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comme l’archéologie du temps

vendredi 10 octobre 2014


c’est être emporté, ne pas voir le jour ; c’est ne pas sortir la tête de l’eau ; dans la ville qui bat tout autour de moi, je me retourne — c’est une autre : Marseille, Aix, Londres, Paris, bientôt quelle encore, et Gennevilliers hier, Banlieue nord du monde, sans pôle : toujours la ville est celle qui sous les pas s’échappe ; comment la retenir, et retenir avec elle une part du temps qui saurait dire : c’est ici.

c’est donc plusieurs jours sans pouvoir dans ces pages simplement déposer cette part du temps concédé à toute la vie lointaine qui s’éloigne quand on l’écrit, plusieurs jours sans parvenir à, ici, être celui qui pourrait un peu intercepter le temps — j’ai déjà écrit cela, mille fois : et peut-être que je n’aurai fait qu’écrire ce qui rend impossible la tâche de vivre et d’écrire tenue ensemble.

dans ces villes à peine traversées (faut-il ajouter Asnières, où je me suis perdu en rejoignant le théâtre, hier soir), il y a sans doute des hommes — cette pensée m’a frôlé tout à l’heure — qui n’ont pas quitté l’espace d’un jour ces murs et ces frontières, ces villes qui sont pour eux l’univers entier : Kant dans ses rêves n’a rien vu que son bord du monde par-dessus lequel il pouvait voir la distance qui le séparait des étoiles, et son désir de mourir sous elles. C’est aussi une tâche d’homme, celle de ne pas tenir ensemble écrire et vivre. Moi qui ne voyage pas, je passe dans toutes ces villes pour accomplir des choses dérisoires que la vie sociale exige, et c’est parfois des joies et des rencontres, des angles de rue plus inconnus, et plus souvent des carrés de ciel que je ne verrai plus.

la voix de Modiano ce midi, alors que le jour se faisait à peine ; la conserver contre soi, et contre la ville elle-même.

oh, comme elle vient frotter contre la voix de Tanguy — sa colère chaude et joyeuse quand il me demande, une heure du matin noyée dans l’alcool, hurlant presque : pourquoi vous faites du théâtre, vous ? ; l’ami qui est là,, à qui aussi la question et la joie et la colère sont adressées tous ensemble, le sait autant que moi, oui, que les mots manquent, on répond ensemble, on cherche les mots qu’il faudrait, on les trouvera ensemble, ce soir, ou un autre soir ; François Tanguy regarde la ville dehors qui passe comme de la nuit, ou comme de l’histoire lourde d’être ce qu’elle n’est pas, avec le regard de celui qui sait aussi que c’est avec les forces en présence qu’on agit, et qu’on traverse.

je fais les comptes : hier, lit trouvé à 2h30 et presque immédiatement le sommeil, qui s’est lentement confondu avec la pièce — la splendeur du Radeau, passim ad lib — ; réveil en plein milieu de la fatigue avant 8h pour attraper un train où le type en face de moi, à midi, à l’arrivée, me lancera : il faut dormir la nuit. Je n’ai pas eu la force de lui dire ce qu’il aurait fallu, et d’ailleurs, je ne sais toujours pas comme il faudrait le dire, quel fouillis.

tout l’après-midi, des notes sur le Radeau s’accumulent sans vouloir prendre forme, tant mieux (et puis, s’il faut parler de théâtre, je n’y parviens pas : au moins, l’archéologie du temps semble moins impossible) ; fabriquer un site ; lire les lettres de Koltès de 76, y rechercher le sursaut de la vie contre la mort, qui partout affleure.

je ne dormirai pas ce soir ; lit vide, bien grand pour cette solitude un peu stupide, un peu inutile, le long de laquelle j’attends ; la mer, le désert ou l’Andalousie confondus comme un même désir.

dehors, la ville paraît la même ; la nuit tombe sur elle sans qu’elle fasse un geste pour l’éviter ; au contraire, je crois qu’elle s’élève davantage.