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à part le siècle (le même âge que Kafka)

vendredi 3 mai 2013


c’est d’avoir appris, en feuilletant dans la rue ce Kafka que j’avais acheté le matin, qu’il était né en 1883 – comme moi, mais un siècle après –, que j’ai regardé cette peinture haute de toute la façade, et je me suis arrêté pour mieux la regarder, il y avait une jeune fille qui serrait la main de son amie en ne cessant de l’embrasser sur les yeux pour l’agacer un peu, et la faire rire (elle riait), et l’enfant qui se penchait sur sa poupée tombée sur le sol pour l’épousseter, et ce couple de vieillard, main dans la main, qui avançait à si petit pas vers la vie, et cette homme si pressé, costume mallette raie bien alignée (et les lacets défaits), et tout le reste, et tout le reste, et moi arrêté, comme on imagine que la vie passe, et qu’elle passe.

En 1912, son premier texte, Betrachtung, et à partir de 1913, ça s’accélère : Der Heizer, Das Urteil ; même si on sait bien que ce n’est pas là que la mer gelée se fracture le plus, ou que le coup de poing sur le crâne fend le plus ; tout le soir depuis 1907, il écrit tout le soir, le travail la journée de scribe, comme dans L’Intranquillité de Pessoa, comme dans Meville, l’emploi de bureau choisi parce qu’il est censé donner du temps sur l’essentiel, la vie d’écriture à laquelle on se voue : et pourtant, le poids du monde qui leste alors, et puisqu’on est poreux au réel, à l’aberration de cette vie sociale sur laquelle repose l’organisation de toute vie, on va l’écrire aussi, il le faut bien – oh le soir est lourd, et le matin comme des paupières, qui pèse tant.

Partout autour de moi, la sortie des écoles, les cris et la circulation des choses, les voitures qui vont quelque part, il faut bien qu’ils aillent quelque part, les magasins qui ferment, quelle parenthèse (ou est-ce une parenthèse qu’ils ouvrent ?), et moi, moi seul au milieu de cela, suis-je au bord plutôt, moi qui regarde cela sans lentilles sur les yeux, avec ce flou des rêves quand on est près de se réveiller mais qu’on n’y parvient pas, qu’il faudrait crier, qu’on crie, et que le cri reste dans la gorge, parfois cela lance dans le jour, il fait encore nuit.

En 1917 (c’est bientôt), on le dit malade – sept ans plus tard (jamais plus de sept), on enterre son corps dans le sable de Žižkov, à Prague ; avant il avait demandé qu’on brûle tout, tout (tout ce qu’on lit, aujourd’hui de lui : toutes ces cendres chaudes – ô Max Brod). Tous les jours, comme dans un site mais à lui seul ouvert, ces notes que je parcours ce soir, rêvant lentement la totalité des choses qui me diffèrent de lui, mais à distance, le même âge que j’ai, aujourd’hui, à part le siècle.

À part le siècle, et le nom, et les mains, et les mots dans la gorge, et la langue qui la parle, et la maladie dans le corps, et le sol sur lequel appuyer de tout mon poids le monde en son absence, et tout le reste, mais aujourd’hui, aujourd’hui, je donnerai beaucoup pour ouvrir le journal à la date du 3 mai mille neuf cent treize (je n’ai pas le journal sous la main ce soir, ne le trouve plus). À la place, je trouve sur internet un extrait du vingt-et-un juin, et je me demande : où je serai, moi, dans quel monde libéré, intérieur, je serai, le vingt-et-un juin de mon siècle, et hors de quelle terre, en quelle autre terre je creuserai quels autres mots, ou quels pas dans quelles poussières de terre, j’irai ?

Le monde prodigieux que j’ai dans la tête. Mais comment me libérer et le libérer sans me déchirer. Et plutôt mille fois être déchiré que le retenir en moi ou l’enterrer.

21 juin 1913.

F. K.