire, qui rejoint en partie celle du théâtre politique. Se servant de matériaux offerts par la vie même, il voudrait jeter sur le plateau des fragments issus du réel pour tout à fois lutter contre les illusions du théâtre conventionnel (celui de la fiction, des personnages, de l’intrigue) et redonner aux spectateurs des armes pour affronter la vie en retour. Aujourd’hui, le théâtre documentaire est foisonnant : bien plus qu’une méthode, ou qu’une forme, il est une pensée du théâtre sur et contre lui-même, sur la vie et ses usages. Comment dès lors parler du théâtre documentaire en dehors des cadres formels ? En quel sens envisager ces documents qui nourrissent ces scènes ? Dans quelle mesure ces irruptions de réel sur le plateau engagent un autre rapport à la vie, à l’imaginaire, au monde ?
« Le réel est toujours ici, mais n’apparaît jamais qu’ailleurs : il faut donc regarder ailleurs si l’on veut l’apercevoir »
Par ces mots, l’écrivain Clément Rosset, dans un récent essai au beau titre : Le réel. Traité sur l’idiotie, voudrait dire l’étrangeté, l’impossibilité, et la fascination qu’appelle ce mot de réel – et tout à la fois il dit aussi combien il est l’enjeu du regard, que le réel n’est pas seulement un donné objectif du monde, mais qu’il est pris dans un désir de le voir tel : qu’il est donc l’objet d’une quête, que cette quête impose un décentrement. Tout cela qu’en somme on pourrait nommer : le théâtre. Mais lequel ?
Oui, le réel est toujours ici, toujours partout, où qu’on aille, on le porte avec soi et il nous entoure autant qu’il nous peuple. Il est à chaque instant, une sorte d’obsession des choses à exister qui nous oblige face à elles, parce qu’on pressent qu’en l’oubliant, on n’oublie pas seulement le réel, mais nous-mêmes puisque nous sommes, en partie aussi, le réel. Alors ce mot de réel, quel sens a-t-il ? Et en a-t-il un ? Comment dire le sens, la direction de ce qui n’en a pas besoin pour être, et pour être aussi le sens et la direction de ce qui n’en a pas, qui est autour de nous ce qui est. La vraie question surtout, qui seule importe plutôt que celle du sens : comment le voir ? Comment le dire ?
Aujourd’hui, plus encore qu’hier, ces questions sont des obsessions : dans nos vies comme dans l’art (et il est juste que l’art porte les questions de la vie) – et bien des essais, et des œuvres tâchent d’y répondre : le réel est une tentation de l’art parce que notre présent voudrait y voir l’espace d’une réconciliation entre la vie et elle-même, dans un temps où – peut-être – la multiplicité des écrans pourraient sembler faire écran à l’expérience de vivre. Ici, on se prend en photo devant des œuvres dans un musée, là on regarde sur les chaînes d’info en continu les bandeaux défilant du temps réel, défilant en temps réel le monde comme il va, comme il est loin. Alors, dans un mouvement retour, l’art voudrait reprendre possession de ces territoires de vie et jeter dans l’œuvre, sur des plateaux de théâtre, au cinéma ou dans les livres, du réel afin que soit de nouveau possible la vie vécue.
Inspirée d’une histoire vraie voudrait signer presque chaque œuvre, comme si le vrai était garant de vérité, comme si l’authenticité était le lieu final de l’expérience de vivre : et comme si, par-là, on désignerait le faux, le mensonge, la tromperie de l’œuvre qui — tout au contraire – s’inspirerait d’une histoire fausse, dénuée de réel, et donc dénuée de vie.
Reste à savoir si le réel ne lèverait pas un écran de plus à la saisie du réel – et si le réel ne serait pas plutôt ailleurs que là où il est ; reste à se demander si le réel n’est pas toujours un rêve, un fantasme, un poème – ou si le trajet du réel de la vie, au réel de l’art n’est pas le lieu de sa transformation ?
C’est de ce trajet de la vie à l’écriture – ou au plateau –, dont je voudrais parler. Trajet, trajectoire, rapport, relation : tout ce qui lie – ou délie – la vie de son envers, l’art ; de son envers, ou de son ailleurs, de son à-côté, ou de sa face brillante, de sa part obscure aussi, de sa « part maudite » comme dirait Bataille.
