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d’une saison l’autre, oubli, ravage

jeudi 22 septembre 2016



Ainsi, dans l’année, ma saison favorite, ce sont les derniers jours alanguis de l’été, qui précèdent immédiatement l’automne, et dans la journée l’heure où je me promène est quand le soleil se repose avant de s’évanouir, avec des rayons de cuivre jaune sur les murs gris et de cuivre rouge sur les carreaux. De même la littérature à laquelle mon esprit demande une volupté sera la poésie agonisante des derniers moments de Rome, tant, cependant, qu’elle ne respire aucunement l’approche rajeunissante des Barbares et ne bégaie point le latin enfantin des premières proses chrétiennes.

Mallarmé, Plaintes d’automne


Une saison après l’autre – comme les étoiles, comme les vagues. Il faudrait ainsi que passe ce temps infiniment passé sur soi comme on échapperait aux éclats de verre. On n’y échappe jamais. Quinze jours ainsi perdus dans la succession des jours : quelque part évanouis, mais où ?

De Marseille à Aix, l’entrée dans la ville (et le retour vers le soir) me fait passer ces quinze derniers jours devant le Port : à gauche, le théâtre de la Minoterie ; à droite, les quais d’embarcation pour l’Afrique. Devant, la ville s’ouvre en deux lentement, les motos fraient dans les embouteillages et le temps s’arrête comme le vent battu sur moi, fenêtre ouverte. Je rentre. Les bateaux à l’ancre rentrent aussi, ou repartent : dans ce mouvement de balancier, aucune autre pensée que celle-ci : rentrer, repartir, recommencer l’année début septembre est un mouvement sans repos d’une année sur l’autre, sans autre but que son recommencement prochain.

Devant un chantier, toujours cette impression de ruines, tenace. Toujours ce sentiment des villes défaites, de la fatalité de pierre et de poussière à laquelle tout est voué. Ici, plusieurs de nos milliards servent à nettoyer des murs pourtant récents, déjà frappés par la ruine le jour où on les a inaugurés : le temps de nettoyer, ces murs seront-ils déjà destinés à une réfection prochaine ? Image de ce monde-ci, lentement reconstruit sur le tempo de ses ruines. Sauf qu’ici, l’image se double d’une autre : c’est l’université qu’on reconstruit.

Alors, tous ces premiers matins, devant les murs impeccablement propres et nets – provocation aux tags qui ne tarderont pas à joyeusement répliquer –, passer aux pieds des ruines neuves armé du seul souci du présent.

Ces jours, trouvé le temps (arraché plutôt, conquis, oui) de lire le dernier récit de Michel Surya : dans la hantise de l’enfance et de ses cadavres intérieurs.

Sur cela aussi, le jour est passé, et la nuit, et un autre jour – et sur l’indifférence de ce qui passe avec le ciel, et sans lui.

Les murs de Saint-Charles – loin des grandes manœuvres d’Aix – sont une autre université : chaque mercredi, je passerai donc ces murs, et jetterai un regard sur les écritures qui dialoguent, raturent l’histoire, crachent les espoirs et les lâchetés, indiffèrent les passants, sauf moi.

Plus loin, plus haut, vers le cour Lieutaud, s’écrivent d’autres murs et d’autres colères : vibrants de l’inquiétude du monde, désireux de battre sous la ville les corps pour qu’ils remuent, bouleversent l’ordre d’un réel abject contre lequel pied à pied tenter d’être encore un homme.

Ici, les cartons s’accumulent, vont bien finir par fabriquer une maison, un passé, une vie. Je trouve par hasard, si soigneusement rangées que j’ignorais qu’elles étaient là, ces disquette où évidemment j’avais consigné sans doute la part la plus tangible, la plus secrète, la plus précise et précieuse de mon existence : au tournant du siècle passé, on avait ces outils. On enregistrait près de 200ko de texte, c’était presque l’infini.

Aujourd’hui, je serai bien en peine de savoir ce qu’il y avait là – je sais seulement que j’avais déposé tout ce qui importait. Aujourd’hui, je serai incapable de trouver une machine pour ouvrir cela comme un ventre, et lire dans ces entrailles, une jeunesse perdue.

Il n’y a pas que nos vies qui soient obsolètes : le monde aussi. C’est ce qui est rassurant. Dans la poubelle devant les bâtiments de droit de la fac d’Aix, ce mémoire sur l’utilité fiscale des sociétés Holdings. J’ignore tout des holdings et de leur utilité fiscale, s’il en est une. Et sans doute pour la marche du monde, cette utilité est décisive. Devant le grimoire déjà illisible ruisselle l’utilité plus efficace de la pluie, de la pluie, de la pluie, de la pluie

Lecture de Winter’s Tale de Sandra Fastré : quand je dis lecture, je veux dire : regarder longuement, patiemment, chaque image : la sensation d’un secret (et sa levée) ; l’intuition d’un désir, très précis, et très puissant ; et le sentiment d’un corps quand il voudrait fouiller ce qui le tient aux corps des autres, aux objets, aux temps qui le traversent et qu’il traverse. L’évidence, aussi, de la beauté et l’émancipation de ce mot aux formes mortes que ces images incarnent, et laissent épuisées de tant de joie et de douceur.

Danse la lumière sur la vie qui recommence, si elle l’ose (et elle l’ose) : entre ces murs, c’est là qu’il faudra apprendre à marcher, apprendre à parler, apprendre à apprendre au visage qui m’apprendra aussi ce que j’ignore.

Dans le défilement des jours, reprendre la route de ces salles mortes, parfois vides, où tâcher d’aller plus avant dans l’épaisseur des choses et des mots, dans leur déchirure si possible, de simplement passer, de simplement confier à d’autres que moi, ceux qui sauront mieux que moi, faire vivre les choses et les mots qui résisteraient au monde, acquiesceraient à son renouveau.

Et puis, chaque matin la foule, chaque matin les escaliers de Saint-Charles, d’une passerelle à l’autre du jour, d’un bout à l’autre de cette année qui recommence, il faudra traquer les endroits où trouver la force de poursuivre le jour sur quelques pages, même sans les écrire, sur la chair même de cette vie qui recommence, qui commence à peine.


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