arnaud maïsetti | carnets

Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > dans notre propre main la volonté, ce fouet

dans notre propre main la volonté, ce fouet

jeudi 23 avril 2020

16 octobre 1916.
Est-il possible que ma raison et mon désir me fassent d’abord connaître l’avenir dans ses contours glacés et que je n’entre dans la réalité de ce même avenir que progressivement, tiré et poussé par eux ?

Il nous est permis de prendre dans notre propre main la volonté, ce fouet, et de le brandir au-dessus de notre tête

Kafka, Journal

Est-ce qu’on sort pour vérifier le grand dehors, constater que rien n’est à sa place, mouvant dans le cours des choses, et qu’on réalise combien on n’est que cela : des corps qui traversent une marée dont on ne sait si elle monte ou descend mais on passe, un temps incertain, avant d’être emportés par lui, et le plus vite possible ? Est-ce qu’on sort pour prendre l’air — et à qui ? Ou pour ne pas devenir fou (pour ne pas devenir fou) : pour ne pas avoir à constater que c’est le même jour, au-dedans, qu’on est le 16 mars encore et toujours ? Non. On sort pour espérer saisir dans la lumière, un corps, des bruits : quelque événement qui renverserait le monde.

Déficit par milliards. On leur proposerait bien d’arrêter de compter, mais ils ne savent faire que cela. Rien pour eux ne possède un prix : tout a coût. De part et d’autre de toute cette réalité qu’ils ont patiemment construite à grands cris et de cadavres, il y a toujours un débiteur et un créditeur. Ils n’avaient pas prévu la maladie, ou seulement comme une histoire. Pour eux, les histoires sont enfermées dans des livres qu’on ne lit qu’aux enfants le soir pour les assommer et qu’on n’en parle plus. Ils ne prennent plus la peine d’expliquer la nature de la fiction, alors que les histoires ne servent qu’à cela : penser comment le faux met à l’irréductible présence du monde, comme s’il était là et tel qu’en lui même pour toujours, impensable autrement : l’histoire nous enseigne à le penser autrement. Les monstres, les fantômes, les puissances dans les histoires : ce n’est pas vrai que c’est faux ; la vérité prend des chemins détournés pour se dire et révéler la vérité pleine face de l’époque : parfois dans des histoires inventées, et, parfois, dans le code génétique d’un être à peine vivant de la sous-famille orthocoronavirinae de la famille des coronaviridae, dont le nom porte trace d’un mot qui dans l’ancienne langue disait la couronne, parce que les virions sous un microscope électronique, apparaissent avec une frange de grandes projections bulbeuses qui ressemblent à la couronne solaire. On est peu de choses, à la merci d’un plus minuscule encore.

On est des présences flottantes dans le cours de l’histoire dont le chiffre est sans doute déposé dans quelques histoires : rien n’est écrit, mais les histoires possèdent cette réserve de possible quand le monde tourne vers une impasse. Cette réserve de possible, ce n’est pas le nom d’une maladie, mais par exemple un grand maillet qui servirait à frapper contre ce mur, là, qui ferme l’impasse.

Rêve : la célèbre controverse linguistique datant du quinzième siècle — dite controverse de Flore — faisait retour, avec comme autrefois ses camps bien rangés, son lot de calomnies féroces, sa faculté à rebattre les cartes de la perception du réel, de tout réorganiser du champ idéologique, de ne rien laisser en dehors de lui.

Je ne savais rien de cette controverse, et j’étais le seul.

Bien sûr, au début, je faisais semblant ; mais je ne trouvais nulle part où m’informer. Les forces en présence luttaient, mais sans se donner la peine de dire sur quoi, et dans quel but. Alors, je renonçais, et à quelques proches (perdus de vue il y a longtemps, et qui, comme la controverse renaissante, revenaient) : j’avouais. On posait sur moi des yeux plein de compassion d’abord, et rapidement, de haine.

Ciel de retour. Mais d’où ? Et vers où ?

La date du 11 mai apparaît de plus en plus comme elle n’a jamais cessé d’être, comme n’a jamais cessé d’être tout ce qui semble un horizon dans leur bouche : un mirage, un faux-semblant, un piège.

On sort pour prendre la peine de s’éprouver vivant encore et marchant encore dans le grand dehors, on sort non pour désobéir (piteux héroïsme) ou pour répandre autour de soi la mort (piteuse condamnation) : simplement pour renouer avec son corps, renouer le corps du monde et le sien propre, pour marcher la ville et voir comme elle répond, et elle ne répond plus de rien, abandonnée par ceux qui l’ont saccagée hier : on sort pour vérifier que le monde n’est plus vivable, qu’on est l’agent pathogène de ce réel, on sort pour prendre des marques, ceux qu’on a sur le corps après les coups : on sort sans raison parce qu’on exige de nous d’en donner une ; on sort, simplement : on sort pour brusquer le silence dehors.