Le dramaturge Bernard-Marie Koltès disait souvent qu’il n’aimait pas le théâtre, parce que, disait-il « c’est le contraire de la vie », mais, il ajoutait immédiatement : « j’y reviens toujours et je l’aime parce que c’est le seul endroit où l’on dit que ce n’est pas la vie. »
Aller et Retour : ce sera un peu le mouvement de mon propos, et c’est toujours le mouvement de ceux qui voudraient écrire et faire du théâtre sans jamais oublier qu’ils le font aussi au lieu de la vie, au nom de la vie, au nom périlleux et jamais évident de la vie qui en dehors, ou à côté, a lieu. Parce que ce n’est pas parce que le théâtre, ce n’est pas la vie, que quelque chose de la vie ne s’y joue pas : qu’un regard sur la vie, ou que des forces de la vie ne s’y agitent pas, et renouvellent aussi, peut-être l’effort et le désir de vivre.
Ce trajet entre la vie (le réel) et le théâtre (l’illusion du réel — ou sa part retranché, coupé du monde mais dans la coupure de laquelle est la suture peut-être du monde avec nous-même), ce trajet donc aura toujours été la question de la création. Celle qui demande : qu’est-ce qui s’écrit ? Non pas les mots sur la page qu’on compose au-devant de soi et de la vie, mais ce qui précède l’écriture : qu’est-ce qui – en amont – s’est donné à vivre dont l’écriture se saisit pour la noter, pour l’annoter.
Ces trajets entre la vie et l’écriture est d’abord le mystère de l’écriture elle-même : « on écrit toujours avec du soi », disait Barthes. C’est une évidence, et comme toutes, il faudrait l’interroger : dans chaque œuvre, il y a de la vie, celle du moins de celui qui la compose. Mais on pressent bien que sous ce mot de vie, il y demeure aussi son contraire : la vie inventée sans qu’elle ait eu lieu, la vie fabriquée contre elle, dans le désir, l’imagination, le mensonge. L’arbitraire qui menace, qui désole souvent quand devant un spectacle (la plupart) des vies s’agitent pour de faux, pour donner le change à l’art, des fables sans nécessité, l’abursdité idiote de ce que André Breton dénonçait dans les romans réalistes de son époque en crachant sur des phrases comme « La marquise sortit à cinq heures ». Quelle marquise ? et de quelle vie surgit à quelle heure ?
Et puis, il y a la vie réelle, celle du temps vécu, et non plus seulement éprouvé : la vie de l’Histoire des hommes, celle qui coule et s’inscrit, celle qu’on nomme fait. Un fait, c’est non seulement ce qui a été fait, mais ce qui s’est inscrit comme tel. Tâche d’historien. C’est la rupture, de nature, entre un roman et un livre d’histoire. Mais cette différence peut-être de degré : et le fait, son réel, parfois se mélange au désir, à l’invention.
Alors tout se complique. Mais tout s’est toujours déjà compliqué, dès le premier écrit la vie s’est engouffré, et l’écriture en retour aussi a recomposé la vie avec les mots qui l’organisent, qui lui donnent sens, causalité, destin, mort. Alors ce qu’on nomme Art, Réel, Histoire, avec des majuscules, ne sont séparés que par des liens qui les articulent les uns aux autres. C’est penser ces liens qu’il importe.
Voir ce qui lie – plutôt que ce qui unit – la vie et l’art.
Ces liens sont en devenir parce qu’ils possèdent une histoire, un passé .
Longtemps, les dramaturges ont puisé leur histoire dans l’Histoire telle qu’elle s’imposait à eux, en vérité. Et longtemps, la vérité de l’Histoire, c’est dans les mythes qu’on la trouvait. Alors on écrivait les mythes, et prétendaient que c’était là, l’Histoire en chair, en mouvement, en vérité. Et Phèdre, et Œdipe, et les Dieux et les Héros ont peuplé l’art au nom de la vie, de sa vérité, celle de l’Histoire seule pensable. Sophocle, Eschyle, Euripide, puisaient dans les documents de cette vie vraie : et dans le document principal qu’était l’Iliade et l’Odyssée, et les légendes qui l’environnait et qu’on se transmettait sans écriture, d’une génération à l’autre. Pendant des siècles, ces pièces – ces tragédies – formaient le document de seconde main que réécrivaient les dramaturges européens. Garnier, Rotrou et Racine puisent dans Sophocle dans Eschyle. Quand Corneille veut raconter l’histoire du Cid, il puise dans des documents déjà réécrits par la légende.
