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Jrnl | Comme monde dans ton regard

[11•02•23]

samedi 11 février 2023


Ce qui s’offre à nous dans la lumière de l’étoile, ce qui s’offre à nous, saisis-le comme monde dans ton regard, ne le prends pas à la légère.

Rainer Maria Rilke, Poèmes épars et fragments

Elle se coupe lentement au rasoir d’un geste tranquille au bas du genou gauche, puis l’autre — cinq traits verticaux d’où s’écouleront cinq lignes de sang sur quoi écrire ce qui lie au sol le corps blessé, jambes ruisselantes avant, d’un geste aussi calme, de tremper le pain dans la blessure et de l’avaler comme on prend des forces à ses plaies vives, et puis aller, pendant deux heures hurler les mots du désespoir : c’était jeudi sur une scène de théâtre ; au moment où elle trempe le pain, autour de moi plusieurs détournent les yeux ; beaucoup partent (ils ne partiront pas quand le désespoir pourtant tellement plus terrible sera hurlé) — je regarde, sûr que si le sang est vrai, et la douleur sans doute, le simulacre rend cette vérité à distance de la vie pour mieux la regarder de l’autre côté d’elle, qui n’est pas la mort ; je regarde, sachant bien que je suis moi aussi de l’autre côté de la vie et de la mort – au théâtre en somme.

Le froid de ces jours rend vif le sentiment de l’attente — des beaux jours, évidemment, et aussi d’un temps autre où il ne s’agirait plus d’éprouver le dehors comme cette agression : évoluer enfin sous le ciel comme s’il n’existait pas de frontière entre soi et le reste ; pourtant, je sais aussi que le froid existe pour cela : lever le désir d’un autre temps et armer son corps de cette vigilance de ne pas confondre sa peau et le reste.

La foule de mercredi soir : les hurlements hurlés enveloppant tout, le monde réduit à ce bruit de fond et d’éclat, la réalité elle-même condensée dans le cri que font des milliers de corps ensemble, le bruit dans les oreilles dans le silence de la chambre longtemps après que tout soit terminé : bruit et silence échangé dans ce noir comme cette poignée de main avant le départ par le train de nuit — ce qui reste de la foule éparse dans l’esplanade ensuite, ce qui reste de ces cris qu’on piétine dans la poussière, rien que ces cris en soi.