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d’hiver, lumière et deuil

jeudi 15 décembre 2016


Bob Dylan, WInterlude

On voit ces choses en passant (même si la main tremble un peu, si le cœur boite), et d’autres sous le même ciel : les courges rutilantes au jardin, qui sont comme les œufs du soleil, les fleurs couleur de vieillesse, violette. Cette lumière de fin d’été, si elle n’était que l’ombre d’une autre, éblouissante, j’en serais presque moins surpris.

Philippe Jaccottet, À la lumière d’hiver


Oui, plus douce, plus diffuse : la lumière d’hiver ralentit dans l’air le temps qui passe et qu’il fait : et la nuit qui vient, plus tôt, n’arrive pas plus rapidement : c’est seulement le jour qui cède plus facilement, voilà tout.

On est ici comme au spectacle. Je le sais maintenant : les acteurs ne jouent pas pour le public, seulement devant lui. La mer et le ciel sont devant nous, et passent aussi. C’est l’hiver déjà en décembre, comme la nuit est déjà dans le jour qui tombe.

J’aurais voulu écrire sur cette très vieille dame qui est devenue par la grâce de tous les morts du monde notre doyenne en humanité. Cent dix sept ans de vie– combien d’hiver, combien d’été –, et pour combien de temps ? C’est l’unique survivante des deux siècles passés. Elle a respiré l’air du XIXe s., et la savoir en vie me console et me rassure : je respire grâce à elle l’air de Rimbaud, c’est une poignée de main qui se passe aussi. Quand elle disparaîtra, c’est cela aussi qu’elle emportera.

Cent dix sept ans (elle s’appelle Emma, comme Bovary – et cela me bouleverse davantage), et elle pleure encore son bon ami mort sur le front de la Grande Guerre. Le deuil, cela n’existe pas, il n’y a que du chagrin qui recouvre toujours l’oubli et qui transforme le regret en blessure inguérissable.

En regardant le ciel et la mer à la fois, je songeais à cette femme : à son enfance, à son bon ami mort aujourd’hui en poussière de poussière, tandis qu’elle, aveugle et sourde et incapable de marcher sans doute, vit encore la peine de vivre et de se souvenir. On a de telles pensées devant la mer et le ciel, quand on porte en soi la soif de vivre en son entier et le désir de la lumière d’hiver qui sait le printemps proche où s’abîmer terriblement et renaître.


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