Et puis, tout va changer : parce que c’est l’Histoire elle-même qui change, les rapports entre la vie et l’Histoire. Quand les peuples font l’histoire, l’écrivent chaque jour dans la rue, en sont les acteurs sur la scène terrible de la Terreur elle-même, il est normal que le théâtre en retour l’accueille, comme théâtre et comme histoire. Pendant la Révolution française, des théâtres aujourd’hui oubliés font la chronique des temps présents, et des tréteaux de théâtre, aux tribunes de l’assemblée, à celles des tribunaux, à l’échafaud, on ne cesse de lever les yeux sur des hommes qui tiennent des discours pour les siècles : et c’est une même scène qu’on pourrait même confondre.
Il est juste à cet égard que c’est la Révolution française qui la première donnera dans l’histoire matière première à l’art. En février 1835, le dramaturge allemand Georg Büchner compose La Mort de Danton (images dramatiques de la Terreur en France) (son sous-titre). Pour l’écrire, Büchner utilise – emprunte – tout un matériau de première main : discours, anecdotes, dates véritables. (Comme toute pièce qui fait date, elle n’aura pas lieu, ni date : injouable, elle ne sera représenté qu’en1902 à Berlin.)
Mais c’est le surgissement de l’Histoire sur scène, après que l’Histoire s’est comporté comme une tragédie dans la vie, et que le Peuple a fait irruption dans cette histoire. Quand le théâtre – cet art de la présence et du commun, puisque tous assemblés nous faisons l’expérience commune du présent – quand le théâtre donc reprend possession de l’histoire, il est juste que ce soit celle-ci.
Alors, dans ces liens entre le réel et le théâtre, on peut comprendre pourquoi la suture est originellement politique.
Politique, c’est-à-dire au sens premier, minuscule : un geste qui voudrait se ressaisir de la vie, qui postule que le monde peut être transformé, et que pour cela il s’agit d’abord de le montrer.
C’est la seconde véritable irruption du peuple, des masses dans l’Histoire : le début du vingtième siècle est celui des Révolutions – en Europe, dans les nations, et sur les plateaux.
1917 n’est pas seulement en Russie l’année du renversement révolutionnaire – à cette date, en Allemagne, un jeune acteur dirige un théâtre aux armées et prend brutalement conscience des luttes que le théâtre doit prendre à son compte. Edwin Piscator – c’est son nom – lie de manière décisive son engagement politique en faveur des masses et sa vocation théâtrale. Il adhère rapidement au parti communiste, et c’est en militant révolutionnaire qu’il fait du théâtre. Son geste théâtral est d’abord de pur refus : contre le naturalisme – qui ne fait que confirmer la bourgeoisie dans sa propre image –, et contre l’expressionnisme – qui tourne le dos au monde en cherchant l’abri métaphysique –, il veut mettre la scène au service de la révolution à travers un répertoire de spectacles composés de drames collectifs, et non plus de pièces qui idéalisent des individus en héros. Il voudrait que ces pièces neuves soient reliés à l’Histoire – non pas mythique, ou lointaine, mais cette fois immédiate –, et interprétés par des non-professionnels, qui seraient le miroir de son public, un public prolétarien dont il voudrait éclairer la conscience.
Arme de libération culturelle – théâtre pédagogique et militant – la scène est pour lui le contraire du reflet bourgeois de son temps, mais un tribunal qui condamne l’ordre ancien et invite à la construction d’un monde nouveau conforme aux exigences du socialisme révolutionnaire. Un tel projet appelle la mise en œuvre de techniques nouvelles, essentiellement cinématographiques et architecturales, qui font éclater l’espace scénique traditionnel – par exemple, cette scène tournante, qu’il invente, et qui semble comme le plateau circulaire de l’histoire qui renverse, bouleverse, fait un tour sur lui-même pour tout remplacer : littéralement, une révolution.
