arnaud maïsetti | carnets

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éternités des crânes

vendredi 11 juin 2010



J’étais je suis je serai (Claire Diterzi, "Rosa la Rouge", 2010)

J’étais, je suis, je serai
Ich bin, ich war, ich werde sein
Bytam, jestem, bede

Pour rentrer, je décide de passer par le cimetière, la ville dans la ville, le projet idéal des grandes cités passées — impossible de se perdre, ici : tout est balisé, 45ème série, 3ème allée : on dirait des métropoles américaines : « à l’angle de la 13ème et de la 7ème » — sous les allées, on a indiqué des noms, mais si vagues et creux que personne ne doit les utiliser : l’allée de l’église, l’allée de la mer, l’allée du cimetière (il y a donc, dans ce cimetière, une allée du cimetière : et les autres, autour, y convergent ?). Je prends l’allée centrale, m’enfonce.

Les plaques sans date et sans inscription me fascinent : simplement le nom, et ceux qui savent viennent, il n’y a pas à rêver autour. D’autres rivalisent d’obscénité : angelots, phrases pour l’éternité, photo même — comment cependant se placer moralement face à cela ? On passe.

Il y a cette tombe avec une date seulement, et pas de nom : la date m’intrigue — elle n’a qu’un fragment : [ 12 septembre 1972 - ] ; je me demande si son propriétaire n’est pas encore vivant, et s’est ainsi gardé la place. Il sait déjà la moitié de sa vie : la première, nécessairement. L’autre l’attend. Chaque jour du calendrier pourrait être celui qu’on gravera à côté. Peut-être ce type vient-il rendre visite à sa tombe, de temps en temps, les jours de grand soleil.

Il pleut : ou en tout cas, il va pleuvoir. Ou il vient de pleuvoir. Étrange ciel au-dessus de cette ville : depuis six mois, impossible à déchiffrer, ce ciel. Les allées sont entièrement vides, à un croisement, je peux voir à plusieurs centaines de mètre à droite, à gauche, derrière et devant moi : à la croisée des chemins ; comme dans un vieux blues, je crois qu’on pourrait ici pactiser avec le diable, sans ironie. Oui, sûrement : je suis au centre du monde (ou à tout le moins, je me dis que c’est ainsi que doit ressembler quelque part le centre du monde).

Je sors — impossible de sortir davantage d’un lieu — par la grande porte nord : c’est le porche conservé de l’ancien couvent ; monumental et orné, statues, linteau, dévotion. Je cherche les formules magiques qu’on trouve d’ordinaire au-dessus des cimetières : celles qui imposent à se souvenir, souvent en latin, lettres majuscules, terribles, magnifiques. Je ne les trouve pas bien sûr. À la place, à hauteur d’homme, on a placé un écriteau signé des services municipaux : il indique au promeneur les tombes remarquables, les hommes illustres qui peuplent les allées. Ici aussi, on transforme les lieux de souvenir en espace touristique. L’éternité a décidément toujours un avenir — mais c’est pour ceux ici-bas qui s’y vautrent : non plus pour les crânes et les cendres en poussière.