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il a fallu que je m’emmène avec moi

[29•08•22]

lundi 29 août 2022


— LA FILLE
 — Tu as passé ta vie à déménager.
— L’HOMME — 
Oui, et à chaque fois, il a fallu que je m’emmène avec moi.

Sara Strisberg, L’Ange Abîmé

Tout a fini par finir — une semaine, dense et lente, et menée au pas de course : dans les couloirs de l’abbaye des Prémontrés, tenir le journal du jour et du festival de la Mousson, laisser de côté ces pages-ci aussi – maudit contretemps – tâcher de garder des forces pour entendre les textes et essayer de s’y lier, rester à l’écoute de ses colères, traquer la lumière quand elle perçait (ne pas être préservé de l’odieux aussi, mais comment l’être ?) – et puis, ne pas avoir le temps et le prendre comme il l’est – se confier à la sagesse des proverbes : renoncer à savoir, parfois à comprendre, souvent à aimer ou à ne pas aimer, être aux aguets seulement, à l’affut – mais de quoi ?

— LA FILLE — 
Vous ne l’êtes plus ?
— L’HOMME — Quoi ?
— LA FILLE — Heureux.
— L’HOMME — 
Personne n’a le temps d’être heureux. Tu as déjà rencontré quelqu’un d’heureux, toi ?

J’apprends l’histoire de cet homme dernier survivant de son peuple massacré dans la jungle : décision a été prise par les massacreurs de l’épargner, de le laisser là et « de ne pas entrer en contact avec lui » ; oui, là parmi les bêtes et les arbres, arbre lui-même, là pendant des années, il aura vécu ici ignorant de nous, observé de loin par les « autorités » comme le dernier homme et il l’était vraiment : peut-être se pensait-il tel, dernier sur terre alors qu’il coupait du bois et qu’il ne pensait pas à nous : je pense, moi, à la forme de ses rêves la nuit, à sa langue et à ses dieux, au théâtre qu’il levait pour lui seul et qu’importe le nom qu’il lui donnait – au moment où l’on m’apprenait son existence, il était retrouvé mort : avec lui sans doute disparaissait l’humanité entière et elle n’en savait rien ; quant à lui, dans ses dernières pensées, persuadé que tout s’effaçait avec lui ne songeait peut-être qu’à ce qu’il allait enfin retrouver, je ne sais pas, on ne saura décidément jamais rien et je suis reconnaissant malgré tout d’avoir appris l’existence de cet homme tandis qu’il vivait encore ses derniers instants : maintenant nous ne serons toujours qu’après lui.

Dormir cinq heures par nuits pendant six jours fait naître d’étranges images, par exemple celle-ci : le train, vide, s’enfonçait dans la mer et je le remontais, voiture après voiture, à contre-sens, certain que j’échapperai au naufrage, mais le ciel était si beau de l’autre côté de la fenêtre que je m’arrêtais pour le prendre en photo, et l’eau progressait et remontait et allait m’engloutir (encore une photo, me disais-je, une dernière photo, au pire, je nagerai).