Piscator voudrait réinventer tout le jeu de l’acteur – en désirant rompre avec l’illusion du vrai, pour désigner la vérité pour ce qu’elle est, dans le présent de la représentation. Ce qu’on n’appelle pas encore distanciation est éminemment politique, parce qu’elle est cette adresse au public qui chercherait à le rendre méfiant de toute croyance, et pour le rendre agissant, intellectuellement, puis politiquement.
Mais c’est aussi et surtout sur la plan de la dramaturgie – de la composition – qu’il révolutionne l’écriture théâtrale. Au Central-Theater, il monte par exemple Trotz Allerdem en 1925 – Malgré tout –, composé d’un montage de discours, de photos, de récits pris dans les journaux : il jette dans le théâtre ce qui ne lui appartient pas, un matériau brut qu’il mélange avec des textes dramatiques ainsi mis à nu pour ce qu’ils sont. Mais ces innovations dérangent : ce non-respect des textes, ces violences faites à la tradition, cet art revendiqué de la propagande communiste est inacceptable, et il doit quitter Berlin, pour Moscou, où ses convictions sont ébranlées. Il part en France, puis aux États-Unis, et on le retrouvera, dans les années 50, de nouveau en Allemagne.
Avec Piscator, le document fait son entrée sur le théâtre : c’est une subversion d’ampleur, un changement absolu de paradigme, parce que jusqu’alors (et en dépit de quelques exemples marginaux, et non vraiment pensés en tant que tel), on demeurait toujours dans une conception de l’œuvre comme un corps autonome, un « Bel Animal », comme écrivait Aristote, dans lequel chaque partie, chaque organe, appartient au domaine de l’art. Soudain, surgit un monstre, « une étrange bête, moitié chaton, moitié agneau », comme le décrit Kafka dans « un croisement ou un hybride ».
Le soulèvement politique – une remise en question de l’organisation du monde –, et la perplexité esthétique – une mise en doute des pouvoirs du théâtre lui-même – se sont allié pour renouveler la nature même de ce que l’on voit sur un plateau.
Contre la « pièce bien faite », ultime avatar du « bel animal » aristotélicien, on s’est mis en quête d’un chimère.
Après Piscator – en fait, d’abord, à côté de lui –, Brecht bâtit un théâtre non pas fondamentalement de propagande, mais engagé lui aussi dans l’émancipation des masses. Mais Brecht est poète, et c’est en poète qu’il compose ses pièces, et qu’il met en scène – avec un langage entièrement saisi dans l’écriture, son écriture.
Des années 30 au années 50, Brecht impose un théâtre qu’il nommera épique – à sa mort en 1956, un immense héritage est là, prêt à servir, et il servira.
Mais l’héritage de Piscator n’est pas perdu.
En Suède, un émigré allemand – Peter Weiss expérimente d’abord à la fin des années 40 d’autres héritages : ceux du surréalisme et du dadaïsme – ces montages, ces collages aberrants et ludiques – pour écrire des pièces et des romans. Ces collages, c’est peu dire qu’ils correspondent à une déchirure aussi intime que politique. Dans un monde de l’après-guerre en rupture, déchiré – comme l’est Berlin, capitale du monde – ce monde où les idéologies sont devenues des monstres incapables d’utopie, le montage disparate, vaguement aléatoire, est une syntaxe qui répond au monde, qui répond du monde en produisant non pas du sens pur, mais une énigme, et non pas le confort de l’objet, mais un choc qui pourrait ressaisir les consciences.
La grande question : comment dialoguer avec le monde sans être avalé par lui ? Comment trouver une langue qui puisse dire le monde sans en valider l’abjection ? Ce face à face avec l’histoire, Peter Weiss lui donnera forme.
En 1964, il écrit La Persécution et l’assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe théâtral de l’hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de Sade, dont l’organisation est vertigineuse. Weiss invente que Sade fait jouer à des aliénés l’assassinat de Marat et organise autour du geste de Charlotte Corday, répété plusieurs fois, une série de conflits à divers niveaux temporels, et dispersés sur trente-trois séquences.
