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il n’y a pas de mer

[29•09•22]

jeudi 29 septembre 2022


Enfin je parviens en forçant l’allure à rattraper Manastabal, mon guide, et à poser un bras sur ses épaules. On s’arrête alors et se regarde face à face. On a des traits distordus par la pression de l’air et ce n’est pas un sourire que forment les lèvres écartées des gencives. Qu’attend-elle ? Va-t-elle me prendre sur ses épaules pour me faire faire le passage ? Mais le passage de quoi ? il n’y a pas de fleuve ici. Il n’y a pas de mer.

Monique Wittig, Virgile, non, 1985


En rentrant de la Vieille Charité, tard, malgré moi et le vent, alors que dans les rues qui s’enfonçaient dans le cœur noir de la ville les corps eux mêmes se perdaient au fond des choses dans des gestes à peine devinées, je regardais lentement les inscriptions sur les murs qui débordaient d’insultes et de colère jusqu’à refuser de recourir au langage, plutôt aux cris quand il s’agit de les déposer sur un mur, venaient par vagues des images de la mer quand il pleut et qu’il n’y a plus d’espoir, qu’on ne possède plus que la force de hurler alors qu’on n’a plus de voix, et qu’on voudrait se jeter s’il n’y avait l’espoir d’être sauvé, l’espoir terrible et honteux de croire encore possible que la vie aura lieu — et puis, je suis rentré, la voiture était seule sur le parking, il ne faisait pas si froid.

Autres images du passé : cette jeune femme au bord de la route qui a perdu ses clés ; cherche, un peu, au fond de ses poches, plus affolée chaque seconde avant de comprendre qu’elle ne les retrouvera pas, mais continue de chercher, encore et encore, comme si le geste la tenait encore dans le monde des vivants, de ceux qui possède le droit de pouvoir retourner chez eux ; d’ailleurs, la regardant, je tâte mes clés, ne les trouve pas ; les cherche, plus affolé chaque seconde, avant de les retrouver : en levant la tête, triomphant, je croise son regard de vaincu, qui me dévaste.

Ce n’est pas vrai que le monde est cette chose sûre et certaine sur quoi chaque seconde on fait porter nos deux pieds, non, mais plutôt cette montagne qu’on devine sur les cartes, avec les lignes qui se resserre jusqu’aux sommets et dont on imagine par-dessus les vols d’oiseaux inconnus qui meurent de faim avant de percevoir leur proie, tout en bas, dans des crevasses dont elles se pensent à l’abri.