arnaud maïsetti | carnets

Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > comme si la clarté ne valait pas le vague

comme si la clarté ne valait pas le vague

mercredi 24 juin 2020

Tant que mes amis ne mourront pas, je ne parlerai pas de la mort.

Nous sommes consternés de nos rechutes,
de voir que nos malheurs ont pu nous corriger de nos défauts.

On ne peut juger de la beauté de la mort que par celle de la vie.

Les trois points terminateurs me font hausser les épaules de pitié.
A-t-on besoin de cela pour prouver que l’on est un homme d’esprit,
c’est-à-dire un imbécile ?
Comme si la clarté ne valait pas le vague, à propos de points. 

Lautréamont, Poésies II

Les visages se perdent vite, l’habitude de les regarder. On perd rapidement cette faculté de tenir un regard. Il suffit de trois mois. On ne sait plus faire. Arrive ce moment où on revoit le jour ; on réapprend à respirer dans le grand dehors. La ville est là, tout entière. Dans toute sa colère aussi. Dans sa dignité de refuser d’être seulement cette ville qu’ils veulent qu’elle soit, dressée à obéir. On la regarde — et ses inscriptions rageuses sur ses parois — en essayant d’en être digne aussi en retour.

Alors on donne le change ; on fait semblant, comme toujours, mais plus encore. Cette fois, on ne cesse pas de regarder ce qu’on regarde, lentement, d’assister à ce qu’on croyait évidents : le ballet des corps, les êtres avec au-dedans des vies pleines et tristes et en colère et détruites ou ignorantes d’elles-mêmes et d’être en vie.

Il y a conduire dans la ville, et c’est aussi comme une première fois. Les repères ne servent à rien, au contraire : à trop leur faire confiance, on risque le mur. On ne se fie qu’au hasard, la chance. À la lenteur aussi. Les rues bondées du soir, les voitures qui attendent dans les embouteillages contre lesquels elles pestent, mais qu’elle produisent. Nous, dans nos sarcophages motorisés, attendons aussi, encore plus passivement. La radio dit la bêtise toute crue. Je préfère les chansons françaises sentimentales : elles savent au moins que rien n’est jamais vrai.

Impression d’une ville nettoyée : vidée. Impression d’un décor. Impression que quelque chose fait écran à la chair. Je ne saurai pas jusqu’au soir. Peut-être est-ce d’être lavé de toute habitude qui me fait voir la ville comme elle est : une citadelle armée contre nous. Le lendemain, chez le médecin, je saurai combien la salle d’attente est l’idéal propre et technique de ce monde, et qu’il est répugnant.

Le soir est terriblement lent. Il tombe pendant des heures sur la terre, puis la mer, puis ce qui est entre la terre et la mer et qui n’a pas de nom, et quand on l’a oublié il s’efface. On dirait l’Histoire. Alors on s’accroche pour cette raison aux dernières branches. On travaille chaque jour à ne pas oublier même si on ne sait plus quoi.

Et puis, on ne se savait pas capable de produire des ombres si lointaines de nous, si longues, étalées sur des mètres, allongeant notre présence humaine, cherchant plus loin un recoin du trottoir où s’engouffrer sous les égouts et plonger encore.

Un rat passerait au moment où je regardais cette ombre : je le soupçonne d’avoir justement mordu en elle, emportant sa part d’ombre la plus singulière.

Le sol était le miroir parfait de mon corps — d’ailleurs, ce reflet allait bien vite être recouvert définitivement par l’ombre plus invincible d’un camion de chantier allant dans un des quartiers de cette ville pour continuer de la détruire.

Il y avait une inscription que je n’ai pas pu prendre en image : décolonisons nos émeutes.