Weiss utilise un document historique daté de 1793 qui interfère avec un psychodrame dans un asile de fou situé en 1808, l’un et l’autre nourrissant, à un troisième niveau, une controverse philosophique entre Marat et Sade qui interpelle directement le public contemporain, en écho avec les déchirures de Weiss. Car ce texte met en scène les tensions à l’œuvre chez l’auteur qui ne peut choisir entre Sade et Marat, entre les deux grands principes de la Révolution française, l’individualisme d’un côté, le collectivisme de l’autre, qu’il souhaiterait voir se corriger mutuellement.
Ce texte est un tournant formel.
Car ce que Weiss produit sur le plateau, ce n’est pas seulement un document en tant que tel, c’est une manière de concevoir les rapports entre le document et l’art comme une mise en perspective permanent de l’un sur l’autre, un point qui ne cesse d’être fait, comme on dit en photographie.
Avec L’Instruction écrit en 1965, Weiss recueille et organise sous la forme épurée de l’oratorio la mémoire des camps : Peter Weiss relève à sa manière le défi du philosophe T. W. Adorno – Comment faire encore de l’art après Auschwitz ? – et intervient clairement dans le débat, politique s’il en est, sur la possibilité de « surmonter » le passé. Et surmonter le passé, cela veut dire pour lui : le convoquer au présent sur le plateau.
Avec Le Chant du fantoche lusitanien (1967) et le Discours sur le Vietnam (1967), il abandonne les tensions spectaculaires du Marat-Sade pour mettre au point une nouvelle forme de théâtre politique.
Pour le nommer, Peter Weiss utilise un terme déjà utilisé sous l’Allemagne de Weimar – et que je n’ai pas encore utilisé, parce qu’il fallait sans doute décrire toute cette généalogie – c’est le terme de « théâtre-document » ou « théâtre documentaire ».
Les Notes sur le théâtre documentaire qui accompagnent l’édition du Discours sur le Vietnam précisent la méthode et la visée de l’écrivain. Ce théâtre documentaire, est un « théâtre du compte rendu » :
il « se refuse à toute invention, il fait usage d’un matériel documentaire authentique qu’il diffuse à partir de la scène, sans en modifier le contenu, mais en en structurant la forme » ; il « ne met pas en scène des conflits individuels mais des comportements liés à leurs motivations socio-économiques ».
Refusant la conception aristotélicienne (encore respectée par Brecht) de la fable ou de l’action comme la fiction des personnages, ce théâtre documentaire « ne représente plus la réalité saisie dans l’instant », mais cite, sur le tribunal de la scène, tel ou tel « morceau de la réalité arraché au flux continu de la vie », après l’avoir soumis à un travail formel rigoureux (utilisation des interruptions, éclatement de la structure du récit...). Et, de préférence à l’édifice théâtral conventionnel, sa représentation appelle d’autres lieux : « Le théâtre documentaire doit parvenir à pénétrer dans les usines, les écoles, les stades et les salles de meetings. »
Au-delà des modifications de la structure dramatique, c’est tout un bouleversement de la pratique théâtrale que supposait un tel théâtre documentaire.
Il s’agit pour Weiss de lutter avant tout contre la désinformation engendrée par les moyens de communication de masse, lesquels assaillent le public d’une pléthore de nouvelles incohérentes, faussement objectifs, et déjà en réalité pleinement fake-news.
Son théâtre documentaire n’est pas qu’un théâtre du compte rendu, mais procède d’une critique de la falsification de la réalité et s’emploie à
« construire, à partir de fragments de réalité, un exemple utilisable, schéma-modèle des événements actuels... La technique du découpage et du collage permet de faire ressortir du matériau chaotique que livre la réalité extérieure des détails clairs et éloquents.
La volonté de voir net dans un monde aussi confus et aussi atroce qu’un imbroglio criminel apparente ce théâtre documentaire à l’enquête judiciaire. Il s’agit d’en finir au sentiment d’impuissance que provoquent l’effroi et le non-sens :
« Plus le document est insoutenable, et plus il est indispensable de parvenir à une vue d’ensemble, à une synthèse [...] Le théâtre documentaire affirme que la réalité, quelle que soit l’absurdité dont elle se masque elle-même, peut être expliquée dans le moindre détail. »
Le théâtre documentaire reflux, à la fin des années 1960, au profit de théâtres qui vont sanctifier l’acteur en prenant le large du réel ; Peter Weiss consacrera les dix dernières années de son existence à un immense roman à la fois biographique, historique et philosophique, L’Esthétique de la résistance, dont le titre est un programme et sa lutte et qui dit combien l’art ne suffit pas pour lutter, et combien la lutte ne saurait suffire sans art.
