arnaud maïsetti | carnets

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à cette heure qui n’en est pas une

vendredi 31 décembre 2010



Timewatching (The Divine Comedy, ’A Short album about love’, 1997)


LE MONSIEUR. - On peut toujours dérailler, jeune homme, oui, maintenant je sais que n’importe qui peut dérailler, n’importe quand. Moi qui suis un vieil homme, moi qui croyais connaître le monde et la vie aussi bien que ma cuisine, patatras, me voici hors du monde, à cette heure qui n’en est pas une, sous une lumière étrangère, avec surtout l’inquiétude de ce qui se passera quand les lumières ordinaires se rallumeront, et que le premier métro passera, et que les gens ordinaires comme je l’étais envahiront cette station ; et moi, après cette première nuit blanche, il va bien me falloir sortir, traverser la grille enfin ouverte, voir le jour alors que je n’ai pas vu la nuit. Et je ne sais rien maintenant de ce qui va se passer, de la manière dont je verrai le monde et dont le monde me verra ou ne me verra pas. Car je ne saurai plus ce qui est le jour et ce qui est la nuit, je ne saurai plus quoi faire, je vais tourner dans ma cuisine à la recherche de l’heure et tout cela me fait bien peur, jeune homme.

ZUCCO. - Il y a de quoi avoir peur, en effet.

B.-M. Koltès (Roberto Zucco, 1988)


Arbitraire des jours qu’on suit l’ongle posé sur la ligne jusqu’à la dernière, attendant cette dernière pour tourner la page, docile et respectueux, et la dernière page pour recommencer le livre, servile et discipliné. Et ainsi jusqu’à ce qu’il n’y ait, non plus de livre, de livre il y en aura, on continue de les écrire tandis qu’on lis les autres, c’est une course perdue d’avance et c’est pourquoi on la mène, mais plus d’ongle du tout, et de main pour le faire avancer, et de souffle pour le porter, et du corps tout entier reposé sur lui, il ne restera que son poids mort sur la table, dans le compte des jours aboutis jusqu’au dernier, suivi bientôt par un autre, dans le décompte arbitraire qu’on n’a pas su mener.

On aura tout essayé pourtant : inverser l’ordre des choses, prendre appui sur la nuit blanche pour faire du jour noir le contretemps battu de la vie inessentielle. Vivre de nuit pour n’avoir pas la peine de voir ni le soleil ni la mort en face. Ou dormir sans heure ni repos, à n’importe quel moment du jour et de la nuit, pour avoir à se lever à n’importe quel moment du jour et de la nuit, mimer les représentations sociales quand la ville commence à fermer, ou au contraire ; mais cela non plus, ça ne fonctionne pas — un jour, un dernier jour vient se poser en travers des autres. Il faut passer au-dessus, tout l’exige. On bascule. Et derrière, ce n’est que le premier jour.

On rêverait de calendriers sans ordre ; on rêverait d’heures aléatoires. On rêverait de livre qui n’aurait ni terminus, ni terminal d’agencement des chapitres ; ni ligne, ni fin, ni début, ni hiérarchie. Quelque chose qui serait la vie telle qu’on pourrait s’y mêler, et parler dans sa bouche.

Sur le fenêtre transformée en miroir par le soir, on ne peut pas se voir tant qu’on prend la photo (on voit son corps se confondre avec les murs d’en face, son corps devenir pour le temps de la photo un morceau de la ville qu’on arrache à elle) : comme on ne peut voir son propre œil tant qu’on regarde. Comme le jour est sali d’appartenir à l’ordre qui les accomplit — on les écrit seulement, simplement, dans le désir de les défaire à cet ordre, les faire dérailler ; en disposer dans la haine des autres jours ne change rien à l’ordre arbitraire qui déroule l’histoire, mais cette violence de soi aux cérémonies du réel sauve, un temps, un soir ; un soir comme celui-là, un soir sauvé des autres soirs perdus.