En tout état de cause, le théâtre documentaire n’est nullement un théâtre illusionniste du reflet. Il procède en toute clarté au montage des particules de réalités – faits, discours, rapports, dates – sans craindre de les mêler à des éléments de fiction. Le travail d’enquête que mène l’auteur, et qui assigne au spectateur lui-même une position d’enquêteur, requiert la mise à contribution de l’imagination. C’est aussi que l’objectif majeur de ce théâtre, en dernière instance, demeure non pas la représentation de l’histoire rendue à son cours, mais bien l’exploration des comportements mis au défi par les circonstances.
Au demeurant, ce documentarisme aux contours moins délimités que le terme ne le laisse entendre s’inscrit dans une tendance beaucoup plus vaste du théâtre à témoigner maintenant du présent.
Piscator aura été une de ces figures de témoin : de retour en Allemagne, après l’exil aux États-Unis : son Guerre et Paix (1955) au Schillertheater de Berlin-Ouest fait date. Il plaide désormais pour un théâtre « confessant » (Bekenntnistheater, où Bekenntnis s’apparente à la profession de foi) et redonne à l’instance politique la signification d’une exigence morale et d’un enseignement simple et direct : soit un théâtre de la conscience au double sens de ce terme.
Intendant de la Freie Volksbühne à Berlin-Ouest de 1962 à 1966, il donnera toute sa résonance au théâtre dit-documentaire de Rolf Hochhuth (Le Vicaire, 1964), de Heinar Kipphardt (En cause : J. Robert Oppenheimer, 1964) et de Peter Weiss (L’Instruction, 1965, montée cette même année sur seize scènes allemandes). Le Vicaire interroge les silences du Vatican durant la Seconde Guerre mondiale. En cause : J. Robert Oppenheimer dramatise l’enquête judiciaire ouverte en 1953 contre le savant atomiste. L’Instruction reprend es minutes du procès qui se déroula à Francfort en 1963-1964 contre des tortionnaires du camp d’Auschwitz.
Ainsi le théâtre documentaire creuse-t-il les blessures cuisantes et les failles secrètes de la conscience allemande et occidentale. Ancré dans un passé « non surmonté », il se donne pour tâche de conjurer le refoulement collectif, de provoquer le choix susceptible de libérer le présent des puissances mauvaises qui l’enchaînent.
Mais ce présent n’est pas seulement celui de la grande Histoire, des drames puissants et collectifs, des tragédies majuscules : il est aussi celui des aventures des individus en prise avec la vie, leur vie.
C’est le mouvement propre des théâtres documentaires d’aujourd’hui, qui n’ont pas oublié les leçons de Piscator, de Brecht, de Weiss – mais de l’autre côté des idéologies, qui savent aussi les impasses d’un militantisme dogmatique quand il est porté sur scène comme une vérité en action.
Car le théâtre documentaire d’aujourd’hui est celui d’auteurs – pas seulement d’écrivain de la langue, mais d’écrivain de la vie –, qui savent tout le prix de la composition, parce qu’ils savent aussi qu’un fait brut ne peut avoir de sens que dans l’espace construit pour qu’il soit visible : que le document n’est pas le contraire de l’écriture, mais qu’une articulation vivace donne corps à l’un et à l’autre, pour que l’un et l’autre se révèle. Montage, mise en situation, réécriture, fictions dans le réel même : l’écriture documentaire joue avec le réel non pour le tromper, mais parce que le réel est toujours sa propre construction.
En fait, ces auteurs considèrent qu’il n’y a pas avant, le réel, et après, l’art, mais des relations incessantes qui mettent en mouvement l’un et l’autre. Parce que nos vies sont en partie des fictions, et que les fictions sont faites de nos vies. Décidément, les frontières sont comme la crête des vagues.
Car finalement, un chiffre, une date ne dit rien, et parfois même le contraire de ce qu’il porte.
« Un mort est une tragédie, des millions, une statistique. » Phrase de poète, peut-être ? Non, phrase de Staline.
Alors le théâtre documentaire aurait ce désir : donner à entendre, par leur agencement, ce que le document brut ne dit pas. Et le théâtre documentaire devient dès lors une mise à l’épreuve des faits.
Ces théâtres puisent dans les documents de vies qui sont les nôtres pour témoigner aussi de la vie au présent – c’est pourquoi le théâtre documentaire s’appelle aussi « théâtre témoignage », ou comme l’appelle Vinaver « théâtre citation » (autant comme une citation de la vie, que comme une citation à comparaitre, pour lever un contre-tribunal au tribunal officiel de notre présent.)
Ainsi, Michel Vinaver écrit 11 septembre 2001, ce n’est pas dans les documents des Puissants qu’il enquête, mais les enregistrements des paroles captés dans les avions, ou les discours prononcé alors, mis en tension. Ainsi Bush et Ben Laden dialoguent – à travers un échange fictif, construit sur des discours véritablement prononcées. Ce qu’on entend, ce sont les mots de la vie même mais renouvelés sur la plateau, et la distance par nature que propose le théâtre permet qu’on les écoute, qu’on s’en saisisse comme de la vie, et pas seulement comme des explications géopolitiques sur les causes ou les conséquences de l’Histoire.
Le spectacle 81 avenue Victor Hugo, créé il ya trois ans, par Olivier Coulon-Jablonka met sur scène des migrants sans papiers qui témoignent de leur propre histoire : les paroles dites sont celles de ceux qui les ont vécus, et par celles qui les ont rapportés. La vie et le théâtre se rencontrent, même en différé quand il s’agit ici de témoigner de ce qui a eu lieu, et qui ne cesse chaque soir d’avoir lieu, pour eux, sur le plateau, ou pour leurs frères migrants, dans nos villes.
Alors que la tragédie classique fonctionnait sur la distance, la dramaturgie semble désormais se faire art du présent, jouant de la proximité que le théâtre détourne, ou éclaire de sa lumière oblique.
Un spectacle comme Rwanda 94, créé en 1999 par le collectif Groupov, voudrait saisir directement les événements, mais avec la distance (la date dit à la fois le présent des événement et son passé par rapport à nous). Elle place à l’échelle de la vie, celle des morts. Et tout une part du théâtre documentaire est – on le comprend dès lors – terriblement, joyeusement aussi, un théâtre vif des fantômes.
C’est la basse continue du théâtre de Mohammed El-Khatib : le document est la trace de la vie en tant qu’elle témoigne de ce qui est passé, de ce qui a passé, et n’est plus – et dont le théâtre témoigne, contre la mort, pour la vie encore. C’est la vie est cette phrase qu’on lâche par fatalisme devant la tragédie quotidienne : c’est la vie dit aussi le démonstratif (sans démonstration) de ce qui se lève devant nous, c’est de la vie, malgré tout – malgré la disparition de la mère (dans finir en beauté), malgré la disparition d’enfants (dans c’est la vie) – et contre ces disparitions, il y aurait toute l’évidence de corps qui témoigneraient du présent.
C’est peut-être le sens ultime du théâtre documentaire : car en dernier lieu, le premier document de la vie jeté sur un plateau, c’est le corps d’un acteur – ou d’un non-acteur –, qui est son propre document, corps irréductible à toute fiction. Corps des hommes de 81 avenue Victor Hugo, corps de Corinne Dadat – arraché à ce à quoi on l’assigne, dans la vie ; corps d’Élodie Guezou, danseuse qui a plié son corps comme Corine Dadat à l’injonction de l’Art, la danse contemporaine qui réduit le corps à autre chose que lui-même, à un objet. Dignité du théâtre documentaire de faire théâtre non pas de tout, mais de ce que le monde proclame comme n’étant rien : faire théâtre de la vie des hommes et des femmes, et par-là, théâtre critique de ce qu’on fait au théâtre, de ce qu’on fait du théâtre.
En tout, le théâtre documentaire est à vif de ce à quoi on tient, des corps et des vies qui sont les nôtres : en cela, il ne serait pas la preuve du réel, mais son passage – un passage à la visibilité, pour qu’on puisse reprendre possession de nos vies, dans cet aller-retour entre l’ailleurs de l’art et l’ici d’un réel fuyant, obstiné pourtant, en attente d’histoires qui saura lui donner vie.